RABELAIS
LA VIE
INESTIMABLE
DU GRAND GARGANTUA,
PERE DE PANTAGRUEL,
iadis composée par
l'abstracteur de quinte essence.
Livre plein de
Pantagruelisme.
On les vend à Lyon, chez
Françoys Iuste devant
nostre Dame de Confort.
Aux Lecteurs,
Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection.
Et le lisants ne vous scandalisez,
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu'icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire.
Aultre argument ne peut mon cueur elire.
Voiant le dueil qui vous mine & consomme,
Mieulx est de ris que de larmes escrire,
Pour ce que rire est le propre de l'homme.
VIVEZ IOYEUX
PROLOGUE DE L'AUTEUR.
Beuveurs tresillustres & vous Verolez tresprecieux (car à
vous non à aultres sont dediez mes escriptz) Alcibiades en un dialoge
de Platon, intitulé Le banquet, louant son precepteur Socrates sans
controverse prince des philosophes: entre aultres paroles le dict estre
semblable es Silènes. Silènes estoyent iadis petites boites
telles que voyons de present es bouticqs des apothecaires, pinctes au dessus
de figures ioyeuses et frivoles, comme de Harpies, Satyres, oysons bridez,
lievres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers,
& aultres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter
le monde à rire. Quel fut Silène maistre du bon Bacchus.
Mais au dedans l'on reservoit les fines drogues, comme Baulme, Ambre gris,
Amomon, Musc, zivette, pierreries, et aultres choses precieuses. Tel disoit
estre Socrates: parce que le voyans au dehors, & l'estimans par l'exteriore
apparence, n'en eussiez donné un coupeau d'oignon: tant laid il
estoit de corps & ridicule en son maintien, le nez pointu, le reguard
d'un taureau: le visaige d'un fol: simple en meurs, rusticq en vestemens,
pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices
de la republicque: tousiours riant, tousiours beuvant à un chascun,
tousiours se guabelant, tousiours dissimulant son divin sçavoir.
Mais ouvrans ceste boite, eussiez au dedans trouvé une celeste &
impreciable drogue: entendement plus que humain, vertu merveilleuse, couraige
invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte,
desprivement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent,
courent, travaillent, navigent & bataillent.
A quel propos, en vostre advis, tend ce prelude, &
coup d'essay? Par autant que vous mes bons disciples, & quelques aultres
folz de seiour lisans les ioyeux tiltres d'aulcuns livres de nostre invention,
comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinthe, La dignité des braguettes,
Des poys au lard cum commento etc, iugez trop facilement ne estre au dedans
traicté que mocqueries, folateries, & menteries ioyeuses: veu que
que l'enseigne exteriore (c'est le tiltre) sans plus avant enquerir, est communément
repceu à derision & gaudisserie. Mais par telle legiereté
ne convient estimer les oeuvres des humains. Car vo' mesmes dictes, que l'habit
ne faict point le moine: & tel est vestu d'habit monachal, qui au dedans
n'est rien moins que moyne: & tel vestu de cappe hispanole, qui en son couraige
nullement affiert à Hispane. C'est pourquoy fault ouvrir le livre: et
soigneusement peser ce qui y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans
contenue est bien d'aultre valeur, que ne promettoit la boitte. C'est à
dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le
tiltre au dessus pretendoit. Et posé le cas, qu'on sens literal trouvez
matières assez ioyeuses & bien correspondentes au nom, toutesfois
pas demourer là ne fault, comme au chant des Sirènes: ains à
plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en guaieté
de cueur.
Crochetastes vo' oncques bouteilles? Caisgne. Redvisez à
memoire la contenence qu'aviez. Mais veistez vo' oncques chien rencontrant
quelque os medullare? C'est comme dict Platon li. 2 de rep. la beste du
monde plus philosophe. Si veu l'avez: vo' avez peu noter de quelle devotion
il le guette: de quel soing il le guarde: de quel ferveur il le tient:
de quelle prudence il l'entomne: de quelle affection il le brise: et de
quelle diligence il le sugce. Qui l'induict à ce faire? Quel est
l'espoir de son estude? quel bien y pretend il? Rien plus qu'un peu de
mouelle. Vray est que ce peu, plus est delicieux que le beaucoup de toutes
aultres pour ce que la mouelle est aliment elabouré à perfection
de nature, comme dict Galen 3. facu. natural. & 11. de usu particu.
A l'exemple d'icelluy vo' convient estre saiges pour fleurer sentir &
estimer ces beaux livres de haulte gresse, legiers au prochaz: & hardiz
à la rencontre. Puis pour curieuse leczon, & meditation frequente
rompre l'os, & sugcer la substantificque mouelle. C'est à dire:
ce que ientends par ces symboles Pythagoricques, avecques espoir certain
d'estre faictz escors & preux à ladicte lecture. Car en icelle
bien aultre goust trouverez, & doctrine plus absconce que vous revelera
de tresaultz sacremens & mystères horrificques, tant en ce que
concerne nostre religion, que aussi l'estat politicq & vie oeconomicque.
Croiez en vostre foy qu'oncques Homere escrivent l'Iliade & Odyssée,
pensast es allegories, lesquelles de luy ont beluté Plutarche, Heraclides
Ponticq, Eustatie, & Phornute: & ce que d'iceulx Politian a desrobé?
Si le croiez: vo' n'aprochez ne de pieds ne de mains à mon opinion:
qui decrete icelles aussi peu avoir esté songeez d'Homere, que d'Ovide
en ses metamorphoses, les sacremens d'evangile: lesquelz un frère
Lubin vray croquelardon s'est efforcé desmontrer, si d'adventure
il rencontroit gens aussi folz que luy: & (comme dict le proverbe)
couvercle digne du chaudron. Si ne le croiez: quelle cause est, pourquoy
autant n'en ferez de ces ioyeuses et nouvelles chronicques? Combien que
les dictant n'y pensasse en plus que vo' qui paradventure beviez comme
moy. Car à la composition de ce livre seigneurial, ie ne perdys
ny emploiay oncques plus ny aultre temps, que celluy qui estoit estably
à prendre ma refection corporelle: sçavoir est, beuvant et
mangeant. Aussi est ce la iuste heure, d'escrire ces haultes matières
et sciences profundes. Comme bien faire sçavoit Homere paragon de
tous philologes, et Ennie père des poëtes latins, ainsi que
tesmoigne Horate, quoy qu'un malautru ait dict, que ses carmes sentoyent
plus le vin que l'huile, Autant en dist un Tirelupin de mes livres, mais
bren pour luy. L'odeur du vin ô combien plus est friant/ riant/ priant/
plus celeste, & delicieux que d'huile.
Et prendray autant à gloire qu'on die de moy, que plus
en vin ay despendu que en huyle, que feinst Demosthenes, quand de luy on
disoit, que plus en huyle que en vin despendoit. A moy n'est que honneur
et gloire, d'estre dict et reputé bon gaultier et bon compaignon:
& en ce nom suis bien venu en toutes bonnes compaignies de Pantagruelistes:
à Demosthenes fut reproché par un chagrin que ses oraisons
sentoyent comme la serpillière d'un hord & sale huilier. Pourtant
interpretez tous mes faictz et mes dictz en la perfectissime partie, ayez
en reverence le cerveau caseiforme qui vous paist de ces belles billes
vezées, et à vostre povoyr tenez moy tousiours ioyeux. Or
esbaudissez vous mes amours, & guayement lisez le reste: tout à
l'aise du corps et au profict des reins.
Mais escoutaz vietz d'azes, que le mau
lubec vous trousque: vous soub-
vieigne de boyre à my pour la
pareille: et ie vous plegeray
tout are metys.
De la genealogie & antiquité de Gargantua.
Chapitre i.
Ie vous remectz à la grande chronicque Pantagrueline recognoistre
la genealogie & antiquité, dont nous est venu Gargantua. En
icelle vous entendrez plus au long comment les geans nasquirent en ce monde:
et comment d'iceulx par lignes directes yssit Gargantua père de
Pantagruel: et ne vous faschera, si pour le present ie m'en deporte. Combien
que la chose soit telle: que tant plus seroit remembrée, tant plus
elle plairoit à vos seigneuries: comme vous avez l'auctorité
de Flacce, qui dict estre aulcuns propos, telz que ceulx cy, qui plus sont
delectables, quand plus souvent sont redictz. Pleust à Dieu qu'un
chascun sceust aussi certainement sa genealogie, depuis l'arche de Noë
iusques à cest eage. Ie pense que plusieurs sont auiourd'huy empereurs,
roys ducz, princes, et papes, en la terre, lesquelz sont descenduz de quelque
porteurs de rogatons & de coustretz. Comme au rebours plusieurs sont
gueux de l'hostiaire, souffreteux, & miserables: lesquelz sont descenduz
de sang & ligne de grandz roys & empereurs: attendu l'admirable
transport des règnes & empires: des Assyriens es Medes, des
Medes es Perses, des Perses es Macedones, des Macedones es Romains, des
Romains es Grecz, des Grecz es Françoys. Et pour vous donner à
entendre de moy qui parle, ie cuyde que soye descendu de quelque riche
roy ou prince on temps iadis. Car oncques ne veistes homme, qui eust plus
grande affection d'estre roy & riche que moy: affin de faire grand
chère et pas ne travailler, et bien enrichir mes amis & tous
gens de bien & de sçavoir. Mais en ce ie me reconforte que en
l'aultre monde ie le feray. voyre plus grand que de present ne l'auseroye
soubhaiter. Vous en telle ou meilleur pensée reconfortez vostre
malheur, & beuvez frays si faire ce peut. Retournant à nos moutons,
ie vous diz que par un don souverain de dieu nous a esté reservée
l'antiquité & genealogie de Gargantua, plus entière que
nulle aultre, de dieu ie ne parle, car il ne me appartient, aussy les diables
(ce sont les caffars) se y opposent. Et fut trouvée par Iean Audeau,
en un pré qu'il avoit près l'arceau gualeau au dessoubz de
l'Olive, tirant à Marsay. Duquel faisant lever les fossez, touchèrent
les piocheurs de leurs marres, un grand tombeau de bronze long sans mesure:
car oncques n'en trouvèrent le bout, parce qu'il entroit trop avant
les escluses de Vienne.
Icelluy ouvrans en certain lieu signé au dessus d'un goubelet,
à l'entour du quel estoit escript en lettres Ethrusques, HIC BIBITUR,
trouvèrent neuf flaccons en tel ordre qu'on assiet les quilles en
Guascoigne. Des quelz celluy qu'on my lieu estoit, couvroit un gros/ gras/
grand/ gris/ ioly/ petit/ moisy/ livret, plus mais non mieux sentent que
roses. En icelluy fut la dicte genealogie trouvée escripte au long,
de letres cancelleresques, non en papier, non en parchemin, non en cere:
mais en escorce d'Ormeau, tant toutesfoys usées par vetusté,
qu'à poine en povoit on trois recognoistre de ranc. Ie (combien
que indigne) y fuz appelé: et à grand renfort de bezicles
practicant l'art dont on peut lire lettres non apparentes, comme enseigne
Aristotele, la translatay, ainsi que veoir pourrez en Pantagruelisants,
c'est à dire, beuvans à gré, et lisants les histoires
horrificques de Pantagruel. A la fin du livre estoit un petit traicté
intitulé, Les fanfreluches antidotées. Les ratz & blattes
ou (affin que ie ne mente) aultres malignes bestes avoient brousté
le commencement, le reste iay cy dessoubz adiousté, par reverence
de l'antiquaille.
Les fanfreluches antidotées trouvées en un monument antique.
Chap. ii.
i. enu le grand compteur des Cimbres
,"sant par l'aer, de peur de la rousée,
sa venue on a remply les timbres
beurre fraiz, tombant par une housée
u quel quand fut la grand mère arrousée
Cria tout hault, hers par grace peschez le.
Car sa barbe est presque toute embousée:
Du pour le moins, tenez luy une eschelle.
Aulcuns disoient, que leicher sa pantoufle
Estoit meilleur que gaigner les pardons:
Mais il survint un affecté de Marroufle,
Sorti du creux où l'on pesche aux gardons
Qui dist, messieurs pour dieu no' en gardons
L'anguille y est, & en cest estau mussé,
La trouverez (si de près reguardons)
Une grand tare au fond de son aumusse.
Qaund fut au poinct du lire le chapitre,
On n'y trouva que les cornes d'un veau.
Ie (disoyt il) sens le fond de ma mitre
Si froyd que autour me morfond le cerveau.
On l'eschauda d'un parfunct de naveau.
Et fut content de soy tenir es atres,
Pourveu qu'on feist un limonnier nouveau
A tant de gents qui sont acariatres.
Leur propos fut du trou de sainct Patrice,
De Gibraltar, & de mile aultres trous:
S'on les pourroit reduire à cicatrice,
Par tel moien, que plus n'eussent la tous.
Veu qu'il sembloit impertinent à tous:
Les veoir ainsi à chascun sent baisler.
Si d'adventure ilz estoient à poinct clous,
On les pourroit pour houstage bailler.
En cest arrest le corbeau fut pelé
Par Hercules, qui venoit de Lybie,
Quoy? dit Minos, que ny suis ie appelé
Excepté moy tout le monde on convie.
Et puis l'on veult que passé mon envie,
A les fournir d'huytres & de rgenoilles.
Ie donne au diable en cas que de ma vie
Preigne à mercy leur vente de quenoilles.
Pour les matter survint Q.B. qui clope,
Au saufconduit des mistes Sansonnetz.
Le tamiseur, cousin du grand Cyclope,
Les massacra. Chascun mousche son nez.
E, ce gueret peu de bougrins sont nez,
Qu'on n'ait berné sus le moulin à tan,
Courrez y tous: & à l'arme sonnez.
Plus y aurez, que n'y eustes antan.
Bien peu après, l'oyseau de Iuppiter
Delibera pariser pour le pire,
Mais les voyant tant fort se despitter,
Craignit qu'on mist ras/ ius/ bas/ mat l'empire
Et mieulx aima le feu du ciel empire
Au tronc ravir où l'on vend les forestz:
Que l'aer serain, contre qui l'on conspire,
Assubiectir es dictz des Massoretz.
Le tout conclud fut à poincte affilée,
Maulgré Até, la cuisse heronnière.
Que là s'asist, voyant Penthasilée
Sus ses vieulx ans prinse pour cressonnière
Chascun crioyt, villaine charbonnière
T'apartient il toy trouver par chemin:
Tu la tolluz la Rhomaine bannière,
Qu'on avoit faict au trait du parchemin.
Ne fust Iuno, que dessoubz, l'arc celeste
Avecq son duc tendoit à la pippée:
On luy eust faict un tour si tresmoleste
Que de tous poincts elle eust esté frippée.
L'accord fut tel, que d'icelle lippée
Elle en auroit deux oeufz de Proserpine.
Et si iamais elle y estoit grippée,
On la lieroit au mont de l'Albespine.
Sept moys après, houstez en vingt & deux,
Cil qui iadis anihila Carthage,
Courtoysement se mist en mylieu d'eulx
Les requèrent d'avoi son heritage:
Du bien qu'on feist iustement le partage
Scelon la loy que l'on tire au rivet,
Distribuent un tatin du potage
A ses amis, qui firent le brevet.
Mais l'an viendra d'un arc turquoys,
De cinq fuseaux, & troys culz de marmite:
On quel le dos d'un roy trop peu courtoys
Poivre sera soubz un habit d'hermite.
O la pitié. Pour une chattemite
Laisserez vous engouffrer tant d'arpens?
Cessez/ Cessez/ ce masque nul n'imite,
Retirez vous au frère des serpens.
Cest ans passé, cil qui est, regnera.
Paissiblement avecq ses bons amis.
Ny Brusq, ny Smach lors ne dominera
Tout bon vouloir aura son compromis.
Et le soulas qui iadis fut promis
Es gens du ciel, viendra en son befroy.
Lors les haratz qui estoient esthommys
Triumpheront en royal palefroy.
Et durera ce temps de passepasse
Iusques à tant que Mars ayt les empas.
Puis en viendra un que tous aultres passe
Dilitieux, plaisant, beau sans compas,
Levez vos cueurs: tendez à ce repas
Tous mes féaulx. Car tel est trespassé
Qui pour tout bien ne retourneroit pas,
Tant sera lors clamé le temps passé,
Finablement celluy qui fut de cyre
Sera logé au gond du Iacquemart.
Plus ne sera reclamé, cyre, cyre,
Le brimbaleur, qui tient le coquemart.
Heu, qui pourroit saisir son braquemart?
Tout seroient nez les tintouins cabus:
Et pourroit on à fil de poulemart
Tout baffouer le maguazin d'abus.
Comment Gargantua fut onze moys porté
au ventre de sa mère.
Chap. iii.
Grandgouzier estoit bon raillard en son temps, aymant à
boyre net autant que home qui pour lors feust on monde, & mangeoit
volentiers salé. A ceste fin avoit ordinairement bonne munition
de iambons de Magence et de baione, force langues de boeuf fumées,
abondance de andouilles en la saison et boeuf sallé à la
moustarde. Renfort de boutargues, provision de saulcisses, non de Bouloigne
(car il craignoit ly bouconé de Lombard) mais de Bigorre, de Lonquaulnay,
de la Brene, de Rouargue. En son eage virile espousa Gargamelle fille du
roy des Parpaillos, belle gouge et de bonne troigne. Et faisoient eulx
deux souvent ensemble la beste à deux douz, ioieusement se frotans
leur lard, tant qu'elle engroissa d'un beau filz, et le porta iusques à
l'unziesme mois. Car autant, voire d'adventage, peuvent les femmes ventre
porter, mesmement quand c'est quelque chef d'oeuvre, & personnage qui
doive en son temps faires grandes prouesses. Comme dict Homere que l'enfant
(du quel Neptune engroissa la nymphe) nasquit l'an après revolu:
ce fut le douziesme mois. Car (comme dict A. Gelle lib. 3.) ce long temps
convenoit à la maiesté de Neptune, affin qu'en icelluy l'enfant
feust formé à perfection. A pareille raison Iupiter feist
durer vlviii. heures la nuyct qu'il coucha avecques Alcmene. Car en moins
de temps n'eust il peu forger Hercules: qui nettoia le monde de monstres
& tirans. Messieurs les anciens Pantagruelistes ont conformé
ce que ie dis, & ont declairé non seulement possible, mais aussi
legitime l'enfant né de femme l'unziesme moys après la mort
de son mary. Hyppocrates lib. de alimento. Pline li. 7 cap. 5. Plaute in
Cistellaria. Marcus Varro en la satyre inscripte, Le Testament, allegant
l'autorité d'Aristoteles à ce propous. Censorinus li. De
die natali. Aristoteles lib. vii. cap. iii & iiii de nat. alalium.
Gellius li iii ca. xvi. Et mille aultres folz. Le nombre desquelz a esté
par les legistes accreu. ff. de fuis & legit. l. Intestato. fi. Et
in Autent, de restitut & ea que parit in. vi. mens. Dabundant en ont
chaffourré leur robidilardicque loy Gallus. ff. de lib. & posthu.
& l. Septimo. ff. de flat. homi. & quelques aultres, que pour le
present dire n'ause. Moiennans lesquelles loys, les femmes veusves peuvent
franchement iouer du serrecropière à tous enviz & toutes
restes, deux moys après le trespas de leurs mariz. Ie vous prie
par grace vous aultres mes bons averlans si d'icelles en trouvez que vaillent
le desbraguetter, montez dessus & me les amenez. Car si on troisiesme
moys elles engroissent: leur fruict sera heritier du deffunct. Et la groisse
congneue, poussent hardiment oultre, & vogue la gualée, puisque
la panse est pleine. Comme Iulie fille de l'empereur Octavian ne se abandonnoyt
à ses taboureurs, sinon quand elle se sentoyt grosse, à la
forme que la navire reçoyt son pilot, que premierement ne soyt callafatée
& chargée. Et si personne les blasme de soy faire rataconniculer
ainsi suz leur groisse: veu que les bestes suz leurs ventrées n'endurent
iamais le masle masculant: elles responderont que ce sont bestes, mais
elles sont femmes: bien entendentes les beaulx & ioyeux menuz droictz
de superfetation: comme iadis respondit Populie scelon le raport de Macrobe
li. ij Saturnal. Si le diavol ne vieult qu'elles engroissent, il fauldra
tortre le bouzil, et bouche clause.
Comment Gargamelle estant grousse de
Gargantua se porta à manger trippes.
Ch 4.
L'occasion & manière comment Gargamelle enfanta fut
telle. Et si ne le croiez, le fondement vo' escappe. Le fondement luy escappoit
une après disnée un iour de febvrier, par trop avoir mangé
de gaudebillaux. Gaudebillaux: sont grandes tripes de coiraux. Coiraux:
sont beufz engressez à la crèche & prez guimaulx. Prez
guimaux: sont qui portent herbe deux fois l'an. D'iceulx gras beufz avoient
faict tuer trois cens soixante sept mile et quatorze, pour estre à
mardy gras sallez: affin qu'en la prime vère ilz eussent beuf de
saison à tas, pour mieulx entrer en vin. Les tripes furent copieuses,
comment entendez: & tant friandes estoient, que chascun en leichoit
ses doigtz. Mais la grande diablerie à quatre personnaiges estoit
estoit bien en ce que possible n'estoit longuement les reserver. Car elles
feussent pourries. Ce que sembloit indecent. Dont fut conclud, qu'ilz les
bauffreroient sans rien y perdre. A ce faire convièrent tous les
citadins de Sainneais, de Suillé, de la Rocheclermaud, de Vaugaudry,
sans laisser arrière le Coudray/ Monpensier/ le Gué de Vède
& aultres voisins: tous bons beveurs, bons compaignons, & beaux
ioueurs de quillela. Le bon homme Grandgousier y prenoit plaisir bien grand,
& commendoit que tout allast par escuelles. Disoit toutesfois à
sa femme, qu'elle en mangeast le moins, veu qu'elle aprochoit de son terme,
& que ceste tripaille n'estoit viande moult louable. Celluy (disoit
il) a grande envie de mascher merde, qui d'icelle le sac mangeve. Non obstant
ces remontrances, elle en mangea sèze muiz/ deux bussars/ et six
tepins ô belle matière fecale que doivoit boursoufler en elle.
Après disner tous allèrent (pelle/melle) à la saulaie:
& là sus l'herbe drue dancèrent au son des ioyeux flageolletz,
et doulces cornemuses: tant baudement, que c'estoit passetemps celeste
les veoir ainsi soy riguoller. Puis entrèrent en propos de ressieuner
on propre lieu.
Lors flaccons d'aller, goubeletz de voler, breusses de tinter.
Tire, baille, tourne, brouille. Boutte à moy, sans eau, ainsi mon
ami, fouette moi ce verre gualentement, produiz moi du clairet, verre pleurant.
Treves de soif ha faulce fiebvre ne t'en iras tu pas? Par ma foy ma commère
ie ne peuz entrer en bette. Vous estez morfondue m'amie. Voire. Ventre
sainct Quenet parlons de boire. Ceste main vo' guaste le nez. O, quants
aultres y entreront, avant que cestuy cy en sorte. Boire à si petit
gué: c'est pour rompre son poictral. Cecy s'appelle pippée
à flaccons. Quelle difference est entre bouteille et flaccon? grande,
car bouteille est fermée à bouchon, & flaccon à
vitz. C'est bien chié chanté, beuvons. Voulez vo' rien mander
à la rivière? cestuy cy va laver les tripes. Ie boy comme
un templier, & ie tanquam sponsus. & moy sicut terra sine aqua.
Un synonyme de iambon? c'est un poulain. Par le poulain on descend le vin
en cave, & par le iambon, en le stomach. Or cza à boire boire
cza. Il n'y a poinct charge. Respice personam: pone pro duos: bus non est
in usu. Si ie montois aussi bien comme iavalle, ie feusse piecza hault
en l'aer. Mais si ma couille pissoit telle urine, la voudriez vo' bien
sugcer? Ie retiens après. Paige baille, ie t'insinue ma nomination
en mon tour. Hume Guillot, encores y en a il on pot. Remède contre
la soif? Il est contraire à celluy qui est contre morsure de chien.
Courrez tousiours après le chien, iamais ne vo' mordera: beuvez
tousiours avant la soif, & iamais ne vo' adviendra. Du blanc. Verse
tout. Verse de par le diable, verse. Decza/ tout plein, la langue me pèle.
Lans trigue, à toy compaing dehayt/dehayt. La/la/la. C'est morfiaillé
cela. O, lachrima Christi, c'est de la Devinière, c'est vin pineau.
O, le gentil vin blanc, et par mon ame ce n'est que vin de tafetas. Hen,
hen/ il est à une aureille, bien drappé, & de bonne laine.
Diriez vous qu'une mousche y eust beu? A la mode de Bretaigne. Net/net
à ce pyot. Avallez, ce sont herbes.
Comment Gargantua nasquit
en faczon bien estrange.
Chap v.
Eulx tenens ces menuz propos de beuverie, Gargamelle commencza
se porter mal du bas. Dont Grandgousier se leva dessus l'herbe, & la
reconfortoit honestement, pensant que ce feust mal d'enfant, & luy
disant, qu'elle s'estoit là herbée soubz la saullaye, &
qu'en brief elle feroit piedz neufz, par ce luy convenoit prendre couraige
nouveau au nouvel advenement de son poupon, & encores que la douleur
luy feust quelque peu en fascherie: toutesfoys que ycelle seroit briefve,
et la ioye qui toust succederoit, luy tolliroit tout c'est ennuy: en sorte
que seulement ne luy en resteroit la soubvenence.
Ie le prouve (disoit il) dieu (c'est nostre saulveur) dict en
l'evangile. Ioan. 16. La femme qui est à l'heure de son enfantement,
a tristesse: mais lorsqu'elle a enfanté, elle n'a soubvenir aulcun
de son angoisse.
HÉ (dist elle) vous dictes bien, et ayme beaucoup mieulx
ouyr telz propos de l'evangile, et mieulx m'en trouve, que de ouyr la vie
de saincte Marguarite, ou quelque aultre capharderie. Mais pleust à
dieu que vous l'eussiez coupé.
Quoy? dist Grandgosier?
Hé (dist elle) que vous estes bon homme, vous l'entendez
bien.
Mon membre (dist il)? Sang de les cabres, s'il vous semble bon,
faictez apporter un cousteau.
Ha (dist elle): à dieu ne plaise, dieu me le pardoyent,
ie ne le dis pas de bon cueur: et pour ma parolle n'en faictez ne pys ne
moins. Mais ie auray prou d'affayres auiourd'uy, si dieu ne me ayde, et
tout par vostre membre, que vous feussiez bien ayse.
Couraire, couraige (dist il): ne vous souciez du reste, &
laissez fayre aux quatre boeufz de davant. Ie m'en voys boyre encores quelque
veguade. Si ce pendant vous survenoyt quelque mal, ie me tiendray près,
huschant en paulme ie me rendray à vous.
Peu de temps après elle commencza de lamenter, et cryer.
Et soubdain vindrent à tas saiges femmes de tous coustez. Et la
tastant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies, assez de maulvais
goust, et pensoyent que ce feust l'enfant, mais c'estoit le fondement qui
luy escappoit, à la mollification du droict intestine, lequel vous
appelez le boyau cullier, par trop avoir mangé des tripes, dont
avons parlé cy dessus. Dont une horde vieigle de la compaignie,
laquelle avoit la reputation d'estre grande medicine et là estoit
venue de Brizepaille d'auprès de Sainctgenou d'avant soixante ans,
luy feist un restrinctif si horrible, que tous ses larrys tant feurent
oppilez et reserrez, que à grande pene avecques les dents, vous
les eussiez eslargiz, qui est chose bien horrible à penser: mesmement
que le diable à la messe de sainct Martin escripvent le caquet de
deux gualoises, à belles dentz allongea son parchemin. Par cest
inconvenient feurent au dessus relaschez les cotyledons de la matrice,
par lesquelz sursaulta l'enfant, et entra en la vène creuse, et
gravant par le diaphragme iusques au dessus des espaules (où la
dicte vène se part en deux) print son chemin à gausche, et
sortit par l'aureille senestre. Soubdain qu'il feut né, il ne crya
pas comme les aultres enfans/ mies/ mies/ Mies. Mais à haulte voix
s'escryoit, à boyre, à boyre, à boyre. Comme invitant
tout le monde à boyre. Ie me doubte que ne croyez asseurement ceste
estrange nativité. Si ne le croyez, ie ne m'en soucye pas, mais
un homme de bien, un homme de bon sens croyt tousiours ce qu'on luy dict,
et ce qu'il trouve par escript. Ne dict pas Solomon proverbiorum. I 4?
Innocens credit omni verbo re. Et sainct Paul, prime Corinthio. I 3. Charitas
omnia credit. Pourquoy ne le croyriez vous? Pour ce (dictez vous) qu'il
n'y a nulle apparence. Ie vous dicz, que pour ceste seule cause, vous le
debvez croyre en foy parfaicte. Car les Sorbonistes disent, que soy est
est argument des choses de nulle apparence. Est ce contre nostre loy, nostre
foy, contre raison, contre la saincte escripture? De ma par ie ne trouve
rien escript es bibles sainctes, qui soyt contre cela. Mais si le vouloir
de dieu estoyt tel, diriez vous qu'il ne l'eust peu fayre? Ha pour grace,
ne emburelucocquez iamais vos espritz que a dieu rien n'est impossible.
Et s'il vouloit les femmes auroyent dorenavant ainsi leurs enfans par l'aureille,
Bacchus ne feut il pas engendré par la cuisse de Iuppiter? Rocquetaillade
nasquit elle pas du talon de sa mère? Minerve, ne nasquit elle pas
du cerveau par l'aureille de Iuppiter? Mais vous seriez bien dadvantaige
esbahys & estonnez, si ie vous exposoys presentement tout le chapitre
de Pline, on quel parle des enfantemens estranges, et contre nature. Et
toutesfoys ie ne suis poinct menteur, tant asseuré comme il a esté.
Lisez le on septiesme de sa naturelle histoyre, cha. 3. & ne m'en tabustez
plus l'entendement.
Comment le nom fut imposé à Gargantua:
et comment il humoyt le piot.
Chapitre. vi.
Le bonhomme Grantgousier beuvant, et se rigollant avecques les
aultres entendit le cris horrible que son filz avoit faict entrant en lumière
de ce monde, quand il brasmoit demandant à boyre/ à boyre/
à boyre/ dont il dist, que grant tu as, supple le gousier. Ce que
oyans les assistans, dirent que vrayment il debvoit avoir par ce le nom
Gargantua, puis que telle avoyt esté la première parole de
son père à sa nativité, à l'imitation et exemple
des anciens Hebreux. A quoy fut condescendu par icelluy, & pleut tresbien
à sa mère. Et pour l'appaiser, luy donnèrent à
boyre à tirelarigot, et feut porté sus les fonts, et là
baptisé, comme est la coustume des bons christians. Et luy feurent
ordonnées dix et sept mille neuf cens vaches de Pautille, et de
Brehemond: pour l'alaicter ordinairement, car de trouver une nourrice convenente
n'estoit possible en tout le pais, consideré la grande quantité,
de laict requis pour icelluy alimenter. Combien qu'aulcuns docteurs Scotistes
ayent affermé que sa mère l'alaicta, et qu'elle pouvoit trayre
de ses mammelles quatorze cens pippes de laict pour chascune fois. Ce que
n'est vraysemblable. Et a esté la proposition declarée par
Sorbone scandaleuse, et des pitoyables aureilles offensive, et sentant
de loing heresie. En cest estat passa iusques à un an et dix moys,
en quel temps par le conseil des medicins on commencza le porter, &
fut faicte une belle charrette à boeufz par l'invention de Iean
Denyau, et là dedans on le pourmenoit par cy/ par là, ioyeusement
& le faisoyt bon veoir car il portoit bonne troigne, et avoyt presque
dix et huyt mentons: & ne cryoit que bien peu, mais il se couchioyt
à toutes heures, car il estoit merveilleusement phlegmaticque des
fesses, tant de sa complexion naturelle, que de la disposition accidentale
qui luy estoit advenue par trop humer de purée Septembrale. Et n'en
humoyt poinct sans cause. Car s'il advenoyt qu'il feut despit, courroussé,
faché, ou marry, s'il trepignoyt/ s'il pleuroyt, s'il cryoit, luy
aportant à boyre, l'on le remettoyt en nature, & soubdain demouroyt
quoy et ioyeux. Une de ses gouvernantes m'a dict, que de ce fayre il estoyt
tant coustumier, qu'au seul son des pinthes & flaccons, il entroyt
en ecstase, comme s'il goustoyt les ioyes de paradis. En sorte qu'elles
considerant ceste complexion divine pour le resiouyr au matin faisoyent
davant luy donner des verres avecques un cousteau, ou des flaccons avecques
leur toupon, ou des pinthes avecques leur couvercle. Auquel son il s'esguayoit,
il tressailoit, & luy mesmes se bressoit en dodelinant de la teste,
monichordisant des doigtz, & baritonant du cul.
Comment on vestit Gargantua.
Chapitre vi.
Luy estant en cest aage, son père ordonna qu'on luy feist
des habillemens à sa livrée: laquelle estoit de blanc et
bleu. De faict on y besoigna et furent faictz, taillez et cousuz à
la mode qui pour lors couroyt. Par les anciennes pantarches, qui sont en
la chambre des comptes à Montsoreau, ie trouve qu'il feut vestu
en la faczon que s'ensuyt.
Pour sa chemise, furent leveez neuf cens aulnes de toille de Chasteleraud,
et deux cens pour les coussons en sorte de carreaux, lesquelz on mist soubz
les esselles. Et n'estoit point froncée, car la fronseure des chemises
n'a poinct esté inventée, si non depuis que les lingières,
lors que la poincte de leur aigueille estoit rompue, ont commencé
à besoigner du cul.
Pour son pourpoint feurent leveez huyt cens treize aulnes de satin
blanc, & pour les agueillettes quinze cens neuf peaux et demye de chiens,
lors commencza le monde de attacher les chausses au pourpoint. Et non le
pourpoint aux chausses, car c'est chose contre nature.
Pour ses chausses feurent leveez unze cens cinq aulnes, et un
tiers d'estamet blanc, et feurent deschicqueteez en forme de columnes strieez,
et crenelées par le darrière, affin de n'eschaufer les reins.
Et flocquoit par dedans la deschicqueteure, de damas bleu, tant que besoin
estoit. Et notez qu'il avoit tresbelles griefves, & bien proportionneez
au reste de la nature.
Pour la braguette, feurent leveez seize aulnes un quartier d'icelluy
mesmes drap, et feut la forme d'icelle comme d'un arc boutant, bien estachée
ioyeusement à deux belles boucles d'or, que prenoyent deux crochetz
d'esmail, en un chascun desquelz estoit enchassée une grosse esmeraugde
de la grosseur d'une pomme d'orange. Car (ainsi que dict Orpheus libro
de lapidibus, et Pline lib. ultimo) elle a vertus erective et confortative
du membre naturel. L'exiture de la braguette estoyt à la longueur
d'une canne, deschicquettée comme les chausses, avecques le damas
bleu flottant comme davant. Mais voyons la belle brodeure de canetille,
et les plaisans entrelatz d'orfeuverie, guarniz de fins diamens/ fins rubiz/
fines turquoises/ fines esmeraugdes/ & unions Persicques, vous l'eussiez
comparée à une belle corne d'abondance, telles que voyez
es antiquailles, & telle que donna Rhea, es deux nymphes Adrastea,
& Ida nourrices de Iuppiter. Tousiours gualante/ succulente/ resudante/
tousiours verdoyante, tousiours fleurissante, tousiours fructifiante, plene
d'humeurs, plene de fleurs, plene de fruictz, plene de toutes delices.
Ie advoue dieu s'il ne la faisoyt bon veoyr. Mais ie vous en exposeray
bien dadvantaige on livre que iay faict De la dignité des braguettes.
D'un cas vous advertis, que si elle estoit bien longue & bien ample,
si estoyt elle bien guarnie au dedans & bien avitaillée, en
riens ne ressemblant les hypocrificques braguettes d'un tas de muguetz,
qui ne sont plenes que de vent, au grant interest du sexe feminin.
Pour les souliers furent leveez quatre cens six aulnes de velours
bleu cramoysi, & furent deschicquetez à barbe d'escrevisse bien
mignonnement. Pour la quarreleure d'yceulx furent employez unze cens peaulx
de vache brune, taillée à queue de merluz.
Pour son saye furent leveez dix & huyct cens aulnes de velours
bleu tainct en grene, brodé à l'entour de belles vignettes
& par le mylieu de pinthes d'argent de canetille, enchevestrées
de verges d'or avecques force perles, par ce denotant qu'il feroit un bon
fessepinthe en son temps.
Sa ceincture fut de troys cens aulnes & demye de cerge de
soye, moytié blanche et moytié bleue.
Son espase ne fut Valentienne, ny son poignart Sarragossoys, car
son père haissoyt tous Indalgos Bourrachous marranisez comme diables,
mais il eut la belle espée de boys, et le poignart de cuir bouilly,
pinctz et dorez comme un chascun soubhaiteroit.
Sa bourse fut faict de la couille d'un Oriflant, que luy donna
Her Pracontal proconsul de Lybie.
Pour sa robbe furent levées neuf mille six cens aulnes
moins deux tiers de velours bleu comme dessus, tout porfilé d'or
en figure diagonale, dont par iuste perspective issoit une couleur innomée,
telle que voyez es coulz des tourterelles, qui resiouissoit merveilleusement
les yeulx des spectateurs.
Pour son bonnet feurent levées troys cens deux aulnes un
quart de velours blanc, et fut la forme d'icelluy large & ronde à
la capacuité du chief. Car son père disoit que ces bonnetz
à la Marrabeise faictz comme une crouste de pasté porteroyent
quelque iour mal encontre à leurs tonduz.
Pour son plumart portoit une telle grande plume bleue prise d'un
Onocrotal du pays de Hircanie la saulvaige, bien mignonnement pendente
suz l'aureille droicte.
Pour son imaige avoit en une plataine d'or pesant soixante &
huyt marcs, une figure d'esmail competent en laquelle estoit portraict
un corps humain ayant deux testes, l'une tirée vers l'aultre, quatre
bras, quatre piedz, & deux culz, tel que dict Platon in Symposio, avoir
esté l'humaine nature à son commencement mystic & au
tour estoit escript en letres Ioniques:
Pour porter au col: eut une chaine d'or pesante vingt et cinq
mille soixante & troys marcs d'or, faicte en forme de grosses bacces,
entre lesquelles estoyent en oeuvre gros Iaspes verds, engravez et taillez
en Dracons tous environnez de rayes et estincelles, comme les portoit iadis
le roy Nechepsos. Et descendoit iusques à la boucque du petit ventre.
Dont toute la vie en eut l'emolument tel que sçavent les medicins
Gregoys.
Pour ses guands furent mises en oeuvre seize peaulx de lutins,
et troys de loups guarous pour la brodure d'iceulx. Et de telle matière
luy feurent faictz par l'ordonnance des Cabalistes de Sainlouand.
Pour ses anneaulx (lesquelz soulut son père qu'il portast
pour renouveller le signe antique de noblesse) il eut on doigt indice de
sa main gausche une escarboucle grosse comme un oeuf d'austruche, enchassée
en or de seraph bien mignonnement. On doigt medical d'icelle, eut un aneau
faict des quatre metaulx ensemble: en la plus merveilleuse faczon: que
iamais feust veue, sans que l'acier froissast l'or, sans que l'argent foullast
le cuyvre. Le tout fut faict par le capitaine Chappuys et Alcofribas son
bon facteur. On doigt medical de la dextre eut un aneau faict en forme
spirale, on quel estoyent enchassez un balay en perfection, un diament
en poincte, et une esmeraulde de Physon, de pris inestimable. Car Hans
Carvel grand lapidaire du roy de Melinde les estimoit à la valeur
de soixante neufz millions huict cens nonante et quatre mille moutons à
la grand'laine, autant l'estimèrent les Fourques d'Auxbourg.
Des couleurs et livrée de Gargantua.
Chapitre viii.
Les couleurs de Gargantua feurent blanc & bleu: comme cy dessus
avez peu lire. Et par icelles vouloit son père qu'on entendist que
ce luy estoit une ioye celeste. Car le blanc luy signifioyt ioye, plaisir,
delices, et resiouyssance, & le bleu: choses celestes.
Ientends bien que lisans ces motz, vo' mocquez du vieil beuveur,
et reputez l'exposition des couleurs par trop indague, et abhorente: &
dictes que blanc signifie foy: et bleu, fermeté. Mais sans vous
mouvoir, courroucer, eschaufer, ny alterer, car le temps est dangereux
respondez moy si bon vous semble. D'aultre contraincte ne useray envers
vous, ny aultres quelz qu'ilz soyent. Seulement vo' diray un mot de la
bouteille. Qui vo' meut? qui vous poinct? qui vous dict? que blanc signifie
foy: et bleu fermeté? Un (dictez vous) livre trepelu, qui se vend
par les bisouars et porteballes on tiltre. Le blason des couleurs. Qui
l'a faict? Quiconques il soyt, en ce a esté prudent, qu'il n'y a
poinct mis son nom. Mais au reste, ie ne sçay quoy premier en luy
ie doibve admirer, ou son oultrecuydance, ou la besterie. Son oultrecuydance,
qui sans raison/ sans cause/ & sans apparence, a ausé prescrire
de son autorité privée quelles choses seroient denotées
par les couleurs: ce que est l'usance des tirans qui voulent leur arbitre
tenir lieu de raison: non des saiges & scavens qui par raisons manifestes
contentent les lecteurs. Sa besterie: qui a exprimé que sans aultres
demonstrations & argumens valables le monde reigleroyt ses divises
par ses impositions badaudes. De faict (comme dict le proverbe, à
cul brenous tousiours abonde merde) il a trouvé quelque reste de
niays du temps des haultz bonnetz: lesquelz ont eu foy à ses escriptz.
Et scelon yceulx ont taillé leurs aphotegmes et dictez: en ont enchevestré
leurs muletz: vestu leurs pages: escartelé leurs chausses: brodé
leurs guandz: frangé leurs lictz: painct leurs enseignes: composé
chansons: et (qui pis est) faict impostures & laschés tours
clandestinement entre les pudicques matrones. En pareilles tenèbres
sont comprins ces glorieux de court, lesquelz voulens en leurs divises
signifier espoir, font protrayre une sphère: des pennes d'oiseaux,
pour penes: de l'Ancholie, pour melancholie: la Lune bicorne pour vivre
en croissant: un bancq rompu, pour bancque roupte: non & un alcret,
pour non durhabit. Que sont homonymies tant ineptes, tant fades, tant rusticques
& barbares, que l'on doiburoyt atacher une queue de renard, au collet,
& faire un masque d'une bouze de vache à un chacun d'iceulx,
qui en vouldroyt dorenavant user en France. Par mesmes raisons (si raisons
les doibz nommer, & non resveries) feroys ie paindre un penier: denotant
qu'on me faict pener. Et un pot à moustarde, que c'est mon cueur
à qui moult tarde. Et un pot à pisser, c'est un official.
Et le fond de mes chausses, c'est un vaisseau de petz, et ma braguette,
c'est le greffe des arretz. Et un estront de chien, c'est un tronc de céans,
ou gist l'amour de ma mye. Bien aultrement faisoient en temps iadys les
saiges de Egypte, quant ilz escripvoient par letres, qu'ilz appelloyent
hieroglyphiques. Lesquelles nul n'entendoit qui n'entendist: & un chascun
entendoyt qui entendist la vertus/ propriété/ et nature des
choses par ycelles figurés. Desquelles Orus Apollon a en Grec composé
deux livres, & Polyphile on songe d'amours en dadventage exposé.
En France vous en avez quelque transon en la devise de monsieur l'Admiral:
laquelle premier porta Octavien Auguste. Mais plus oultre ne fera voile
mon esquif entre ces gouffres et guez mal plaisans. Ie retourne faire scalle
au port dont suys yssu. Bien ay ie espoir d'en escripre quelque iour plus
amplement: & montrer tant par raisons philosophicques, que par auctoritez
repceues & approuvées de toute ancienneté, quelles et
quantes couleurs sont en nature: & quoy par une chascune peut estre
designé, si le prince le veult & commende: cil qui en commendant
ensemble donne & povoir & sçavoir.
De ce qu'est signifié par les
coleurs blanc et bleu.
Chap. ix.
Le blanc doncques signifie ioye/ soulas/ et liesse: et non à
tord le signifie, mais à bon droict & iuste tiltre. Ce que pourrez
verifier si arrière mises vos affections voulez entendre ce que
presentement ie vous exposeray. Aristotele dict que supposent deux choses
contraires en leur espèce: comme bien & mal: vertus & vices:
froit & chauld: blanc et noir: volupté & douleur: dueil
& tristesse, & ainsi des aultres: si vous les coublez en telle
faczon, qu'un contraire d'une espèce conviengne raisonnablement
à l'un contraire d'une aultre: il est consequent, que l'aultre contraire
compète avecques l'aultre residu. Exemple. Vertus & vice sont
contraires en une espèce: aussy sont bien & mal. Si l'un des
contraires de la première espèce convient à l'un de
la seconde, comme vertus & bien: car il est sceur, que vertus est bonne,
ainsi seront les deux residuz, qui sont: mal & vice, car vice est maulvays.
Ceste reigle logicale entendue, prenez ces deux contraires, ioye et tristesse:
puys ces deux, blanc et noir. Car ilz sont contraires physicalement. Si
ainsi doncques est que noir signifie dueil, à bon droict, blanc
signifiera ioye. Et n'est poinct ceste signifiance par imposition humaine
institué mais recepve par consentement de tout le monde, que les
philosophes nomment ius gentium, droict universel valable par toutes contrées.
Come assez sçavez, que tous peuples, toutes nations (ie excepte
les antiques Syracousans & quelques Argives, qui avoient l'ame de travers)
toutes langues voulens exteriorement demonstrer leur tristesse, portent
habit de noir: et tout dueil est faict par noir. Lequel consentement universel
n'est faict, que nature n'en donne quelque argument & raison: laquelle
un chascun peut soubdain par soy comprendre sans aultrement estre instruict
de persone, laquelle nous appellons droict naturel. Par le blanc à
mesmes induction de nature tout le monde a entendu ioye/ liesse/ soulas/
plaisir et delectation. On temps passé les Thraces & Cretes
signoyent les iours bien fortunez et ioyeux, de pierres blanches: les tristes
& defortunez, de noires. La nuyct n'est elle pas funeste/ triste/ et
melancholieuse? Elle est noyre & obscure par privation. La clarté
n'esiouit elle pas toute nature? Elle est blanche plus que chose que soyt.
A quoy prouver ie vous pourroys renvoyer au livre de Laurens Dalle contre
Bartole, mays le tesmoignage evangelicque vous contentera. Matth. 17. est
dict que à la transfiguration de nostre seigneur: vestimenta eius
facta sunt alba sicut lux, les vestemens feurent faictz blancs comme la
lumière. Par laquelle blancheur lumineuse donnoyt entendre à
ses trois apostres l'idée & figure des ioyes eternelles. Car
par la clarté sont tous humains esiouyz. Comme vous avez le dict
d'une vieille qui n'avoyt dens en gueulle, encores disoit elle Bona lux.
Et Thobie, vap. V. quant il eut perdu la veue, lors que Raphael le salue,
respondit il pas? Quelle ioye pourray ie avoir moy qui poinct ne voy la
lumière du ciel? En telle couleur tesmoignèrent les anges
la ioye de tout l'univers à la resurrection du saulveur. Io. xx.
& à son ascension Act. i. De semblable parure veist sainct Iean
evangeliste Apocal. 4 & 7. les fidèles vestuz en la celeste
& beatifiée Hierusalem. Lisez les histoyres antiques tant Grecques
que Romaines, vous trouverez que la ville de Albe premier patron de Rome
feut & construite & appellée à l'invention d'une
truye blanche. Vous trouverez que si à aulcun après avoir
eu des ennemis victoyre, estoyt decreté qu'il entrast Rome en estat
triumphant, il y entroyt sur un char tiré par chevaulx blancs. Autant
celluy qui y entroit en ovation. Car par signe ny couleur ne povoyent plus
certainement exprimer la ioye de leur venue, que par la blancheur. Vous
trouverez que Periclès duc des Atheniens voulut celle part de ses
gensdarmes esquelz par fort estoyent advenues les febves blanches, passer
toute la iournée en ioye, soulas, et repos: ce pendent que ceulx
de l'aultre part batailleroient. Mille aultres exemples et lieux à
ce propos vous pourroys ie exposer, mais ce n'est icy le lieu. Moyennant
laquelle intelligence povez resouldre un problème, lequel Alexandre
Aphrodite a reputé insoluble. Pourquoy le Leon, qui de son seul
cry et rugissement espovante tous animaulx, seulement crainct & revère
le coq blanc? Car (ainsi que dict Proclus lib. de sacrificio et magia )
c'est par ce que la presence de la vertus du Soleil, qui est l'organe et
promptuaire de toute lumière terrestre et syderale, plus est symbolisante
et competente au coq blanc: tant pour ycelle couleur, que pour sa proprieté
& ordre specificque: que au Leon. Plus dict, que en forme Leonine ont
esté diables souevnt veuz, lesquelz à la presence d'un coq
blanc soubdainement sont disparuz. Ce est la cause pourquoy Gali (ce sont
les Françoys ainsi appellez par ce que blancs sont naturellement
come laict, que les Grecz nomment gala) volentiers portent plumes blanches
sus leurs bonnetz. Car par nature, ilz sont ioyeux/ candides/ gratieux
et bien amez: et pour leur symbole et enseigne ont la fleur plus que nulle
aultre blanche: c'est le Lys. Si demendez comment par couleur blanche nature
nous induict entendre ioye et liesse: ie vos responds, que l'analogie et
conformité est telle. Car comme le blanc exteriorement disgrège
et espart la veue, dissolvent manifestement les esperitz visifz, selon
l'opinion de Aristote en ses Problèmes, & des perspectifz, et
le voyez par experience: quand vous passez les montz couvers de neige:
en sorte que vous plaignez de ne povoir bien reguarder, ainsi que Xenophon
escript estre advenu à ses gens: et comme Galen expose amplement
libr. v. de usu partium: tout ainsi le cueur par ioye excellente est interiorement
espart et patist manifeste resolution des esperitz vitaulx. Laquelle tant
peut estre acreue: que le cueur demoureroit spolie de son entretien, &
par consequent seroit la vie estaincte, comme demonstre ledict Galen li.
v. de locis affectis, & li. ij. de symptomaton causis. Et comme estre
au temps passé advenu tesmoignent Marc Tulle li. j. questio. Tuscul./
Verrius/ Aristotele/ Tite Live/ après la bataille de Cannes/ Pline
lib. 7. c. 32. & 53. A. Gellius li. 3. c. 15. & aultres, à
Diagoras Rodius. Chilo/ Sophocles/ Dionysius tyrans de Sicile/ Philippides/
Philemon/ Polycrata/ Philistion/ M. Iuventius/ et aultres, qui moururent
de ioye. Et comme dict Avicenne in. 2. canone, & lib. de viribus cordis,
du zaphran, lequel tant esiouyt le cueur, qu'il le despouille de vie si
on en prend en dose excessive, par resolution & dilatation superflue.
Ientre plus avant en ceste matière, que ne establissoys au commencement.
Ycy doncques calleray mes voilles, remettant le reste au livre en ce consommé
du tout. Et diray en un mot que le bleu signifie certainement le ciel &
choses celestes, par mesmes symboles que le blanc signifioit ioye &
plaisir.
De l'adolescence de Gargantua.
Cha. x.
Gargantua depuys les troys iusques à cinq ans feut nourry
et institué en toute discipline convenente par le commandement de
son père, et celluy son temps passa comme les petitz enfans du pais,
c'est assavoir à boyre/ manger/ & dormir, à manger/ dormir/
& boyre, & dormir/ boyre/ & manger. Tousiours se vaultroyt
par les fanges, se mascaroyt le nez, se chaffouroyt le visage. Et aculoyt
ses souliers & baisloit souvent aux mousches & couroyt voulentiers
après les parpaillons, desquelz son père tenoyt l'empire.
Il pissoyt sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il morvoyt dedans
sa soupe. Et patrouilloit par tout. Les petitz chiens de son père
mangeoyent en son escuelle. Luy de mesmes mengeoit avecques eulx: Ils luy
leschoyent les badigoinces. Et sabez quey hillotz, que mau de pie vous
vyre, ce petit paillard tousiours tastonnoyt ses gouvernantes cen dessus
dessoubz, cen devant derrière, harry bourriquet: et desià
commenczoit exercer sa braguette. Laquelle en chascun iour ses gouvernantes
ornoyent de beaux boucques, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux
flocquars: & passoyent leur temps à la fayre revenir entre leurs
mains, comme la paste dedans la met. Puys s'esclaffoyent de ryre quant
elle levoyt les aureilles, comme si le ieu leur eust pleu. L'une la nommoit
ma petite dille, l'aultre ma pine, l'aultre ma branche de coural, l'aultre
mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon possouer, ma terière,
ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille. Elle est à
moy disoyt l'une. C'est la mienne, disoyt l'aultre. Moy, (disoyt l'aultre)
n'y auray ie rien: par ma say ie la couperay doncques. Ha couper, (disoyt
l'aultre) vous luy feriez mal ma dame, coupez vous la choses aux enfans?
Et pour s'esbatre comme les petitz enfans de nostre pays luy feirent un
beau virollet des aesles d'un moulin à vent de Myrebalais.
Des chevaulx factices de Gargantua.
chap. xi.
Puis affin que toute la vie feust bon chevaulcheur, l'on luy feist
un beau grand cheval de boys, lequel il faisoyt penader, saulter, voltiger:
ruer & dancer tout ensemble, aller le pas le trot, l'entrepas, le gualot,
les ambles, le hobin, le traquenard, le camelin, & l'onagrier. Et luy
faisoyt changer de poil, comme font les moines de courtibaux selon les
festes, de l'ailbrun, d'alezan, de gris pommellé, de poil de rat,
de cerf/ de rouen/ de vache, de zencle, de pecile/ de pye/ de leuce. Et
luy mesmes d'une grousse traine, feist un aultre cheval pour la chasse,
et un aultre d'un fust de pressouer à tous les iours, et d'un grand
chaisne une mulle avecques la housse pour la chambre. Encores en eust il
dix ou douze à relays, & sept pour la poste. Et tous mettoit
coucher auprès de soy. Un iour le seigneur de Pinensac visita son
père, en gros train et apparat, on quel iour l'estoyent semblablement
venuz veoyr le duc de Francrepas & le comte de Mouillevent, Par ma
foy le logis feut un peu estroict pour tant de gens, et singulierement
les estables: dont le maistre d'hostel et fourrier dudict seigneur de Painensac
pour sçavoir si ailleurs en la maison estoyent estables vacques:
s'adressèrent à Gargantua ieune garsonnet, luy demandans
secrettement où estoyent les estables des grands chevaulx, pensans
que voulentiers les enfans decellent tout. Lors il les mena par les grands
degrez du chasteau passant par la seconde salle en une grande gualerie,
par laquelle entrèrent en une grosse tour, et eulx montans par aultres
degrez, dist le fourrier au maistre d'hostel, cest enfant nous abuse, car
les estables ne sont iamais au hault de la maison. C'est (dist le maistre
d'hostel) mal entendu à vous. Car ie sçay des lieux à
Lyon, à la Basmette, à Chaisnon et ailleurs, où les
estables sont au plus hault du logis, ainsi peult estre que darrière
y a yssue au montouer. Mais ie le demanderay plus asseurement. Lors demanda
à Gargantua. Mon petit mignon, où nous menez vous? A l'estable
(dist il) de mes grands chevaulx. Nous y sommes tantoust, montons seulement
ces eschallons. Puis les passant par une aultre grande salle, les mena
en sa chambre, et retyrant la porte, voycy (dist il) les estables que demandez,
voy là mon Genet, voy là mon Guildin, voy là mon Lavedan,
mon Tracquenard, & les chargeant d'un gros livier, ie vous donne (dist
il) ce Phryzon, ie l'ay eu de Francfort. Mais il sera vostre, il est bon
petit chevallet, et de grand peine, avecques un tiercelet d'Autour/ demye
douzaine d'Hespanolz/ et deux levriers/ vous voy là roy des Perdrys
et Lievres pour tout cest hyver. Par saint Iean (dirent ilz) nous en sommes
bien, à ceste heure avons nous le moine. Devinez ycy duquel des
deux ilz avoyent plus matière, ou de soy cacher pour leur honte:
ou de ryre, pour le passetemps? Eulx en ce pas descendens tous confus,
il demanda. Voulez vous une aubelière? Qu'est ce? disent ilz. Ce
sont (respondit il) cinq estroncz pour vous faire une muselière.
Pour ce iour d'huy (dist le maistre d'hostel) si nous sommes roustiz, ia
au feu ne bruslerons, car nous sommes lardez à poinct, en mon advis.
O petit mignon, tu nous a baillé foin en corne: ie te voirray quelque
iour pape. Ie l'entends (dist il) ainsi. Mais lors vous serez papillon:
& ce gentil papeguay, sera un papelard tout faict. Voyre/ voyre/ dist
le fourrier. Mais (dist Gargantua) divinez combien y a de poincts d'agueille
en la chemise de ma mère? Seize, dist le fourrier. Vous (dist Gargantua)
ne dictez pas l'evangile. Car il y en a sens davant & sens darrière:
& les comptastez trop mal. Quant? dist le fourrier. Alors (dist Gargantua)
qu'on feist de vostre nez une dille, pour tirer un muy de merde: et de
vostre guorge un entonnouoir, pour la mettre en aultre vaisseau: car les
fondz estoient esventez. Cor dieu (dist le maistre d'hostel) nous avons
trouvé un causeur. Monsieur le iaseur dieu vous guard de mal, tant
vo' avez la bouche fraische. Ainsi descendens à grand haste soubz
l'arceau des degrez, laissèrent tomber le gros livier, qu'il leur
avoit chargé: dont dist Gargantua. Que diantre vous estez maulvais
chevaulcheurs: vostre courtault vous fault au besoing. Se il vous failloit
aller d'icy à Cahusac, que aymeriez vous mieulx, ou chevaulcher
un oyson, ou mener une truye en laisse? Iaymerois mieulx boyre, dist le
fourrier. Et ce disant entrèrent en la sale basse, où estoit
toute la briguade, et contans ceste nouvelle histoyre les feirent rire
comme un tas de mousches.
Comment Grantgousier congneut
l'esperit merveilleux de Gargantua à
l'invention d'un torchecul.
Cha. xii.
Sus la fin de la quinte année Grantgousier retournant de
la defaicte des Canarriens visita son filz Gargantua. Là fut resiouy,
comme un tel père povoit estre voyant un sien tel enfant. Et le
baisant & accollant l'interrogeoyt de petitz propos pueriles en diverses
sortes. Et beut d'autant avecques luy et ses gouvernantes: esquelles par
grand soing demandoit entre aultres cas, s'ils l'avoyent tenu blanc &
nect? A ce Gargantua feist responce, qu'il y avoit donné tel ordre,
qu'en tout le pays n'estoyt guarson plus nect que luy.
Comment cela? (dist Grantgousier.)
Iay (respondit Gargantua) par longue & curieuse experience
inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal/ le plus seigneurial/
le plus excellent, le plus expedient, que iamais feut veu.
Quel? dist Grantgouzier.
Comme vous le raconteray (dist Gargantua) presentement. Ie me
torchay une foys d'un cachelet de velours de voz damoiselles: & le
trouvay bon: car la mollice de la soye me causoyt au fondement une volupté
bien grande. Une aultre foys d'un chapron d'ycelles, & feut de mesmes.
Une autre foys d'un cachecoul, une aultrefoys des aureilles de satin cramoysi:
mais la doreure d'un tas de spheres de merde qui y estoient, m'escorchèrent
tout le darrière, que le feu sainct Antoyne arde le boyau cullier
de l'orfebvre qui les feist: et de la damoiselle, qui les portoyt. Ce mal
passa me torchant d'un bonnet de paige bien emplumé à la
Souice. Puis fiantant darrière un buisson, trouvay un chat de Mars.
D'icelluy me torchay, mais ses gryphes me exulcèrent tout le perinée.
De ce me gueryz au lendemain me torchant des guands de ma mère bien
parfumez de mauioin. Puis me torchay de Saulge/ de Fenoil/ de Aneth/ de
Mariolaine/ de roses/ de fueilles de Courles, de Choulx, de Bettes, de
Pampre/ de Guymaulves/ de Verbasce (qui est escarlatte de cul) de Lactues/
de fueilles de Espinards. Le tout me feist grand bien à ma iambe:
de Mercuriale, de Persiguière, de Orties, de Consoulde: mais ien
eu la cacquesangue de Lombard. Dont feu guary me torchant de ma braguette.
Puis me torchay aux linceux/ à la couverture/ aux rideaux/ d'un
coissin/ d'un tapiz/ d'un verd/ d'une mappe/ d'un couvrechief/ d'un mouschenez/
d'un peignouoir. En tout ie trouvay de palsir plus que ne ont les roigneux
quant on les estrille. Voyre mais (dist Grantgousier) lequel torchecul
trouvas tu meilleur? Ie y estoys (dist Gargantua) & bien tout en sçaurez
le tu autem. Ie me torchay de foi/ de paille/ de baudusse/ de bourre/ de
laine/ de papier: Mais
Tousiours laisse aux couillons esmorche:
Qui son hord cul de papier torche.
Quoy? dist Grantgousier, mon petit couillon, as tu prins au pot?
veu que tu rime desià.
Ouy dea (respondit Gargantua) mon roy, ie rime tant & plus:
& en rimant souvent m'enrime. Escoutez que dict nostre retraict aux
fianteurs:
Chiart
Foirart
Petart
Brenous,
Ton lard
Chapart
S'espart
Sus nous.
Hordous
Merdous
Esgous
Le feu de saint Antoine te ard:
Sy tous
Tes trous
Esclous
Tu ne torche avant ton depart.
En voulez vous dadventaige. Ouy dea, dist Grantgousier. Adoncq
dist Gargantua.
En chiant l'aultre hyver senty
La guabelle que à mon cul doibs,
L'odeur feut aultre que cuydois:
Ien feuz du tout empuanty.
O si quelqu'un eust consenty
M'amener une que attendoys.
En chiant.
Car ie luy eusse assimenty
Son trou d'urine/ à mon lourdoys.
Ce pendant eust avecq ses doigtz
Mon trou de merde guarenty.
En chiant.
Or dictez maintenant que ie n'y sçay rien. Par la
mer Dé ie ne les ay faict mie, Mais les oyant reciter à dame
grand que voyez cy, les ay retenu en gibbessière de ma memoyre.
Retournons (dist Grantgousier) à nostre propos.
Quel? (dist Gargantua.) Chier?
Non, dist Grantgosier. Mais torcher le cul.
Mais (dist Gargantua) voulez vous payer un bussat de vin Breton,
si ie vous foys quinault en ce propos.
Ouy vrayment, dist Grantgousier.
Il n'est, dist Gargantua, point besoing de torcher le cul, sinon
qu'il y ayt ordure. Ordure n'y peut estre, si on n'a chié: Chier
doncques nous fault davant que le cul torcher.
O (dist Grantgouzier) que tu as bon sens petit guarsonnet. Ces
premiers iours ie te feray passer docteur en Sorbone par dieu, car tu as
de raison plus que d'aage. Or poursuyz ce propos torcheculatif, ie t'en
prie. Et par ma barbe pour un bussart tu auras soixante pippes Ientends
de ce bon vin breton, lequel point ne croist en Bretaigne, mais en ce bon
pays de Verron.
Ie me torchay après (dist Gargantua) d'un couvrechief,
d'un aureiller, d'une pantoufle, d'une gibbessière, d'un panier.
Mais o, le malplaisant torchecul. Puis d'un chappeau. & notez que des
chappeaux les uns sont ras, les aultres à poil, les aultres velouttez,
les aultres tafetassez, les aultres satinisez. Le meilleur de tous est
celluy de poil. Car il faict tres bonne abstersion de la matière
fecale. Puis me torchay d'une poulle, d'un coq, d'un poulet, de la peau
d'un veau, d'un lievre, d'un pigeon, d'un cormaran, d'un sac d'advocat,
d'une barbute, d'une coyphe, d'un leurre, Mais concluent ie dys & maintiens,
qu'il n'y a tel torchecul que d'un oyson bien dumeté, pourveu qu'on
luy tieigne la teste entre les iambes. Et m'en croyez suz mon honeur. Car
vous sentez au trou du cul une volupté mirificque, tant par la doulceur
d'icelluy dumet, que par la chaleur temperée de l'oizon, laquelle
facillement est communicquée au boyau cullier & aultres intestines,
iusques à venir à la region du cueur & du cerveau. Et
ne pensez poinct que la beatitude des heroes & semidieux qui sont par
les champs Elysiens soit en leur Asphodèle ou Ambrosie ou Nectar,
comme disent ces vieilles ycy. Elle est selon mon opinion en ce qu'ils
se torchent le cul d'un oyzon.
Comment Gargantua feut institué
par un theologien en letres latines.
Chap. xiii.
Ces propoz entenduz le bon homme Grantgouzier fut ravy en admiration
considerant le hault sens & merveilleux entendement de son filz Gargantua.
Et dist à ses gouvernantes. Philippe roy de Macedone congneut le
bon sens de son filz Alexandre, à manier dextrement un cheval. Car
ledict cheval estoit si terrible et efrené que nul ne ouzoyt monter
dessus: par ce que à tous ses chevaucheurs il bailloit la saccade:
à l'un rompant le coul, à l'aultre les iambes, à l'aultre
la cervelle, à l'aultre les mandibules. Ce que considerant Alexandre
en l'hippodrome (qui estoit le lieu où l'on pourmenoit les chevaulx),
advisa que la fureur du cheval ne venoit que de frayeur qu'il prenoit à
son umbre. Dont montant dessus le feist courir encontre le Soleil, si que
l'umbre tumboit par darrière, et par ce moien rendit le cheval doulx
à son vouloir. A quoy congneut son père le divin entendement
qui en luy estoit, & le feit tresbien endoctriner par Aristotele, qui
pour lors estoit estimé suz tous philosophes de grece. Mais ie vous
diz, qu'en ce seul propous que iay presentement davant vous tenu à
mon filz Gargantua, ie congnois que son entendement participe de quelque
divinité: tant ie le voy agu, subtil, profond, & serain. Et
ne foys doubte aulcun, qu'il ne parvieigne quelques foys à un degré
souverain de sapience, s'il est bien institué. Par ainsi ie vieulx
le bailler à quelque homme sçavant pour l'endoctriner selon
sa capacité. Et n'y veulx rien espargner. Defaict l'on luy enseigna
un grand docteur en theologie nommé maistre Thubal Holoferne, qui
luy aprint sa chartre si bien qu'il la disoit par cueur au rebours: &
il fut cinq ans & troys moys puis luy leut le Donat le facet le Theodolet,
et Alanus in parabolis: et y feut treze ans et six moys. Mais notez que
ce pendent il luy aprenoit à escripre Goticquement & escripvoit
tous ses livres. Car l'art d'impression n'estoit poinct encores en usaige.
Et portoit ordinairement un gros escriptoire pesant plus de sept mille
quintaulx, du quel le gualimart estoit aussi gros & grand que les gros
pilliers de Enay, et le cornet y pendoit à grosses chaisnes de fer,
à la capacité d'un tonneau de marchandise. Puis luy leugt
de modis significandi, avecques les commens de Hurtebize, de Fasquin, de
Tropditeulx, de Gualehault, & Iehan le veau, de Billonio, Brelingnandus,
et un tas d'aultres, & y feut plus de dix huyt ans & unze moys.
Et le sceut si bien que au coupelaud il le rendoit par cueur à revers.
Et prouvoit sus ses doigts à sa mère que de modis significandi
non erat scientia. Puis luy leut le compost, où il feut bien seize
ans & deux moys, lors que son dict precepteur mourut: & fut l'an
mil quatre cens & vingt, de la verolle qui luy vint. Après en
eut un aultre vieulx tousseux, nommé maiste Iobelin Bridé,
qui luy leugt Hugutio, Hebrard, Grecisme, le doctrinal, les pars, le quid
est, le supplementum. Marmotret, de modibus in mensa servandis. Seneca
de quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento. Et dormi
secure pour les festes. Et quelques aultres de semblable farine, à
la lecture desquelz il devint aussi saige qu'onques puis ne fourneasmez
nous.
Comment Gargantua fut mys soubz
aultres pedaguoges.
Chapi. xiiii.
A tant son père aperceut, que vrayment il estudioyt tresbien
et y mettoit tout son temps, toutesfoys qu'en rien ne prouffitoyt. Et que
pys est, qu'il en devenoyt fou niays tout resveux et rassoté. Dequoy
se complaignant à don Philippe des Marays Viceroy de Papelygoffe
entendit, que mieulx luy vauldroit rien n'aprendre que telz livres soubz
telz precepteurs aprendre. Car leur sçavoir n'estoyt que besterye,
et leur sapience n'estoyt que moufles, abastardisant les bons et nobles
esperitz, et corrumpent toute fleur de ieunesse. Et qu'ainsy soyt, prenez
(dist il) quelqu'un de ces ieunes gens du temps present, qui ayt seulement
estudié deux ans, on cas qu'il ne ayt meilleur iugement, meilleurs
parolles, meilleur propos que vostre filz, et meilleur entrestien et honesteté
entre le monde, reputez moy à iamais en taillebacon de la Brene.
Ce que à Grantgosier pleut tresbien, et commenda qu'ainsi feut faict.
Au soir en soupant, ledict des Marays introduict un sien ieune paige de
Villegongys nommé Eudemon tant bien testonné, tant bien tyré,
tant bien espousseté, tant honneste en son maintien, que mieulx
resembloyt quelque petit angelot qu'un homme. Puis dist à Grantgosier.
Voyez vous ce ieune enfant? il n'a pas encore seize ans, voyons si bon
vous semble quelle difference y a entre le sçavoir de vos resveurs
mateologiens du temps iadis, & les ieunes gens de maintenant, l'essay
pleut à Grantgosier, et commenda que le page propouzast. Alors Eudemon
demendant congié de ce faire audict viceroy son maistre, le bonnet
au poing/ la face ouverte/ la bouche vermeille/ les yeux asseurez, &
le regard assys suz Gargantua, avecques modestie iuvenile se tint suz ses
pieds, et commencza le louer & glorifier, premierement de sa vertus
et bonnes meurs, secondement de son sçavoir, tiercement de sa noblesse,
quartement de sa beaulté corporelle. Et pour le quint doulcement
l'exhortoyt à reverer son père en toute observance, le quel
tant s'estudioyt à bien le faire instruyre, à la fin le prioit
à ce qu'il le voulsist retenir pour le moindre de ses serviteurs.
Car aultre don pour le present ne requeroyt des cieulx, sinon qu'il luy
feust faict grace de luy complaire en quelque service agreable. Et le tout
feut par icelluy proferé, avecques gestes tant propres/ pronunciation
tant distincte/ voix tant eloquente/ et languaige tant aorné &
bien latin, que mieulx resembloyt un Gracchus, un Ciceron ou un Emylius,
du temps passé, qu'un iouvenceau de ce siecle, Mais toute la contenence
de Gargantua fut qu'il se print à pleurer comme une vache, et se
cachoyt le visaige de son bonnet. Et ne fut possible de tyrer de luy une
parolle, non plus qu'un pet d'un asne mort. Dont son père fut tant
courroussé, qu'il voulu occire maistre Iobelin. Mais ledict des
Marais l'enguarda par belles remonstrances qu'il luy feist: en manière
que fut son ire moderée. Puis commenda qu'il feust payé de
ses guaiges, et qu'on le feist bien chopiner theologalement, ce faict qu'il
allast à tous les diables. Au moins (disoyt il) pour le iour d'huy
ne coustera il guères à son hoste, si dadventure il mouroyt
ainsi sou comme un Angloys. Maistre Iobelin party de la maison, consulta
Grantgousier avecques le Viceroy quel precepteur l'on luy pourroit bailler:
et feut advisé entre eulx, que à cest office seroyt mis Ponocrates
pedaguoge de Eudemon, et que tous ensemble iroient à Paris, pour
congnoistre quel estoit l'estude des iouvenceaux de France pour celluy
temps.
Comment Gargantua fut envoyé à Paris,
et de l'enorme iument que l'emporta,
& comment elle deffist les mousches bovines de la Beauce.
Cha. xv.
En ceste mesmes saison Fayoles quart roy de Numidie envoya du
pays de Africq à Grantgousier une iument la plus enorme et la plus
grande que feut oncques veue, & la plus monstreuse. Comme assez sçavez,
que Africque aporte tousiours quelque chose de nouveau. Car elle estoyt
grande comme six Oriflans, et avoyt les pieds fenduz en doigtz, comme le
cheval de Iules Cesar, les aureilles ainsi pendentes, comme les chevres
de Languedoc, & une petite corne au cul. Au reste avoyt poil d'alezan
toustade entreillize de grise pommelletes. Mays suz tout avoyt la queue
horrible. Car elle estoyt poy plus/poy moins grosse comme la pile sainct
Mars auprès de Langest: et ainsi quarrée, avecques les brancars
ny plus ny moins ennicrochez, que sont les epicz on bled. Si de ce vous
esmerveillez: esmerveillez vous dadventaige de la queue des beliers de
Scythie: que pesoyt plus de trente livres, et des moutons de Syrie, es
quelz fault (si Tenaud dict vray) asiuster une charrette au cul, pour la
portertant elle est longe & pesante. Vous ne l'avez pas telle, vo'
aultres paillards de plat pays, Et fut amenée par mer en troys carracques
& un brigantin, iusques au port de Olone en Thalmondoys. Lors que Grantgousier
la veit, Voicy (dist il) bien le cas pour porter mon filz à Paris.
Or cza de par dieu, tout va bien. Il sera grand clerc on temps advenir.
Si n'estoient messieurs les bestes, nous vivrions comme clercs. Au lendemain
après boyre comme entendez prindrent chemin, Gargantua, son precepteur
Ponocrates et ses gens, ensemble eulx Eudemon le ieune page. At par ce
que c'estoyt en temps serain et bien attrempé, son père luy
feist faire des botes fauves. Babin les nomme brodequins. Ainsi ioyeusement
passèrent leur grant chemin: et tousiours grant chère: iusques
au dessus de Orleans. On quel lieu estoyt une horrible forest de la longueur
de trente et cinq lieues & de largeur dix & sept ou environ. Icelle
estoyt horriblement fertile & copieuse en mousches bovines & feslons:
en sorte que c'estoyt une vraye briguanderye pour les paouvres iuments/
asnes/ & chevaulx. Mais la iument de Gargantua vengea honestement tous
les oultrages en ycelle perpetuées sus les bestes de son espèce,
par un tour, duquel ne se doubtoient mie. Car soubdain qu'ilz feurent entrez
en la dicte forest: et que les freslons luy eurent livré l'assault,
elle desguaina sa queue: et si bien s'escarmouschant les esmouscha, qu'elle
en abatyt tout le boys, à tords/ à travers/ decza/ delà/
par cy/ par là/ de lon/ de large/ dessuz/ dessoubz/ abatoyt boys
comme un fauscheur faict d'herbes. En sorte que depuis n'y eut ne boys
ne freslons. Mais feut tout le pays reduict en campaigne. Quoy voyant Gargantua,
y print plaisir bien grand, sans aultrement s'en vanter Et dist à
ses gens. Ie trouve beau ce. Dont depuis appelle ce pays la Beauce. Finablement
arrivèrent à Paris. On quel lieu se refraischyut deux ou
troys iours, faisant chère lye avecques ses gens, & s'enquestant
quelz gens sçavens estoient pour lors en la ville: & quel vin
on y beuvoyt.
Comment Gargantua paya la bien venue es Parisiens:
& comment il print les grosses cloches
de l'eglise nostre dame.
Chap. xvi.
Quelques iours après qu'ilz se feurent refraishiz, il visita
la ville: et fut veu de tout le monde en grande admiration. Car le peuple
de Paris est tant sot/ tant badault/ & tant inepte de nature: qu'un
basteleur/ un porteur de rogatons/ un mulet avecques ses cymbales/ un vielleux
on mylieu d'un carrefou assemblera plus de gens que ne feroyt un bon prescheur
evangelicque. Et tant molestement le poursuyvirent: qu'il feut contrainct
soy reposer suz les tours de l'eglise nostre dame. On quel lieu estant,
& voyant tant de gens à l'entour de soy: dist clerement.
Ie croy que ces marroufles volent que ie leur paye icy ma bien
venue & mon proficiat. C'est raison. Ie leur voys donner le vin. Mais
ce ne sera que par rys.
Lors en soubryant destacha sa belle braguette: & tyrant sa
mentule en l'air, les compissa sy aigrement, qu'il en noya deux cens soixante
mille, quatre cens dix & huyt. Sans les femmes & petitz enfans.
Quelque nombre d'yceulx evada ce pissefort à legiereté des
pieds.
Et quand furent au plus hault de l'université, suans, toussans,
crachans & hors d'haleine, commencèrent à renier et iurer,
les plagues dieu. Ie renye dieu, Frandiene vez tu ben/ la merde/ po cab
de dious/ das dich gots leyden schend/ pote de christo/ ventre sainct Quenet/
vertus guoy/ par sainct Fiacre de Brye/ sainct Treignant/ ie soys veu à
sainct Thibaud/ Pasques dieu, le bon iour dieu, le diable m'emport/ foy
de gentilhomme/ Par sainct Andouille/ par sainct Guodegrin qui fut martyrizé
de pomes cuyttes/ par sainct Foutin l'apostre/ par sainct Vit/ par saincte
mamye/ nous sommes baignez par rys.
Dont feut depuis la ville nommée Paris, laquelle au paravant
on appelloyt Leucece. Comme dict Strabo. lib. 4. C'est à dire en
grec, Blanchette, pour les blanches cuysses des dames dudict lieu. Et par
autant que à ceste nouvelle imposition du nom tous les assistans
iurèrent chascun les saincts de sa paroisse: les Parisiens, qui
sont faictz de toutes gens et toutes pièces, sont par nature et
bons iureurs er bons iuristes: quelque peu outrecuydez. Dont estime Ioannus
de Barranco. libro. de copiositate reverentiarum, que sont dictz Parrhesiens
en Grecisme, c'est à dire fiers en parler. Ce faict consydera les
grosses cloches qu'estoyent esdictes tours: & les fict sonner bien
harmonieusement. Ce que faisant luy vint en pensée qu'elles serviroient
bien de campanes au coul de sa iument, laquelle il vouloyt renvoyer à
son père toute chargée de fromaiges de Brye et de harans
frays. De faict les emporta en son logys. Ce pendant vint un commandeur
iambonnier de sainct Antoine pour faire sa queste suille: lequel pour se
faire entendre de loing, et faire trembler le lard on charnier les voulut
emporter furtivement. Mais par honnesteté les laissa non par ce
qu'elles estoient trop chauldes, mais par ce qu'elles estoient quelque
peu trop pesantes à la portée. Cil ne fut pas celluy de Bourg.
Car il est trop de mes amys. Toute la ville feut esmeue en sedition, comme
vous sçavez que à ce ilz sont tant faciles, que les nations
estranges s'esbahissent de la patience, ou (pour mieulx dire) de la stupidité
des Roys de France, lesquelz aultrement par bonne iustice ne les refrènent:
veuz les inconveniens qui en sortent de iour en iour. Pleust à dieu,
que ie sceusse l'officine en laquelle sont forgez ces schismes & monopoles,
pour veoir si ie ne feroys pas de beaulx placquars de merde. Croyez que
le lieu on quel convint le peuple tout solfré & habaliné,
feut Sorbone, où lors estoit, maintenant n'est plus, l'oracle de
Lucece. La feut proposé le cas, & remonstré l'inconvenient
des cloches transportées. Après avoir bien ergoté
pro & contra, feut conclud en Baralipton, que l'on envoiroyt le plus
vieulx & suffisant de la faculté theologale vers Gargantua pour
luy remonstrer l'horrible inconvenient de la perte d'ycelles cloches. Et
nonobstant la remonstrance d'aulcuns de l'université, qui alleguoient
que ceste charge mieulx competoyt à un orateur, que à un
theologien, feut à cest affaire esleu nostre maistre Ianotus de
Bragmardo.
Comment Ianotus de Bragmardo feut envoyé
pour recouvrir de Gargantua les grosses cloches.
Chapi. xvii.
Maistre Ianotus tondu à la Cesarine, & vestu de son
lyripipion theologal, & bien antidoté l'estomach d'un coudignac
de four, et eau beniste de cave, se transporta au logys de Gargantua, touchant
davant soy troys bedeaulx à rouge muzeau, & trainnant après
cinq ou six maistres inertes bien crottez à proffit de mesnaige.
A l'entrée les rencontra Ponocrates: & eut frayeur en soy les
voyant ainsi desguisez, & pensoyt que feussent quelques masques hors
du sens. Puis s'enquesta à quelqu'un desdictz maistres inertes de
la bande, que queroyt ceste mommerye? Il luy feut respondu, qu'ilz demandoient
les cloches leurs estre rendues. Soubdain ce propos entendu Ponocrates
alla dire les nouvelles à Gargantua: affin qu'il feut prest de la
responce, & deliberast sur le champ ce que estoyt de fayre. Gargantua
admonesté du cas appelle à part Ponocrates son precepteur,
Philotime son maistre d'hostel, Gymnaste son escuyer, et Audemon, &
sommairement confera avecques eulx suz ce que estoyt tant à fayre
que à respondre. Tous feurent d'advis qu'on les menats au retraict
du goubelet & là on les feist boyre theologalement, & affin
que ce tousseux n'entrast en vaine gloire pour à sa requeste avoir
rendu les cloches, l'on mandast ce pendent qu'il chopineroyt querir le
Prevost de la ville, le Recteur de la faculté, & le Vicaire
de l'eglise: es quelz, d'avant que le theologien eust proposé la
commission, l'on delivreroyt les cloches. Après ce yceulx presens
l'on oyroyt la belle harangue. Ce que feut faict, les susdictz arrivez,
le theologien feut en pleine salle introduict, & commencza comme s'ensuyt
en toussant.
La harangue de Maistre Ianotus de Bragmardo
faicte à Gargantua pour recouvrir les cloches.
Chapi. xviii.
Ehen/ hen/ hen, Mna dies Monsieur, Mna dies. Et vobis Messieurs.
Ce ne seroyt que bon que nous rendissiez nos cloches. Car elles nous font
bien besoing. Hen/ hen/ hasch. Nous en avions bien aultrefoys refusé
de bon argent de ceulx de Londres en Cahors, sy avions nous de ceulx de
Bourdeaulx en Brye, qui les vouloient achapter pour la substantificque
qualité de la complexion elementare, que est intronificquée
en la terrestreité de leur nature quidditative pour extraneizer
les halotz et les turbines suz nos vignes, vrayment non pas nostres, mays
d'icy auprès. Car si nous perdons le piot: no' perdons tout et sens
& loy. Si nous les rendez à ma requeste, ie y guaingneray six
pans de saulcices, et une bonne paire de chausses, que me feront grand
bien à mes iambes: ou ilz ne me tiendront pas promesse. Ho par dieu
Domine, une paire de chausses sont bonnes. Et vir sapiens non abhorrebit
eam. Advisez domine, il y a dix huyt iours que ie suis à matagraboliser
ceste belle harangue. Reddite que sunt Cesaris Cesari, & que sunt dei
deo. Par ma foy domine, si voulez souper avecques moy, par le cor dieu
in camera, charitatis nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum,
& ego habet bonum vinum. Mays de bon vin l'on ne peult fayre maulvays
latin. Or sus de parte dei, date nobis clochas nostras. Tenez ie vous donne
de par la faculté un sermones de Utino, que utinam vous nous baillez
nos cloches. Vultis etiam pardonos? per diem vos habebitis, et nihil poyabitis.
O monsieur domine, clochidonna minor nobis. Dea est bonum urbis? Tout le
monde s'en sert. Si vostre iument s'en trouve bien: aussi faict nostre
faculté, que comparata est iumentis insipientibus: & similis
facta est eis, psalmo. nescio quo, si l'avoys ie bien quotté en
mon paperat. Hen/ hen/ ehen/ hasch. Cza ie vous prouve que me les doibvez
bailler. Eco sic argumentor. Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando
clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet
clochas. Ergo gluc, ha/ ha/ ha. C'est parlé cela. Il est in tertio
prime en Darii ou ailleurs. Par mon ame, iay eu le temps que ie faisoys
diables de arguer. Mays de present ie ne fays plus que resver. Et ne me
fault plus dorenavant, que bon bin/ bon lict/ le doux au feu: le ventre
à table, et escuelle bien profonde. Hay, domine: ie vous pry in
nomine patris & filii & spiritus sancti Amen, que vous rendez nos
cloches: & dieu vous guard de mal, & nostre dame de santé,
qui vivit & regnat per omnia secula seculorii, Amen, hen, hasch ehasch
grrenhenhasch. Verumenim vero quando quidem dubio procul Edepol quoniam
ita certe meus deus fidius, une ville sans cloches, est comme un aveuigle
sans baston/ un asne sans cropière, et une vacche sans cymbales.
Iusques à ce que nous les aiez rendues nous ne cesserons de crier
après vo', comme un aveuigle qui a perdu son baston/ de braisler,
comme un asne sans cropière/ et de bramer, comme une vacche sans
cymbales. Un quidam latinisateur demourant près de l'hostel dieu,
dist une foys, allegant l'autorité d'un Taponnus, ie faulx: c'estoyt
Pontanus poete seculier, qu'il desyroit qu'elle feussent de plume, &
le batail feust d'une queue de renard: pour ce qu'elles luy engendroient
la chronicque aux tripes du cerveau, quant il composoyt ses vers carminiformes.
Mais nac, petetin petetac nicque/ torche lorgne, il feut declaré
hereticque. Nous les faisons comme de cire. Et plus n'en dict le deposant.
Valete & plaudite. Calepinus recensui.
Comment le theologien emporta son drap,
& comment il eut proces contre les Sorbonistes.
Chapi. xix.
Le theologien n'eut poinct si toust achevé, que Ponocrates
& Eudemon s'esclaffèrent de rire tant profondement, que en riant
cuydèrent rendre l'ame à dieu, ny plus ny moins que Crassius
voyant un asne couillart qui mangeoyt des chardons: & comme Philemon
voyant un asne qui mangeoyt des figues qu'on avoyt apresté pour
le disner, mourut de force de rire. Ensemble eulx commencza de rire maistre
Ianotus/ à qui mieulx/ mieulx, tant que les larmes leurs venoyent
es yeulx: par la vehemente concution de la substance du cerveau: à
laquelle feurent exprimées ces humiditez lachrymales, & transcoullées
par les nerfz optiques, Ces rys du tout sedez, consulta Gargantua avecques
ses gens sur ce qu'estoyt de faire. La feut Ponocrates d'advis, qu'on feit
reboyre ce bel orateur. Et veu qu'il leur avoit donné de passe temps,
& plus faict rire que n'eust Songecreux, qu'on luy baillast les six
pans de saulcice mentionnez en la ioyeuse harangue, avecques une paire
de chausses, troys cens de gros boys de moulle, vingt & cinq muiz de
vin/ un lict à triple couche de plume anserine/ & une escuelle
bien capable & profonde, lesquelles disoit estre à sa vieillesse
necessaires. Le tout feut faict ainsi que deliberé. Excepté
que Gargantua doubtant qu'on ne trouva à l'heure chausses commodes
pour ses iambes: luy feist livrer sept aulnes de drap noir/ et troys de
blanchet pour la doubleure. Le boys feut porté par les guaignedeniers,
les maistres es ars portèrent les saulcices & escuelle, Maistre
Ianot voulut porter le drap. Un desdictz maistres nommé Iousse Bandouille
luy remonstroit que ce n'estoit honeste ny decent l'estat theologal, &
qu'il le baillast à quelqu'un d'entre eulx.
Ha (dist Ianotus) Baudet Baudet, tu ne concluds poinct in modo
& figura, Voy là de quoy servent les suppositions, & parva
logicalia. Pannus pro quo supponit?
Confuse (dist Bandouille) & distributive.
Ie ne te demande pas (dist Ianotus) Baudet, quomodo supponit,
mais pro quo. C'est Baudet pro tibiis meis. Et pour ce le porteray ie egomet,
sicut suppositum portat ad profitum.
Ainsi l'emporta en tapinoys, comme feist Patelin son drap. Le
bon feut quand le tousseux glorieusement en plein acte de Sorbonne requist
ses chausses & saulcices, Car temporairement luy feurent denieez, pour
autant qu'il les avoit eu de Gargantua selon les informations sur ce faictes.
Il leurs remonstra que ce avoit esté de gratis, & de sa liberalité,
par laquelle ilz n'estoient mie absoubz de leurs promesses. Ce nonobstant
luy feut respondu qu'il se contentast de raison, & que aultre bribe
n'en auroit.
Raison? (dist Ianotus). No' ne ferons poinct ceans. Traitres malheureux
vo' ne valez rien. La terre ne porte poinct gens plus meschans que vous
estes. Ie le sçay bien: ne clochez pas davant les boyteux. Iay exercé
la meschanceté avecques vous. Par la rate dieu, ie advertiray le
Roy des enormes abus que sont forgez ceans, et par vos mains et meneez.
Et que ie soye ladre, s'il ne vous faict tous vifz brusler comme bougre
traitres/ hereticques/ & seducteurs ennemys de dieu & de vertus.
A ces motz prindrent articles contre luy. Luy de l'aultre costé
les feist adiourner. Somme, le procès feut retenu par la court,
& y est encores. Les Sorbonicoles sur ce poinct feirent veu de ne soy
descroter: maistre Ianot avecques ses adherens feist veu de ne se mouscher,
iusques à ce qu'en feust dict par arrest deffinitif. Par ces veuz
sont iusques à present demourez & croteux & morveux, car
la court n'a encores bien grabelé toutes les pièces. L'arest
sera donné es prochaines Calendes grecques. C'est à dire:
iamays. Comme vous sçavez qu'ilz sont plus que nature, & contre
leurs articles propres. Les articles de Paris, chantent que dieu seul peult
fayre choses infinies. Nature, rien ne faict immortel: car elle mect fin
& periode à toutes choses par elle produictes. Car omnia orta
cadunt etc. Mays ces avalleurs de frimars font les procès davant
eulx pendens, & infiniz/ & immortelz. Ce que faisans ont donné
lieu, & verifie le dict de Chilon Lacedemonien consacré en Delphes,
disant misère estre compaigne de procès: & gens playdoiens
miserables. Car plus tost ont fin de leur vie, que leur droict pretendu.
L'estude & diète de Gargantua,
scelon la discipline de ses precepteurs Sorbonagres.
Chap. xx.
Les premiers iours ainsi passez, & les cloches remises en
leur lieu: les citoiens de Paris par recongnoissance de ceste honnesteté
se offrirent d'entretenir & nourrir sa iument tant qu'il luy plairoit.
Ce que Gargantua print bien à gré. Et l'envoyèrent
vivre en la forest de Bière. Ce faict voulut de tout son sens estudier
à la discretion de Ponocrates: Mais icelluy pour le commencement
ordonna, qu'il feroyt à sa manière acoustumée: affin
d'entendre par quel moien en sy long temps ses antiques precepteurs l'avoient
rendu tant fat/ niays/ & ignorant. Il dispensoyt doncques son temps
en telle faczon, que ordinairement il s'esveilloit entre huyt & neuf
heures, feust il iour ou non, ainsi l'avoient ordonné ses regens
theologiques, alleguans ce que dict David. Vanum est ante lucem surgere.
Puis se guambayoit/ penadoyt/ & paillardoit par le lict quelque temps,
pour mieulx esbaudir ses esperitz animaulx, & se habiloit selon la
saison, mays voulentiers portoyt il une grande & longue robbe de grosse
frize fourrée de renards: après se peignoyt du peigne de
Almain, c'estoit des quatre doigtz & le poulce. Car ses precepteurs
disoient, que soy aultrement peigner, laver, & nettoyer, estoit perdre
temps en ce monde.
Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoyt, esternuoit,
et se morvoyt en archidiacre, & desieunoyt pour abatre la rouzée
& maulvays aer: belles tripes frites, belles carbonades, beaux iambons,
belles cabirotades, & force soupes de prime. Ponocrates luy remonstroit,
que tant soubdain ne debvoit repaistre au partir du lict, sans avoir premierement
faict quelque exercice. Gargantua respondit Quoy? N'ay ie pas faict bel
exercice? Ie me suis vaultré six ou sept tours par my le lict, davant
que me lever. Est ce pas assez? Le pape Alexandre ainsi faisoit par le
conseil de son medicin Iuif: et vesquit iusques à sa mort, en despit
des envieux: mes premiers maistres me y ont accoustumé, disans que
le desieuner faisoit bonne memoire, pourtant y beuvoient les premiers.
Ie m'en trouve fort bien, & n'en disne que mieulx. Et me disoit maistre
Tubal (qui feut premier de sa licence à Paris) que ce n'est pas
tout l'adventaige de courir bien toust, mais bien de partir de bonne heure:
aussi n'est ce la santé totale de notre humanité, boyre à
tas, à tas, à tas comme canes: mais ouy bien de boyre matin:
unde versum.
Lever matin, n'est pas bon heur,
Boire matin est le meilleur:
Après avoir bien à poinct desieuné, alloit
à l'ecclise, & luy portoit on dedans un grand penier un gros
breviaire empantouflé, pesant tant en gresse que en fremoirs &
parchemin poy plus poy moins unze quintaulx. Là oyoit vingt &
six ou trente messes, & ce pendent venoit son diseur d'heures en place,
empaletocqué comme une duppe, & tresbien antidoté son
alaine à force syropt vignolat. Avecques icelluy marmonnoit toutes
ces kyrielles: & tant curieusement les espluschoit, qu'il n'en tomboit
un seul grain en terre. Au partir de l'ecclise, on luy amenoit sur une
traine à beufz un faratz de patenostres de sainct Claude, aussi
grosses chacune, qu'est le moulle d'un bonnet: & se pourmenant par
les cloistres, galeries, ou iardin en disoit plus que seize hermites. Puis
estudioyt quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son livre,
mais (comme dict le Comicque) son ame estoit en la cuysine. Pissant doncq
plein official, se asseoyt à table. Et par ce qu'il estoit naturellement
phlegmaticque, commençoit son repas, par quelques douzaines de iambons,
de langues de beuf fumées, de boutargues, d'andouilles, & telz
aultres avant coureurs de vin. Ce pendent quatre de ses gens, luy gettoient
en la bouche l'un après l'aultre continuement de la moustarde à
pleines palerées puis beuvoit un horrificque traict de vin blanc,
pour luy soulaiger les roignons. Après mangoit selon la saison viandes
à son appetit, & lors cessoit de manger quand le ventre luy
tiroit. A boire n'avoit poinct de fin, ny de canon. Car il disoit que les
metes et bournes de boyre estoient quand la personne beuvant, le liège
de ses pantoufles enfloit en haut d'un demy pied. Puis tout lourdement
grignotant d'un transon de graces, se lavoit les mains de vin frais, s'escuroit
les dens avec un pied de porc, & devisoit ioyeusement avec ses gens.
Puis le verd estendu l'on desployait force chartes, force dez,
& renfort de tabliers. Là iouyoit au fleux, au cent, à
la prime, à la vole, à le pille, à la triumphe: à
la picardre, à l'espinay, à trente & un, à la
condemnade, à la carte virade, au moucontent, au cocu, à
qui a si parle, à pille: nade: iocque: fore, à mariage, au
gay, à l'opinion, à qui faict l'un faict l'autre, à
la sequence, aux luettes, au tarau, à qui gaigne perd, au belin,
à la ronfle, au glic, aux honneurs, à l'amourre, aux eschetz,
au renard, aux marrelles, aux vasches, à la blanche, à la
chance, à troys dez, aux talles, à la nicnocque. A lourche,
à la renette, au barignin, au trictrac, à toutes tables,
aux tables rabatues, au reniguebleu, au force, aux dames: à la babou,
à primus secundus, au pied du cousteau, aux clefz, au franc du carreau,
à par ou sou, à croix ou pille, aux pigres, à la bille,
à la vergette, au palet, au iensuis, à fousquet, aux quilles,
au rampeau, à la boulle plate, au pallet, à la courte boulle,
à la griesche, à la recoquillette, au cassepot, au montalet,
à la pyrouete, aux ionchées, au court baston, au pyrevollet,
à cline musseté, au picquet, à la seguette, au chastelet,
à la rengée, à la souffete, au ronflart, à
la trompe, au moyne, au tenebry, à l'esbahy, à la foulle,
à la navette, à fessart, au ballay, à sainct Cosme
ie viens adorer, au chesne forchu, au chevau fondu, à la queue au
loup, à pet en gueulle, à guillemain baille my ma lance,
à la brandelle, au trezeau, à la mousche, à la migne
migne beuf, au propous, à neuf mains, au chapifou, aux ponts cheuz,
à colin bridé, à la grotte, au cocquantin, à
collin maillard, au crapault, à la crosse, au piston, au bille boucquet,
aux roynes, aux mestiers, à teste à teste bechevel, à
laver la coiffe ma dame, au belusteau, à semer l'avoyne, à
briffault, au molinet, à defendo, à la virevouste, à
la vaculle, au laboureur, à la cheveche, aux escoublettes enraigées,
à la beste morte, à monte monte l'eschelette, au pourceau
mory, à cul sallé, au pigeonnet, au tiers, à la bourrée,
au sault du buysson, à croyzer, à la cutte cache, à
la maille bourse en cul, au nic de la bondrée, au passavant, à
la figue, aux petarrades, à pillemoustard, aux allouettes, aux chinquenaudes.
Après avoir bien ioué & beluté temps,
il convenoit boire quelque peu, c'estoient unze peguadz pour homme. Et
soubdain après bancqueter c'estoit sus un beau banc, ou en beau
plein lict s'estendre & dormir deux ou troys heures sans mal penser,
ny mal dire. Luy esveillé secouoyt un peu les aureilles: ce pendent
estoit aporté vin frais, là beuvoyt mieulx que iamais. Ponocrates
luy remonstroit, que c'estoit maulvaise diète, ainsi boyre après
dormir. C'est (respondit Gargantua) la vraye vie des pères. Car
de ma nature ie dors sallé: & le dormir m'a valu autant de iambons.
Puis commenceoit estudier quelque peu, & patenostres en avant, pour
lesquelles mieulx en forme expedier, montoit sus une vieille mulle, laquelle
avoit servy neuf Roys, ainsi marmonnant de la bouche & dodelinant de
la teste alloit veoir prendre quelque conil aux filletz. Au retour se transportoit
en la cuysine pour sçavoir quel roust estoit en broche. Et souppoit
tresbien par ma conscience: & volentiers convioit quelques beuveurs
de ses voisins, avec lesquelz beuvant d'autant, comptoient des vieulx iusques
es nouveaulx. Entre autres avoit pour domesticques les seigneurs du Fou,
de Gourville & de Marigny. Après souper venoient en place les
beaux evangiles de boys, c'est à dire force tabliers, ou le beau
flux, un, deux, troys: ou à toutes restes pour abregier, ou bien
alloient veoir les garses d'entour: & petitz bancquetz par my: collations
& arrière collations. Puis dormoit sans desbrider iusques au
lendemain huict heures.
Comment Gargantua feut institué par Ponocrates
en telle discipline, qu'il ne
perdoit heure du iour.
Chap. xxi.
Quand Ponocrates congneut la vitieuse manière de vivre
de Gargantua, delibera de aultrement le instituer en letres mais pour les
premiers iours le tolera: considerant que nature ne endure poinct mutations
soubdaines, sans grande violence. Pour doncques mieulx son oeuvre commencer,
supplya un sçavant medicin de celluy temps, nommé Seraphin
Calobarsy: à ce qu'il considerast si possible estoit remettre Gargantua
en meilleure voye. Lequel le purgea canonicquement avec Elebore de Anticyre,
& par ce medicament luy nettoya toute l'alteration & perverse habitude
du cerveau. Par ce moyen aussi Ponocrates luy feit oublier tout ce qu'il
avoit aprins soubz ses anticques precepteurs, comme faisoit Thimothe à
ses disciples qui avoient esté instruictz soubz aultes musiciens.
Pour mieulx ce faire, l'introduysoit es compaignies des gens sçavans,
qui là estoient, à l'emulation desquelz luy creust l'esperit
& le desir de estudier aultrement & se faire valoir.
Après en tel train d'estude le mist qu'il ne perdoit heure
quelconques du iour: ains tout son temps consommoit en letres & honeste
sçavoir. Se esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures
du matin. Ce pendent qu'on le frotoit, luy estoit leue quelque pagine de
la divine escripture haultement & clerement avec pronunciation competente
à la matière, & à ce estoit comis un ieune page
natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos &
argument de ceste leczon, souventesfoys se adonnoit à reverer/ adorer/
prier & supplier le bon Dieu: duquel à la lecture monstroit
la maiesté & iugemens merveilleux. Puys s'en alloit es lieux
secretz fayre excretion des digestions naturelles. Là son precepteur
repetoit ce que avoit esté leu: luy exposant les poinctz plus obscurs
& difficiles. Eux retornans consideroient l'estat du ciel, si tel estoyt
comme l'avoient noté au soir precedent: & quelz signes entroit
le Soleil, aussi la Lune pour icelle iournée. Ce faict estoit habillé,
peigné/ testonné/ acoustré/ & parfumé,
durant lequel temps on luy repetoit les leczons du iour davant. Luy mesmes
les disoyt par cueur: & y fondoit quelques cas practiques & concernens
l'estat humain, lesquelz ilz estendoient aulcunesfoys iusques deux ou troys
heures, mais ordinairement cessoient lors qu'il estoit du tout habillé.
Puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture, ce fait yssoient
hors tousiours conferens des propoz de la lecture: & se deportoient
en Bracque ou es prez, & ioueoient à la balle, ou à la
paulme, galentement se exercens les corps, comme ilz avoient les ames auparavant.
Tout leur ieu n'estoyt qu'en liberté: car ilz laissoient la partie
quand leur plaisoyt, & cessoient ordinarement lors que suoient par
my le corps, ou estoient aultrement las. Adoncq estoient tresbien essuez,
& frottez, changeoient de chemise: et doulcement se pourmenans alloient
veoir sy le disner estoyt prest. Là attendens recitoient clerement
& eloquentement quelques sentences retenues de la leczon. Ce pendent
monsieur l'appetit venoyt: et par bonne oportunité s'asseoient à
table.
Au commencement du repas estoyt leur quelque histoire plaisante
des anciennes prouesses: iusques à ce qu'il eut print son vin. Lors
(sy bon sembloyt) on continuoyt la lecture: ou commenceoient à diviser
ioyeusement ensemble, parlans pour les premiers moys de la vertus, proprieté/
efficace/ & nature, de tous ce que leur estoyt servy à table.
Du pain/ du vin/ de l'eau/ du sel/ des viandes/ poissons/ fruictz/ herbes/
racines/ et de l'aprest d'ycelles. Ce que faisant aprint en peu de temps
tous les passaiges à ce competens en Pline, Atheneus, Dioscorides,
Galen, Porphyrius, Opianus, Polybieus, Heliodorus, Aristotele, Aelianus,
& aultres. Iceulx propos tenens faisoient souvent, pour plus estre
asseurez, apporter les livres sudictz à table. Et si bien &
entierement retint en sa memoire les choses dictes, que pour lors n'estoit
medicin, qui en sceust à la moytié tant comme ilz faifaisoient.
Depuis par après devisoient des leczons leues au matin,
& parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, s'escuroit
les dens avecques un trou de Lentisce, se lavoit les mains & les yeulx
de belle eau fraische: & rendoient graces à dieu par quelques
beaux cantiques faictz à la louange de la munificence & benignité
divine. Ce faict on aportoit des chartes, non pour iouer, mais pour y apprendre
mille petites gentillesses, & inventions nouvelles. Lesquelles toutes
yssoient de Arithmeticque. En ce moyen entra en affection de ycelle science
numeralle, & tous les iours après disner & souper y passoient
temps aussi plaisantement, qu'il souloyt es dez ou es chartes. A tant sceut
d'ycelle & theoricque et practicque, sy bien que Tunstal Angloys, qui
en avoit amplement escript, confessa que vrayement en comparaison de luy
il n'y entendoit que le hault Alemant. Et non seulement d'ycelle, mais
des aultres sciences mathematicques, comme Geometrie, Astronomie, &
Musicque. Car attendans la concoction & digestion de son past, ilz
faisoient mille ioyeulx instrumens & figures Geometricques, & de
mesmes practiquoient les canons Astronomicques. Après se esbaudissoient
à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou suz un
theme à plaisir de guorge. Et au regard des instrumens de musicque,
il aprint à iouer du luc, & l'espinette, de la harpe, de la
flutte de Alemant et à neuf trouz, de la viole & de la sacqueboutte.
Ceste heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgoit
des excrements naturelz: puis se remettoit à son estude principale
par troys heures ou davantaige: tant à repeter la lecture matutinale,
que à poursuyvre le livre entrepris, que aussi à escripre
& bien traire & former les antiques & Rhomaines lettres.
Ce faict yssoient hors leur hostel, avecques eulx un gentilhomme
de Touraine nommé l'escuyer Gymnaste, lequel luy monstroit l'art
de chevalerie. Changeant doncques de vestemens monstoit sus un coursier/
sus un roussin/ sus un genet/ sus un cheval legier: & luy donnoyt cent
quarrières, le faisoit voltiger en l'air, franchir le fossé,
saulter le palys, court tourner en un cercle, tant à dextre comme
à senestre. La rompoyt non poinct la lance. Car c'est la plus grande
reserve du monde, dire, Iay rompu dix lances en tournoy, ou en bataille:
un charpentier le ferot bien. Mais louable gloire est d'une lance avoir
rompu dix de ses ennemys. De sa lance doncq asserée, verde &
roidde, rompoyt un huys, enfonczoyt un arnoys, aculloyt une arbre, enclavoyt
un aneau, enlevoyt une selle d'armes, un aubert, un guantelet. Le tout
faisoit armé de pied en cap. Au reguard de fanfarer & fayre
les petitz popismes sus un cheval nul ne le feist mieulx que luy. Le voltigeur
de Ferrare n'estoyt qu'un cinge en comparaison. Singulierement estoyt aprins
à saulter hastivement d'un cheval sus l'aultre sans prendre terre.
Et nommoyt on ces chevaulx desultoyres, & de chascun cousté
la lance on poing monter sans estrivière, et sans bride guyder le
cheval à son plaisir. Car telles choses servent à discipline
militaire. Un aultre iour se exerceoit à la hasche. Laquelle tant
bien coulloyt: tant vertement de tous pics reserroyt, tant soupplement
avalloyt en taille ronde, qu'il feut passé chevalier d'armes en
campaigne, & en tous essays. Puis bransloyt la picque, sacquoyt de
l'espée à deux mains, de l'espée bastarde, de l'espagnole,
de la dague & du poignart, armé, non armé, au boucler,
à la cappe, à la rondelle. Couroyt le cerf, le chevreuil,
le daim, le sanglier, le livre, la perdrys, le faisant, l'otarde. Iouer
à la grosse balle, & la faisoyt Bondir en l'air autant du pied,
que du poing. Luctoyt courroyt saultoyt, non à troys pas un sault
non à clochepied, non au sault d'alement. Car (disoyt Gymnaste)
telz saulx sont inutiles, & de nul bien en guerre Mays d'un sault persoyt
un foussé, volloit sus une haye montoyt six pas encontre une muraille
& rempoyt en ceste faczon à une fenestre de la hauteur d'une
lance.
Nageoyt en parfonde eau, à l'endroict, à l'envers,
de cousté, de tout le corps, des seulz pieds, une main en l'air,
en laquelle tenant un livre transpassoyt toute la rivière de Loyre
à Montsoreau sans le mouiller & tyrant par les dens son manteau,
comme faisoyt Iules Cesar, puis d'une main entroyt en grande force en un
basteau: d'icelluy se gettoyt derechief en l'eau la teste la première,
sondoyt le parfond, creuzoyt les rochiers & gouffres de la fosse de
Savigny. Puis ycelluy basteau il tournoyt/ gouvernoyt/ menoyt hastivement
lentement, à fil d'eau contre cours, le retenoyt en plene escluse,
d'une main le guidoyt, de l'aultre s'escrymoyt avecq un grand aviron, tendoyt
le vèle, montoyt au matz apr les traictz, couroyt sus les brancquars,
adiustoyt la boussole, contreventoyt les boulines, bendoyt le gouvernail.
Issant de l'eau roydement montoyt encontre la montaigne, &
devalloyt aussé franchement, gravoyt es arbres comme un chat, saultoyt
de l'une en l'aultre comme un escureuil, abastoyt les gros rameaux comme
un aultre Milo: avec deux poignars asserez & deux poinssons esprovez,
montoyt au hault d'une maison comme un rat, descendoyt puys du hault en
bas en telle composition des membres, que de la cheute n'estoit aulcunement
grevé. Iectoyt le dart, la barre, la pierre, la iaveline, l'espieu,
la halebarde, enfonceoyt l'arc, bandoyt es reins les fortes arbalestes
de passe, visoyt de l'harquebouse à l'oeil affeustoyt le canon,
tyroit à la butte, au papagay du bas en mont, d'amont en val, davant,
de costé, et en arrière, comme les Parthes. L'on luy atachoyt
un cable en quelque haulte tour pendent en terre: par icelluy avecques
deux mains montoyt, puys devaloyt sy roiddement, & sy asseurement,
que plus ne pourriez parmy un pré bien eguallé. L'on luy
mettoit une grosse perche apoyée à deux arbres à ycelle
se pendoyt par les mains, & d'ycelles alloyt & venoyt sans des
pieds à rien toucher, que à grande course on ne l'eust peu
aconcepvoir.
Et pour se exercer le thorax & poulmons, crioyt comme tous
les diables. Ie l'ouy une foys appelant Eudemon depuis la porte de Bessé
iusques à la fontaine de Marsay Stentor n'eut oncques telle voix
à la bataille de Troye Et pour gualantir les nerfz l'on luy avoyt
faict deux grosses saulmones de plomb chascune du poys de huys mille sept
cens quintaulx lesquelles il nommoyt alteres. Icelles prenoyt de terre
en chascune main & les elevoyt en l'air au dessus de la teste, et les
tenoyt ainsy sans soy remuer troys quars d'heure & dadventaige que
estoyt une force inimitable. Iouoyt aux barres avecques les plus fors.
Et quand le poict advenoyt se tenoit sus ses pieds tant roiddement qu'il
se abandonnoyt es plus fors en cas qu'ils le feissent mouvoir de sa place.
Comme iadys faisoyt Milo. A l'imitation duquel aussy tenoyt une pomme de
grenade en sa main, & la donnoyt à qui luy pourroyt houster.
Le temps ainsi employé luy frotté, nettoyé,
& refraischy d'habillemens, tout doulcement s'en retournoyt & passans
apr quelques prez, ou aultres lieux herbuz visitoient les arbres &
plantes, les conferens avec les livres des anciens qui en ont escript comme
Theophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer, & Galen.
Et en emportoient leurs plenes mains au logis, desquelles avoyt la charge
un ieune page nommé Rhizotome, ensemble des marrrochons, des pioches,
cerfouetes, beches, tranches, & aultres instrumens requis à
bien arborizer. Eulx arrivez au logis ce pendent qu'on aprestoyt le soupper
repetoient quelques passaiges de ce qu'avoyt esté leu & s'asseoient
à table. Notez ycy, que son disner estoit sobre & frugal, car
tant seulement mangeoyt pour refrener les haboys de l'estomach, mays le
souper estoyt copieux & large. Car tant en prenoyt que luy estoyt de
besoing à soy entretenir & nourrir. Ce que est la vraye dicte
prescripte par l'art de bone & sceure medicine, quoy qu'un tas de badaulx
medicins herselez en l'officine des Arabes conseilent le contraire. Durant
ycelluy repas estoyt continuée la leczon du disner, tant que bon
sembloyt, les reste estoyt consommé en bons propous tous letrez
& utiles. Après graces rendues se adonnoient à chanter
musicalement, à iouer d'instrumens harmonieux, ou de ces petitz
passetemps qu'on faict es chartes, es dez & goubeletz, & là
demouroient faisans grand chère & s'esbaudissans aulcunesfoys
iusques à l'heure de dormir, quelquefoys alloient visiter les compaignies
des gens letrez, ou de gens qui eussent veu pays estranges. En pleine nuyct
davant que soy retirer alloient en lieu de leur logys le plus descouvert
veoir la face du ciel, & là notoient les comètes sy aulcunes
estoient, les figures, situations, aspectz, oppositions & coniunctions
des astres. Puis avecques son precepteur recapituloyt brievement tout ce
qu'il avoyt leu, veu, sceu faict & entendu on decours de toute la iournée.
Si prioient dieu le createur en l'adorant, & ratiffiant leur foy envers
luy, & le glorifiant de sa bonté imense, & luy rendant graces
de tout le temps passé, se recommendoient à sa divine bonté
pour tout l'advenir. Ce faict entroient en leur repous.
Comment Gargantua employt le temps
quand l'air estoit pluvieux.
Chap. xxii.
S'il advenoyt que l'air feust pluvieux & intempère,
tout le temps davant disner estoyt employé comme de coustume, excepté
qu'il faisoyt allumer un beau et clair feu, pour couriger l'intempérie
de l'air. Mays après disner en lieu des exercitations, ilz demouroient
en la maison & estudioient en l'art de painctrie, & sculpture:
ou revocquoient en usaige l'anticque ieu des tales, ainsy qu'en a escript
Leonicus, & comme y ioue nostre bon amy Lascaris. En y iouant recoloient
les paissages des auteurs anciens es quelz est faicte mention ou prinse
quelque metaphore sus ycelluy ieu: ou alloient veoir les lapidaires, orfeuvres
& tailleurs de pierreries, ou les Alchimistes & monnoyeurs, ou
les hautelissiers, les tissotiers, les velotiers, les horologiers, miralliers,
imprimeurs, organistes, tincturiers, & aultres telles sortes d'ouvriers,
& par tous donnans le vin, aprenoient, & consideroient l'industrie
& invention des mestiers. Alloient ouir les leczons publicques, les
actes solennelz, les repetitions, les declamations, les paydoiez des gentilz
advocatz, les concions des prescheurs evangelicques. Passoyt par les salles
& lieux ordonnez pour l'escrime, & là contre les maistres
essayoit de tous bastons, & leur monstroyt par evidence, que autant
voyre plus en sçavoyt que iceulx. Et au lieu de arborizer, visitoient
les bouticques des drogueurs, herbiers & apothecaires, & soigneusement
consideroyent les fruictz, racines, feueilles, semences, axunges peregrines,
ensemble aussy comment on les adulteroyt. Alloyt veoir les bateleurs, treiectaires
& theriacleurs, & consideroyt leurs gestes, leurs ruses, leurs
soubressaulx, et beau parler singulierement de ceulx de Chaunys en Picardie,
car ilz sont de nature grands iaseurs & beaux bailleurs de balivernes.
Eulx retournez pour soupper, mangeoient plus sobrement que es aultres
iours, & viandes plus dessicatives & extenuantes: affin que l'intemperie
humide de l'air, communicquée au corps par necessayre continuité,
feust par ce moyen corrigée & ne leur feust incommode par ne
soy estre exercitez: comme avoient de coustume.
Ainsy fut gouverné Gargantua & continuoyt ce procès
de iour en iour, en profitant comme entendez que peut fayre un ieune homme
de bon sens en tel exercice ainsi continué. Lequel combien que semblast
pour le commencement difficile, en la continuation tant doux fut/ legier/
& delectable, que mieulx ressembloyt un passetemps de roy, que l'estude
d'un escholier. Toutesfoys Ponocrates pour le seiourner de ceste vehemente
intention des esperitz advisoyt une foys le moys quelque iour bien clair
& serain, on quel bougeoient au matin de la ville, & alloient à
Gentilly, ou a Boloigne, ou à Montrouge, ou au pont Charenton, ou
à Vanves ou à sainct Clou. Et là passoient toute la
iournée à fayre la plus grande chère, dont ilz se
povoient adviser, railraillanz gaudissans, beuvanz d'aultant, iouanz, chantant,
dandansanz, se voytrans en quelque beau pré, denigeans des passereaulx,
prenanz des cailles, peschans aux grenoilles, & escrevisses. Mais encores
que ycelle iournée feust passée sans livres & lectures,
ponct elle n'estoyt passée sans profit. Car en beau pré ilz
recoloient par cueur quelques plaisans vers de l'agriculture de Virgile,
de Hesiode, du Rustice de Politian, descryvoient quelque plaisans epigrammes
en latin: puys les mettoient par rondeaux & balades en langue françoise,
En bancquetant du vin aisgué separoient l'eau, comme l'enseigne
Cato de re rust. & Pline, avecques un goubelet de Lyerre, lavoient
le vin en plain bassin d'eau puys le retiroient avec un embut faisoient
aller l'eau d'un verre en aultre, bastissoient plusieurs petitz engins
automates, c'est à dyre, soy movens eulx mesmes.
Comment feut meue entre les fouaciers de Lerné,
& ceulx du pays de Gargantua
le grand debat, dont furent faictes grosses guerres.
Chap. xxiii.
En cestuy temps, qui feut la saison de vendanges on commencement
de Automne, les bergiers de la contrée estoient à guarder
les vignes, & empescher que les estourneaux ne mangeassent les raisins.
En quel temps les fouaciers de Lerné passoient le grand quarroy
menans dix ou douze charges de fouaces à la ville.
Lesdictz bergiers les requirent courtoisement leurs en bailler
pour leur argent au pris du marché. Car notez que c'est viande celeste,
manger à desieuner des raisins avecq la fouace fraiche, mesmement
des pineaulx, des fiers, des muscadeaux, de la vicane, & des foyrars
pour ceulx qui sont constipez de ventre. Car ilz les font dasler long comme
un vouge: et souvent cuydant peter ilz se conchoyent, dont sont nommez
les cuidez de vendanges. A leur requeste ne feurent aulcunement enclinez
les fouaciers, mais (que pys est) les oultragèrent grandement en
les appellant Trop d'iteulx, Breschedens, Plaisans rousseaulx, Galliers,
Riennevaulx, Rustres, Challans, Hapelopis, Trainegeines, gentilz Floquetz,
copieux, Landores, Malotruz, Dendins, Baugears, Tezez, Gaubregeux, Gogueluz,
Clacledens, Boyers d'etrons. Bergiers de merde, & aultres telz epithetes
diffamatoyres, adioustans que poinct à eulx n'apartenoit manger
de ces belles fouaces: mais qu'ilz se debvoient contenter de gros pain
ballé, & de tourte.
Auquel outraige un d'entreulx nommé Frogier, bien honeste
homme de sa personne, & notable bacchelier respondit doulcettement.
Depuis quand avez vous prins les cornes, qu'estez tant rogues devenuz?
Dea vous nous en soulliez volentiers bailler, & maintenant y refussez?
Ce n'est pas faict de bons voisins, & ainsi ne vous faisons no', quand
vous venez icy achapter nostre beau froment: dont vo' faictes vos gasteaux
& fouaces: encores par le marché, vous eussions nous donné
de nos raisins. Mais par la mer dé vous en pourriez repentir, &
aurez quelque iour affaire de nous, lors nous ferons envers vous à
la pareille, & vo' en soubvieigne.
Adoncq Marquet grand bastonnier de la confrérie des fouaciers,
luy dist. Vrayment tu es bien acresté à ce matin: tu mengeas
arsoir trop de mil. Vien cza/ vien cza, ie te donneray de ma fouace.
Lors Forgier en toute simplicité aprochea tyrant un unzain
de son baudrier: pensant que Marquet luy deust deposcher de ses fouaces,
mais il luy bailla de son fouet à travers les iambes si rudement
que nouz y apparoissoient: puis voulut gaigner à la fuyte: mais
Forgier s'escrya, au meurtre, & à la force tant qu'il peut,
ensemble luy getta un gros tribard qu'il portoit soubz son escelle, &
le attainct par la ioincture coronale de la teste, sur l'artère
crotaphique, du cousté dextre: en sorte que Marquet tombit de dessus
sa iument, mieulx semblant un homme mort que vif. Ce pendent les mestaiers,
qui là auprès challoient les noiz, accoururent avec leurs
grandes gaules & frapèrent sus ces fouaciers comme sus seigle
verd. Les aultres bergiers & bergières, ouyans le cry de Forgier,
y vindrent avec leurs fondes & brassiers, & les suyverent à
grands coups de pierres tant menuz qu'il sembloit que ce feust gresle.
Finablement les aconpceurent, & houstèrent de leurs fouaces
environ quatre ou cinq douzaines, toutesfoys ilz les payèrent au
pris accoustumé, & leurs donnèrent un cent de quecas,
& troys panerées de franc aubiers. Ce faict les fouaciers aydèrent
à monter Marquet, qui estoit villainement blessé, & s'en
retournèrent à Lerné sans poursuyvre le chemin de
Parillé: menassans fort & ferme les boviers, bergiers/ &
metayers de Seuillé & de Synays. Ce faict & bergiers &
bergières feirent chère lye avecques ces fouaces & beaulx
raisins/ & se rigollèrent ensemble au son de la belle bouzine:
se mocquans de ces beaux fouaciers glorieux, qui avoient trouvé
male encontre, par faulte de s'estre seignez de la bonne main au matin.
Et avec gros raisins chenins estuvèrent les iambes de Forgier mignonnement,
si bien qu'il feut tantost guery.
Comment les habitans de Lerné par
le commandement de Picrochole leur roy
assaillèrent au despourveu les bergiers de Gargantua.
Chap. xxiiii.
Les fouaciers retournez à Lerné soubdain davant
boyre ny manger se transportèrent au capitoly, & là davant
leur roy nommé Picrochole, tiers de ce nom, proposèrent leur
complainte, monstrans leurs paniers rompuz, leurs robbes dessirées,
leurs fouaces destroussées, & singulièrement Marquet
blessé enormement, disans le tout avoir esté faict par les
bergiers & mestaiers de Granedgousiser, auprès du grand carroy
par delà Seuillé. Lequel incontinent entra en courroux furieux,
& sans plus oultre se interroguer quoy ne comment feist cryer par son
pays ban & arrière ban, & que un chascun sur peine de la
hart convint en armes en la grand place, devant le chasteau, à heure
de midy, pour mieulx confermer son entreprinse, envoya sonner le tabourin
à l'entour de la ville, luy mesmes ce pendent qu'on aprestoit son
disner, alla faire affuster son artillerie, & desploier son enseigne
& oriflant, & charger force munitions, tant de harnoys d'armes
que de gueulles. En disnant bailla les commissions & feut par son esdict
constitué le seigneur Grippeminaud sus l'avantgarde, en laquelle
feurent contez seize mille hacquebutiers, vingt cinq mille avanturiers.
A l'artillerie feut commis le grand escuyer Toucquedillon, en laquelle
feurent contées neuf cent quatorze grosses pièces de bronze,
en canons, double canons, baselicz, serpentines, coulevrines, bombardes,
foulcons, passevolans, spiroles, & aultres pièces. L'arrière
guarde fut baillée au duc de Raquedenare. En la bataille se tint
le roy & les princes de son royaulme. Ainsi sommairement acoustrez
davant que se mettre en voye, envoyèrent troys cens chevaulx legiers
soubz la conduicte du capitaine Engoulevent, pour descouvrir le pays, et
sçavoir s'il y avoit nulle embusche par la contrée. Mais
avoir diligemment recherché trouvèrent tout le pays à
l'environ en paix & silence, sans assemblée quelconques. Ce
que entendent Picrochole commenda que chascun marchast soubz son enseigne
hastivement. Adoncques sans ordre & mesure prindrent les champs les
uns par my les aultres, guastant & dissipans tout par où ilz
passoient, sans espargner ny pouvre ny riche, ny lieu, sacré, ny
prophane, emmenoient beufz, vaches, taureaux, veaulx, genisses, brebis,
moutons, chevres et boucqs: poulles, chapons, poulletz, oyzons, iards,
oyes, porcs, truyes, guorretz, abastans les noix, vendengeans les vignes,
emportans les ceps, croullans tous les fruicts des arbres. C'estoit un
desordre incomparable de ce qu'ilz faisoient. Et ne trouvèrent personne
quelconques leur resistast, mais un chascun se mettoit à leur mercy,
les suppliant estre traictez plus humainement, en consideration de ce qu'ilz
avoient de tous temps estez bons & aimables voisins, & que iamais
envers eulx ne commirent excès ne oultraige, pour ainsi soubdainement
estre par iceulx mal vexez, & que dieu les en puniroit de brief. Es
quelles remonstrances, rien plus ne respondoient, si non qu'ilz leurs vouloient
aprendre à manger de la fouace.
Comment un moyne de Seuillé
saulva le le cloz de l'abbaye du sac des ennemys.
Chap. xxv.
Tant feirent et tracassèrent en pillant & larronnant,
qu'ilz arrivèrent à Seuillé: et detroussèrent
hommes & femmes, et prindrent ce qu'ilz peurent: rien ne leurs feut
ny trop chaud ny trop pesant. Combien que la perte y feust par la plus
grande part des maisons, ilz entroient par tout, & ravissoient tout
ce qu'estoyt dedans, & iamays nul n'en print dangier. Qui est cas assez
merveilleux. Car les curez, vicaires, prescheurs, medicins, chirurgiens
& apothecaires, qui alloient visiter, pensr, guerir, prescher, &
admonester les malades, estoient tous mors de infection & ces diables
pilleurs & meurtriers oncques n'y preindrent mal. Dont vient cela messieurs?
pensez y ie vo' pry. Le bourg ainsi pillé, se transportèrent
en l'abbaye avecques horrible tumulte, mays la trouvèrent bien reserrée
& fermée: dont l'armée principale marcha oultre vers
le gué de Vède, exceptez sept enseignes de gens de pied &
deux cens lances qui là restèrent & rompirent les murailles
du cloux affin de guaster toute la vendange. Les pouvres diables de moynes
ne sçavoient auquel de leurs saincts se vouer, à toutes adventures
feirent sonner ad capitulum capitulantes: là feut decreté
qu'ilz feroient une belle procession, renforcée de beaux prechans
& letanies contra hostium insidias, & beaux responds pro pace.
En l'abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier nommé frère
Iean des Entommeures, ieune, guallant, frisque, dehayt, bien à dextre,
hardy, adventureux deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule,
bien advantagé en nez, beau despescheur d'heures beau debrideur
de messes, pour tout dire, un vray moyne si oncques en feut depuys que
le monde moyna. Icelluy entendent le bruyt que faisoyent les ennemys par
le clos de leur vigne, sortit hors pour veoir ce qu'ilz faisoient. Et advisant
qu'ilz vendangeoient leurs clous, on quel estoyt leur boyte de tout l'an
fondée, s'en retourne au cueur de l'eglise ou estoient les aultres
moynes tous estonnez comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter.
Im. im: im/pe/e/e/e/e/tum/um/in/i/ni/i/mi/co/o/o/o/o/rum/um/
C'est, dist il, bien chien chanté. Vertus dieu, que ne
chantez vo' A dieu paniers, vendanges sont faictes? Ie me donne au diable,
s'ilz ne sont en nostre clous, & tant bien couppent & seps &
raisins, qu'il n'y aura par le corps dieu de quatre années que halleboter
dedans. Ventre sainct Iacques que boyrons no' cependent, no' aultres pauvres
diables? Seigneur dieu da mihi potum.
Lors dist le prieur claustral. Que fera cest hyvroigne ycy? Qu'on
me le mène en prison, troubler ainsi le service divin?
Mays, dist le moyne, le service du vin faisons tant qu'il ne soyt
troublé, car vous mesmes monsieur le prieur, aymez boyre du meilleur,
sy faict tout homme de bien. Iamays homme noble ne hayt le bon vin. Mais
ces responds que chantez ycy ne sont par dieu pas de saison. Pourquoy sont
nos heures en temps de moissons & de vendanges courtes & en l'advent
& tout l'hyver tant longues? Feu de bonne memoyre frère Macé
Pelosse, vray zelateur, ou ie me donne au diable, de nostre religion, me
dist, il me soubvient, que la raison estoyt, affin qu'en ceste saison nous
facions bien serrer & fayre le vin & qu'en hyver nous le humons.
Escoutez messieurs vous aultres: qui ayme le vin le cor dieu sy ne suyve.
Car hardiment que sainct Antoine me arde sy ceulx tastent du pyot, qui
n'auront secouru la vigne. Ventre dieu, les biens de l'eglise? ha non non.
Diable sainct Thomas l'angloys voulut bien pour yceux mourir, si ie mouroys
ne seroys ie pas faict de mesmes? Ie ne mourray ia pourtant, car c'est
moy qui le foys es aultres.
Ce disant mist bas son grand habit, & se saisit du baston
de la croix, qui estoyt de cueur de cormier long comme une lance, rond
à plain poing & quelque peu semé de fleurs de lys toutes
presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon & mist son froc
en escharpe. Et de son baston de la croix donna sy brusquement sus les
ennemys qui sans ordre ny enseigne, ny trompete, ny tabourin, par myu le
clous vendangeoient. Car les porteguydons & portenseignes avoyent mys
leurs guidons & enseignes l'orée des meurs, les tabourineurs
avoient defoncez leurs tabourins d'un cousté, pour les emplir de
raisins, les trompettes estoient chargez de moussines, chascun estoyt desrayé,
Il chocqua doncques si roydement sus eulx sans dyre guare, qu'il les renversoyt
comme porcs frapant à tors & à travers à la vieille
escrime, es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras &
iambes, es aultres deslochoyt les spondyles du coul, es aultres demoulloyt
les reins, avalloyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt les mandibules,
enfonçoyt les dens en la gueule, descroulloyt les omoplates, spaceloyt
les greves, desgondoyt les ischies, debezilloit les faucilles. Si quelqu'un
se vouloyt cascher entre les seps plus espès, à icelluy freussoit
tout l'areste du doux: & l'esrenoit comme un chien. Si aulcun saulver
se vouloyt en fuyant, à icelluy faisoyt voler la teste en pièces
par la commissure lambdoide. Sy quelqu'un gravoyt en une arbre pensant
y estre en seureté, ycelluy de son baston empaloyt par le fondement.
Si quelqu'un de sa vieille congnoissance luy crioyt. Ha frère Iean
mon amy, frère Iean ie me rend. Il t'est (disoit il) bien forcé.
Mays ensemble tu rendras l'ame à tous les diables. Et soubdain luy
donnoit dronos. Et si personne tant feut esprins de temerité qu'il
luy voulust resister en face, là monstroyt la force de ses muscles.
Car il leurs transperçoyt la poictrine par le mediastine & par
le cueur, à d'aultres donnant suz la faulte des coustes, leurs subvertissoyt
l'estomach, & mouroient soubdainement, es aultres tant fierement frappoyt
par le nombril, qu'il leurs faisoyt sortir les tripes, es aultres par my
les couillons persoyt le boiau cullier. Croiez que c'estoit le plus horrible
spectacle qu'on veit ocnques, les uns cryoient saincte Barbe, les aultres
sainct georges, les aultres saincte Nytouche, les aultres nostre Dame de
Cunault, de Laurette, de bonnes nouvelles/ de la lenou/ de rivière.
Les uns se vouoyent à sainct Iacques, les aultres au sainct Suaire
de Chambery, mais il bruslae troys moys après si bien qu'on n'en
peut salver un seul brin. Les aultres à Cadouyn, Les aultres à
sainct Iean d'Angely. Les aultres à sainct Eutrope de Xainctes,
à sainct mesmes de Chinon, à sainct Martin de Candes, à
sainct Clouaud de Sinays: es reliques de Iaurezay: & mille aultres
bons petits sainctz.
Les uns mouroient sans parler, les aultres cryoient à haulte
voix. Confession. Confession. Confiteor. Miserere. In manus.
Tant fut grand le crys des navrez, que le prieur de l'abbaye avecques
tous les moynes sortirent, Lesquelz quand apperceurent ces pauvres gens
ainsi ruez par my la vigne & blessez à mort en confessèrent
quelques uns. Mays ce pendent que les prestres se amusoient à confesser:
les petitz moinetons coururent au lien on estoyt frère Iean, luy
demandant en quoy il vouloyt qu'ilz luy aydassent, A quoy respondit, qu'ilz
esguorgetassent ceulx qui estoient portez par terre. Adoncques laissans
leurs grandes cappes sus une treille au plus près, commencèrent
d'esguorgeter/ & achever ceulx qu'il avoit desià meurtryz. Sçavez
vo' de quelz ferremens? A beaux gouetz, qui sont petitz demy cousteaux
dont les petitz enfans de nostre pays cernent les noix. Puys à tout
son baston de croix, guaingna la brèche qu'avoient faict les ennemys.
Aulcuns des moinetons emportèrent les enseignes & guydons en
leurs chambres pour en faire des iartiers. Mays quand ceulx qui s'estoient
confessez vouleurent sortir par ycelle bresche, Le moyne les assomoyt de
coups, disant ceulx cy sont confes & repentans, & ont guaigné
les paronds: ilz s'en vont en Paradis aussy droict comme une faucille,
& comme est le chemin de Faye. Ainsi par sa prouesse feurent desconfiz
tous ceulx de l'armée qui estoient entrez dedans le clous iusques
au nombre de treze mille six cens vingt & deux, Iamays Maugis hermite
ne se porta sy vaillament à tout son bourdon contre les Sarrasins
des quelz est escript es gestes des quatre filz Haymon, comme feist le
moyne à l'encontre des ennemys avecq le baston de la croix.
Comment Picrochole print d'assault la roche Clermaud
& le regret & difficulté que feist Grangousier
de entreprendre guerre.
Chap. xxvi.
Ce pendent que le moyne s'escarmouscha comme avons dict contre
ceulx qui avoient entré le clous. Picrochole à grande hastiveté
passa le gué de Vède avecques ses gens & assaillit la
riche Clermaud, on quel lieu ne luy feut faicte resistance quelconques,
& par ce qu'il estoyt ià nuyct delibera en ycelle ville se hebergier
soy & ses gens, & refraischir de sa cholère pungitive. Au
matin prit d'assault les boullevars & chasteau & le rempara tresbien:
& le proveut de munitions requises, pensant là fayre sa retraicte
si d'ailleurs estoit assailly. Car le lieu estoyt fort & par art &
par nature, à cause de sa situation, & assiete. Or laissons
les là, & retournons à nostre bon Gargantua qui est à
paris bien instant à l'estude de bonnes letres & exercitations
athleticqus, & le vieulx bon homme Grandgousier son père, qui
après souper se chauffoit les couilles à un beau clair &
grans feu & attendent graisler des chastaignes escript on foyer avec
un baston bruslé d'un bout, dont on escharbotte le feu: faisant
à sa femme & famille de beaux contes du temps iadys. Un des
bergiers qui guardoient les vignes nommé Pillot: se transporta devers
luy en icelle heure, & raconta entierement les excès & pillaiges
que faisoyt Picrochole roy de Lerné en ses terres & dommaines,
& comment il avoyt pillé/ guasté/ sacagé tout
le pays, excepté le clous de Seuillé que frère Iean
des entommeures avoyt saulvé à son honneur, & de present
estoyt ledit roy en la roche clermaud: où à grande instance
se remparoyt, luy & ses gens.
Holos/ holos dist Grandgousier, qu'est cecy bonnes gens? Songe
ie ou si vray est ce qu'on me dict? Picrochole mon amy ancien, de tout
temps, de toute race & alliance me vient il assaillir Qui le meut?
qui le poinct? qui le conduict? qui l'a ainsi conseillé? Ho/ ho/
ho/ ho/ ho. Mon dieu mon saulveur, ayde moy, inspire moy, conseille moy
à ce qu'est de faire. Ie proteste, ie iure davant toy, ainsy me
soys tu favorable, sy iamays à luy desplaisir ne à ses gens
dommage, ne en ses terres ie feyx pillerie, mais bien au contrayre, ie
l'ay secouru de gens, d'argent, de faveur & de conseil, en tous cas,
que ay peu congnoistre son adventaige. Qu'il me ayt doncques en ce poinct
oultragé, ce ne peut estre que par l'esperit maling. Bon dieu tu
cognoys mon couraige, car à toy rien ne peut estre celé.
Si par cas il estoyt devenu furieux, & que pour luy rehabiliter son
cerveau tu me l'eusse ycy envoyé: donne moy & povoir/ &
sçavoir le rendre au iouc de ton sainct vouloir par bonne discipline.
Ho/ ho/ ho. Mes bonnes gens mes amys, & mes beaulx serviteurs, fauldra
il que ie vous empesche à me y ayder? Las, ma vieillesse ne requeroyt
dorenavant que repous, & toute ma vye n'ay rien tant procuré
que paix. Mais il fault, ie le voy bien, que maintenant de harnoys ie charge
mes pauvres espaules lasses & foibles, & en ma main tremblante
ie preigne la lance & la masse: pour secourir & guarantir mes pauvres
subiectz. La raison le veult ainsi, car de leur labeur ie suys entretenu,
& de leur sueur ie suys nourry moy, mes enfans & ma famile. Ce
non obstant, ie n'entreprandray poinct guerre, que ie n'aye essayé
tous les ars & moyens de paix, là ie me resolus.
Adoncques feist convocquer son conseil & propousa l'affayre
tel comme il estoyt. Et feut conclut qu'on envoyroyt quelque homme prudent
devers Picrochole, sçavoir pourquoy ainsi soubdainement estoyt party
de son repous, & envahy les terres, es quelles il n'avoyt droict quiconques.
Davantaige qu'on envoyast querir Gargantua & ses gens, affin de maintenir
le pays, & defendre à ce besoing. Le tout pleut à Grandgousier
& commenda que ainsi feust faict. Dont sus l'heure envoya le Basque
son laquays querir à toute diligence Gargantua Et luy escripvit
comme s'ensuyt.
La teneur des letres que Grandgousier escryvoyt
à Gargantua.
Chap. xxvi.
La ferveur de tes estudes requeroyt que de long temps ne te revocasse
de cestuy philosophicque repous, sy la confiance de nos amys & anciens
confederez n'eust de present frustré la seureté de ma vieillesse.
Mays puis que telle est cette fatale destinée, que par yceulx soys
inquieté: es quelz plus ie me repousoye, force me est te rappeller
au subside des gens & biens qui te sont par droict naturel assiez.
Car ainsi comme debiles sont les armes au dehors, si le conseil n'est en
la maison: aussi vaine est l'estude & le conseil inutile: qui en temps
oportun par vertu n'est executé & son effect reduict. Ma deliberation
n'est poinct de provocquer, mays de apayser, d'assaillir mays defendre:
de conquester, mays de guarder mes feaulx subiectz & terres hereditaires.
Es quelles est hostilement entre Picrochole, sans cause ny occasion, et
de iour en iour porsuyt sa furieuse entreprinse avecques excès non
tolerables à personnes libères. Ie me suis en debvoir mys
pour moderer sa cholère tyrannicque luy offrent tout ce que ie pensoys
luy povoir estre en contentement, & par plusieurs foys ay envoyé
amiablement devers luy pour entendre en quoy, par quoy, & comment il
se sentoyt oultragé, mays de luy n'ay eu responce que de voluntaire
deffiance, & que en mes terres pretendoyt seulement droict de bien
seance. Dont iay congneu que dieu eternel l'a laissé au gouvernail
de son franc arbitre & propre sens, qui ne peut estre que meschant
sy par grace divine n'est continuellement guydé: & pour le contenir
en office & reduyre à cognoissance me l'a ycy envoyé
à molestes enseignes. Pourtant mon filz bien amé le plus
toust que faye pourras ces letres veues retourne à diligence secourir
non tant moy (ce que toutesfoys par pitié naturellement tu doibs)
que les tiens, lesquelz par raison tu peuz saulver et guarder. L'exploict
sera faict à moindre effusion de sang que sera possible. Et si possible
est par engins plus expediens, cautèles & ruses de guerre nous
saulverons toutes les ames: & les renvoyerons ioyeux à leurs
domiciles. Treschier filz la paix de Christ nostre redempteur soyt avecques
toy. Salue Ponocrates, Gymnastes, & Eudemon de par moy. Du vingtiesme
de Septembre, Ton père Grandgousier.
Comment Ulrich Gallet feut envoyé
devers Picrochole.
Cap. xxviii.
Les letres dictes & signées, Grandgouzier ordonna que Ulrich
Gallet, maistre de ses requestes, homme saige & discret, duquel en
divers & contencieux affaires il avoyt esprouvé la vertus &
bon advys allast devers Picrochole, pour luy remonstrer ce que par eulx
avoit esté decreté. En celle heure partit le bonhomme Gallet,
& passé le gué demanda au meusnier, de l'estat de Picrochole:
lequel luy feist responce que ses gens ne luy avoient laissé ny
coq ny geline & qu'ilz s'estoient enserrez en la roche Clermaud, &
qu'il ne luy conseilloyt poinct de proceder oultre de peur du guet, car
leur fureur estoit enorme. Ce que facilement il creut, & pour celle
nuict hebergea avecques le meusnier. Au lendemain matin, se transporta
avecques la trompette à la porte du chasteau, & requist es guardes,
qu'ilz le feissent parler au roy pour son profit. Les parolles annoncées
au roy ne consentit aulcunement qu'on luy ouvrit la porte, mays se transporta
sus le boulevard, & dit à l'embassadeur. Qui a il de nouveau?
que voulez vous dyre? A doncques l'embassadeur propousa comme s'ensuyt.
La harangue faicte par Gallet
à Picrochole.
Chap. xxix.
Plus iuste cause de douleur naistre ne peut entre les humains
que si du lieu dont par droicture esperoient grace & benevolence, ilz
recepvent ennuy & dommaige. Et non sans cause (combien que sans raison)
plusieurs venuz en tel accident, ont ceste indignité moins estimé
tolerable, que leur vie propre, & en cas que par force ny aultre engin
ne l'ont peu corriger, se sont eulx mesmes privez de ceste lumière.
Doncques merveille n'est si le roy Grandgouzier mon maistre est à
ta furieuse & hostile venue saisy de grand desplaisir & perturbé
en son entendement, merveille seroit si ne l'avoient esmeu les excès
incomparables, qui en ses terres/ & subiectz ont esté par toy/
et tes gens commis, es quelz n'a esté obmis nul exemple d'inhumanité.
Ce que luy est tant grief de soy par la cordiale affection/ de laquelle
a chery ses subiectz, que à mortel homme plus estre ne sçauroit,
toutesfoys sus l'estimation humaine plus grief luy est/ en tant que par
toy/ et les tiens ont esté ces griefz/ et tords faictz. Qui de toute
memoyre et ancienneté aviez toy & tes pères une amitié
avecques luy, & tous ces ancestres conceue, laquelle iusques à
present comme sacrée ensemble aviez inviolablement maintenue/ guardée/
& entretenue, si bien que non luy seullement, ny les siens, mais les
nations Barbares/ Poictevins/ Bretons/ Manseaux, et ceulx qui habitent
oultre les isles de Canarre/ & Isabella, ont estimé aussi facile
demollir le firmament/ & les abysmes eriger au dessus des nues, que
desemparer vostre alliance: & tant le ont dedoubtée en leurs
entreprinses, que n'ont iamais ouzé provoquer/ irriter/ ny endommaiger
l'un par craincte de l'aultre. Plus y a. Ceste sacrée amytié
tant a emply ce ciel, que peu de gens sont auiourd'huy habitans par tout
le continent & isles de l'Ocean, qui ne ayent ambitieusement aspiré
estre receuz en icelle à pactes par vous mesmes conditionnez: autant
estimant vostre confederation que leurs propres terres/ & dommaines.
En sorte que de toute memoyre n'a esté prince ny ligue tant esserée/
ou superbe qui ait ouzé courir sus, ie ne dys pas vos terres, mais
celles de vos confederez. Et si par conseil precipité/ ont encontre
eulx attempté quelque cas de nouvelleté, le nom & tiltre
de vostre alliance entendu, ont soubdain desisté de leurs entreprinses.
Quelle furie doncques vous esmeut maintenant, toute alliance brisée,
toute amytié conculquée, tout droit trespassé/ envahir
hostilement ses terres, sans en rien avoir esté par luy ny les siens
endommaigé, irrité, ny provoqué? Où est foy?
où est loy? où est raison? où est humanité,
où est crainte de dieu? Cuyde tu ces oultraiges estre recellées
es espritz eternelz/ & au dieu souverain, qui est iuste retributeur
de vos entreprinses? Si le cuyde, tu te trompe, car toutes choses viendront
à son iugement. Sont ce fatales destinées, ou influences
des astres qui voulent mettre fin à tes ayzes & repous? Ainsi
ont toutes choses leur fin & periode. Et quand elles sont venues à
leur poinct supellatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne
peuvent longtemps en tel estat demourer: c'est la fin de ceulx qui leurs
fortunes & prosperitez ne peuvent par raison & temperance moderer.
Mais si ainsi estoit phée, & deust ores ton heur & repos
prendre fin, failloit il que ce feust en incommodant à mon roy:
celluy par lequel tu estoys estably? Si ta maison debvoit ruiner, failloit
il qu'en sa ruyne elle tombast suz les atres de celluy qui l'avoyt aornée?
La chose est tant hors les mettes de raison, tant abhorrente de sens commun/
que à pene peut elle estre par humain entendement conceue: &
tant demourera non creable entre les estrangiers, iusques à ce que
l'effect asseuré & tesmoigné leur donne à entendre,
que rien n'est ny sainct, ny sacré à ceulx qui se sont emancipez
de dieu & raison, pour suyvre leurs affections perverses. Si quelque
tort eust esté par nous faict en tes subiectz/ & dommaiges,
si par nous eust esté porté faveur à tes mal vouluz,
si en tes affaires ne te eussions secouru, si par nous ton nom et honneur
eut esté blessé: Ou pour mieulx dyre, si l'esperit calumniateur
tentant à mal te tyrer eust par fallaces espèces/ & phantasmes
ludificatoyres mys en ton entendement, que envers toy eussions faict chose
non digne de nostre ancienne amytié, Tu debvoys premier te enquerir
de la verité, puis nous en admonester. Et nous eussions tant à
ton gré satisfaict, que eusse occasion de toy contenter. Mais (o
dieu eternel) quelle est ton entreprinse? Vouldroys tu comme tyrant perfide
piller ainsi/ & dissiper le royaulme de mon maistre? Le as tu esprouvé
tant ignave/ & stupide, qu'il ne voulust: ou tant destitué de
gens/ d'argent/ de conseil/ & d'art militaire, qu'il peust resister
à tes iniques assaulx? Depars d'icy presentement, & demain pour
tout le iour soye retiré en tes terres, sans par le chemin faire
aulcun tumulte ny force. Et paye mille bezans d'or pour les dommaiges que
tu as faict en ces terres. La moytié payera demain, l'aultre moytié
payeras es Ides de May prochainement venant: nous delaissant ce pendent
pour houstaige les Ducs de Tournemoule/ de Basdefesses/ & de Menuail,
ensemble le prince de Gratelles/ & le viconte de Morpiaille.
Comment Grandgouzier
pour achapter paix feist rendre les fouaces.
Cap. xxv.
A tant se teut le bonhomme Gallet, mays Picrochole à tous
ses propos ne respondit aultre chose, si non Venez les querir: venez les
querir. Ils ont belle couille & molle. Ilz vous brayeront de la fouace.
Adoncques s'en retourne vers Grandgousier, lequel trouva à
genoux, teste nue, encline en un petit coing de son cabinet, pryant dieu,
qu'ilz vouzist amollir la cholère de Picrochole/ & le metter
au poinct de raison, sans y proceder par force. Quand veit le bon homme
de retour il luy demanda.
Ha mon amy/ mon amy, quelles nouvelles m'apportez vo'? Il n'y
a, dist Gallet, ordre, cest homme est du tout hors du sens, & delaissé
de dieu. Voyre mays dist Grandgousier, mon amy quelle cause pretend il
de cest excès? Il ne me a, dist Gallet, cause quelconques exposé.
Sy non qu'il m'a dict en cholère quelques motz de fouaces. Ie ne
sçay si l'on auroyt poinct faict d'oultrage à ses fouaciers,
Ie le vieulx, dist Grandgousier, bien entendre davant qu'aultre chose deliberer
sur ce que seroyt de fayre.
Allors manda sçavoir de cest affayre, & trouva pour
vray qu'on avoyt prins par force quelques fouaces de ses gens, & que
Marquet avoyt eu un coup de tribard sus la teste. Toutesfoys que le tout
avoyt esté bien payé, & que ledict Marquet avoyt premier
blessé Forgier de son fouet par les iambes. Et sembla à tout
son conseil que en toute force il se doibvoyt defendre. Ce non obstant,
dist Grandgouzier. Puys qu'il n'est question que de quelques fouaces, ie
assayeray le contenter, car il me desplaist par trop de lever guerre.
Adoncques s'enquesta combien on avoyt prins de fouaces et entendent
quatre ou cinq douzaines, commenda qu'on en feist cinq charretées
en icelle nuyct, & que l'une feust de fouaces faictes à beau
beuure, beaux moyeux d'eufz, beau saffran, & belles espices pour estre
distribuée à Marquet, & que pour ses interestz, il luy
donnoyt sept cens mille Philippus pour payer les barbiers qui l'auroient
pensé, & d'abondant luy donnoyt la mestayrie de le Pomardière
à perpetuité franche pour luy & les siens. Pour le tout
conduyre & passer fut envoyé Gallet. Lequel par le chemin, feist
cuillir près de la saulloye force grands rameaux de cannes &
rouzeaux & en feist armer autour leurs charrettes, & chascun des
chartiers, & luy mesmes en tint un en sa main: par ce voulant donner
à congnoistre qu'ilz ne demandoient que la paix, & qu'ilz venoyent
pour l'achapter.
Eulx venuz à la porte requirent parler à Picrochole
de par Grandgousier. Picrochole ne voulut oncques les laisser entrer, ny
aller à eulx parler, & leur manda qu'il estoyt empesché,
mays qu'ilz dissent ce qu'ilz vouldroient au capitaine Toucquedillon lequel
affeustoyt quelque pièce sus les murailles. Adoncq luy dict le bon
homme. Seigneur pour vous rescinder toute ance de debat & houster toute
excuse que ne retournez en nostre première alliance, nous vous rendons
presentement les fouaces, dont est la controverse. Cinq douzaines en prindrent
nos gens: elles furent tresbien payeez, nous aymons tant la paix que nous
en rendons cinq charrettes: desquelles ceste icy sera pour Marquet, qui
plus se plainct. Dadventaige pour le contenter entierement, voy là
sept cens mille Philippus que ie luy livre, & pour l'interest qu'il
pourroyt prendre, ie luy cède la mestayrie de la Pomardière,
à perpetuité pour luy & les siens, possedable en franc
alloy. Voyez cy le contract de la transaction. Et pour dieu vivons dorenavant
en paix, & vous retirez en vos terres ioyeusement, cedant vostre place
icy, en laquelle n'avez droict quelconques, comme bien le confessez Et
amys comme par avant.
Toucquedillon raconta le tout à Picrochole, & de plus
en plus envenima son couraige luy disant: Ces rustres ont belle peur. Par
dieu Grangouzier se conchie, le pouvre beuveur, ce n'est pas son cas d'aller
en guerre, mais ouy bien de vuider les flascons. Ie suis d'opinion que
retenons ces fouaces & l'argent, et au reste nous hastons de remparer
icy pour suivre nostre fortune. Mais pensent ilz pas bien avoir affaire
à une duppe, de vous paistre de ces fouaces? Voilà que c'est,
le bon traitement & la grande familiarité que leurs avez par
cy davant tenue, vous ont rendu envers eulx contemptible. Oignez villain,
il vous poindra. Poignez villain, il vous oindra. Cza/ cza, cza dist Picrochole,
sainct Iacques ilz en auront, faictez ainsi qu'avez dict. D'une chose,
dist Toucquedillon, vous vieulx ie advertir. Nous sommes icy assez mal
avitaillez: & pourveuz maigrement des harnoys de gueule. Si Grangouzier
nous mettoit siège, dès à present m'en irois faire
arracher les dens toutes, seulement que troys me restassent, autant à
vos gens comme à moy, avec icelles nous n'avangerons que trop à
manger nos munitions. Nous dist Picrochole, n'aurons que trop mangeailles.
Sommes nous icy pour manger, ou pour batailler? Pour batailler vrayement
dist Toucquedillon. Mais de la panse vient la dance. Et où faim
règne: force exule. Tant iazer: dist Picrochole. Saisissez ce qu'ilz
ont amené. Adoncques prindrent argent & fouaces & beufz
& charrettes. Et les renvoyèrent sans mot dire, si non que plus
n'aprochassent de se près pour la cause qu'on leur diroit demain.
Ainsi sans rien faire retournèrent devers Grandgouzier,
& luy contèrent le tout: adioustans qu'il n'estoyt aulcun espoir,
de les tyrer à paix, si non à vive & forte guerre.
Comment certains gouverneurs de Picrochole
par conseil precipité
le mirent on dernier peril.
Chap. xxvi.
Les fouaces destroussées comparurent davant Picrochole,
les duc de Menuail, comte Spadassin, et capitaine Merdaille, et luy dirent,
Sire auiourd'huy nous vous rendons le plus heureux & plus chevalureux
prince qui oncques feut depuis la mort de Alexandre Macedon. Le moyen en
est tel, vous laisserez icy quelque capitaine en garnison avec petite bande
de gens, pour garder la place, laquelle nous semble assez forte: tant par
nature, que par les rampars faicts à votre invention. Vostre armée
partirez en deux, comme trop mieulx l'entendez. L'une partie yra ruer sur
ce Grandgozier, et ses gens. Par icelle sera de prime abordée facillement
deconfit. Là recouvrerez argent à tas. L'aultre partie en
ce pendent tirera vers Onys, Sanctonge, Angomoys, & gascoigne: ensemble
Perigot, Medoc, & Elanes. Sans resistence prendront villes, chasteaulx,
& forteresses. A Bayonne, à saint Iehan de Luc, à Fontarabie
saysirez toutes les naufz, & coustoyant vers Gallice, & Portugal,
pillerez tous les lieux maritimes, iusques à Ulisbone, ou aurez
renfort de tout equipage requis à un conquerent. Par le corbieu
Hespaigne se rendra, car ce ne sont que madourrez. Passerez par l'estroict
de Sybille, & là erigerez deux colunnes plus magnificques que
celles de Hercules, à perpetuelle memoire de vostre nom. Et sera
nommé cestuy destroict la mer Picocholine. Passée la mer
Picrocholine, voicy Barberousse qui se rend vostre esclave.
Ie (dist Picrochole) le prandray à mercy.
Voyre (dirent ilz) pourveu qu'il se face baptizer. Et oppugnerez
les royaulmes de Tunix, de Hippes, hardiment toute Barbarie. En passant
oultre retiendrez en vostre main Maiorque, Sardaine, Corsicque, & aultres
isles de la mer Ligusticque & Baleare. Coustoyant à gausche,
dominerez toute la gaule Narbonicque, Provence, & Allobroges, Genes,
Florence, Lucques, & à dieu seas Rome. Le pouvre monsieur du
pape meurt desià de peur. (Par ma foy dist Picrochole, ie ne luy
baiseray sa pantoufle) Prinze Italie voylà Naples, Calabre, Apoulle
et Sicile toutes à sac. Et Malthe avecq. Ie vouldrois bien que les
plaisans chevaliers iadicts Rhodiens vous resistassent, pour veoir de leur
urine.
Ie iroys (dist Picrochole) voluntiers à Laurette.
Rien, rien, dirent ilz, ce sera au retour. De là prendrons
Candie, Cypre, Rhodes, & les isles Cyclades. Et donnerons sus la Morée.
Nous la tenons. Sainct Treignan dieu gard Hierusalem. Car le Soubdan n'est
pas comparable à vostre puissance.
Ie (dist il) feray doncques bastir le temple de Solomon.
Non dirent ilz, encores. Attendez un peu: ne soyez iamais tant
soubdain à vos entreprises. Sçavez vous que disoit Octavien
Auguste? Festina lente. Il vous convient premierement avoir l'Asie minour,
Carie, Lycie, Pamphilie, Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune, Charazie,
Satalie, Samagari, Castamena, Luga, Savasta: iusques à Euphrastes.
Voyrons nous, dist Picrochole, Babylone, & le mont Sinay?
Il n'est, dirent ilz, ià besoing pour ceste heure. N'est
ce pas assez tracassé de avoir oultre passé les monts Caspiens,avoir
transfreté la mer Hircane, & chevauché les deux Armenies,
& les troys Arabies?
Par ma foy, dist il, nous sommes affolez? Ha pauvres gens (Quoy?
dirent ilz) Que boyrons nous par ces desers?
Nous dirent ilz, avons ià donné ordre à tout.
Par la mer Siriace vous avez neuf mille quatorze grands naufz chargées
des meilleurs vins du monde, elles arrivèrent à Iaphes. Là
se sont trouvez vingt & deux cent mille chameaux, & seize cens
Elephans, lesquelz avez prins à une chasse environ Sigeilmes, lors
que entrastes en Lybie: & dabondant eustes toute la Caravane de la
Mecha. Ne vous fournirent ilz pas de vin à suffisance?
Voyre mays, dist il, nous ne beumez poinct frais.
Ha, dirent ilz, par la vertus non pas d'un petit poisson un preux,
un conquerent, un pretendent & aspirant à l'empire univers,
ne peut pas tousiours avoir ses aizes. Dieu soit loué que estez
venu vous et voz gens saufz & entiers iusques au fleuve du Tigre.
Mais dist il, que faict ce pendent la part de nostre armée
qui desconfit ce villain humeux Grandgousier?
Ilz ne chomment pas dirent ilz, nous les rencontrerons tantost.
Ilz vous ont pris Bretaigne, Normandie, Flandres, Haynault, Barband, Artoys,
Hollande, Selande, ilz ont passé le Rhein par sus le ventre des
Sueves & Lanquenetz, & part d'entre eulx ont dompté Luxembourg:
Louraine, la Champaigne, Savoye, iusques à Lyon, auquel lieu ont
trouvé des garnizons retournans des conquestes navales de la mer
Mediterranée. Et se sont reassemblez en Bohème, après
avoir mys à sac Soueve, Witemberg, Bavières, Austriche, Moravie
& Stirie. Puis ont donné fierement ensemble sus Lubek, Norvverge,
Svveden, Richz, Dace, Gotthic, Eugroneland, les Estrelins, iusques à
la Mer Glaciale. Et ce faict conquestèrent les Isles Orchades, &
subiuguèrent Escosse, Angleterre, & Irlande. De là navigans
par la Mer fabuleuse, & par les Sarmates, ont vaincu & dominé
Prussie, Polonie, Lithuanie, Russe, Valache, la Transsylvane, & Hongrie,
Bulgarie, Turquie, & sont à Constantinople.
Allons nous, dist Picrochole, rendre à eulx, le plus toust.
Car ie veulx estre aussi empereur de Trebizonde. Ne tuerons nous pas tous
ces chiens Turcs & Mahumetistes?
Que diable, dirent ilz, ferons nous doncques? Et donnerez leurs
biens & terres, à ceulx qui vo' auront servy honnestement.
La raison, dist il, le veult. C'est equité. Ie vous donne
la Carmaigne, Surie, & toute Palestine.
Ha, dirent ilz, Cyre, c'est du bien de vous: grand mercy. Dieu
vous face bien prosperer.
Là present estoit un vieux gentil homme esprové
en divers hazars, & vray routier de guerre, nommé Echephron,
lequel oyant ces propous dist. Iay grand peur que toute ceste entreprinse
sera semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordouannier
se faisoit riche par resverie: puis le pot cassé n'eust de quoy
disner. Que pretendez vous par ces belles conquestes? Quelle sera la fin
de tant de travaulx & traverses?
Ce sera, dist Picrochole, que repouserons à noz aises.
Dont dit Echephron. Ne vault il pas mieulx que dès maintenant
nous repousons, sans nous mettre en ces hazars?
O dist Spadassin, par dieu voicy un bon resveux, mais allons nous
cacher au coing de la cheminée: & là passons avec les
dames nostre temps, à emphiller des perles, ou à filler comme
Sardanapalus.
Baste, dist Picrochole, passons oultre. Ie ne crains que ces diables
de legions de Grandgouzier. Cependent que nous sommes en Mesopotamie, s'ilz
no' donnoient sus la queue quel remède?
Tresbons, dist Merdaille, une belle petite commission, laquelle
vo' envoirez ès Moscovites, vous mettra en champ, pour un moment
cinquante mille combatans d'eslite. O si vous me faictes vostre lieutenant,
ie renye la chair, la mort, & le sang. Ie tueroys un pigne pour un
mercier. Ie mors, ie rue, ie frape, ie tue.
Suz, suz, dist Picrochole, qu'on depesche tout: & qui me ayme si
me suyve.
Comment Gargantua laissa la ville de Paris
pour secourir son pays
& comment Gymnaste rencontra les ennemis.
Chap. xxxii.
En ceste mesme heure Gargantua qui estoit yssu de Paris soubdain
les lettres de son père leues: sus sa grand iument s'en venant avoit
ià passé le pont de la nonnain, luy Ponocrates, Gymnaste
& Eudemon, lesquelz pour le suyvre avoient prins checvaulx de poste,
le reste de son train, venoit à iustes iournées, amenent
tous ses livres & instrument philosophicque. Luy arrivé à
Parillé, feut adverty par le mestayer de Gouguet, comment Picrochole
s'estoit ramparé à la Rocheclermaud, & avoit envoyé
le capitaine Tripet, avec grosse armée, assaillir le boys de Vède,
& Vaugaudry, & qu'ilz avoient couru la poulle, iusques au pressouer
Billard, & que c'estoit chose estrange et difficile à croyre
des excès qu'ilz faisoient par le pays. Tant qu'il luy feit peur,
& ne sçavoit pas bien que dire ny que faire. Mais Ponocrates
luy conseilla qu'ilz se transportassent vers le seigneur de la Vauguyon,
qui de tous temps avoit esté leur amy & confederé, &
par luy seroient mieulx advisez de tous affaires, ce qu'ilz feirent incontinent,
& le trouvèrent en bonne deliberation de leur secourir &
feut de opinion qu'il envoyroit quelqu'un de ses gens pour descouvrir le
pays & sçavoir en quel estat estoient les ennemys, affin de
y proceder par conseil prins selon la forme de l'heure presente. Gymnaste
leur offrit d'y aller, mais il feut conclud, que pour le meilleur il menast
avecques soy quelqu'un qui congnoistroit les voyes & destorses, &
les rivières de l'entour. Adoncques partirent luy & Prelinguand
escuyer de Vauguyion, & sans effroy espièrent de tous coustés.
Cependent Gargantua se refraischit, & repeut quelque peu avecques ses
gens, & feist donner à sa iument ung picotin d'avoyne, c'estoient
soixante & quatorze muys. Gymnaste & son compaignon tant chevauchèrent
qu'ilz rencontrèrent les ennemys tous espars et mal en ordre, pillans
& desrobans tout ce qu'ilz povoient: et de tant loing qu'ilz l'aperceurent
accoururent sus luy à la foulle pour le destrousser: adonc il leur
cria, messieurs ie suis pauvre diable, ie vous requiers qu'ayez de moy
mercy. Iay encourez quelque teston, nous le boyrons, & ce cheval icy
sera vendu pour payer ma bien venue: cela faict retenez moy des vostres,
car iamais homme ne sceut mieulx prendre larder, roustir, & aprester,
voyre par dieu demembrer, et gourmender poulle que moy qui suis icy, &
pour mon proficiat ie boy à tous bons compaignons. Lors descouvrir
sa ferrière, & sans mettre le nez dedans, beuvoit assez honestement.
Les marroufles le regardoient ouvrans la gueule d'ung grand pied, et tirans
les langues comme levriers en attente de boyre après: mais Trpiet
le capitaine sus ce poinct accourut veoir que c'estoit. Adoncq Gymnaste
luy offrit la bouteille, disant. Tenez capitaine, beuvez en hardument,
ien ay faict l'essay, c'est vin de la Faye moniau.
Quoy, dist Tripet, ce gautier icy se guabèle de no'. Qui
es tu?
Ie suis (dist Gymnaste) pauvre diable.
Ha, dist tripet, puis que tu es pauvre diable, c'est raison que
passez oultre, car tout pauvre diable passe par tout sans péage
ny gabelle. Mais ce n'est de coustume que pauvres diables soient si bien
montez: pourtant monsieur le diable descendez, que ie aye le roussin, &
si bien il ne me porte, vous maistre diable me porterez. Car iayme fort
qu'un diable tel m'emporte.
Comment Gymnaste soupplement tua
le capitaine Tripet,
et aultres gens de Picrochole.
Chap. xxxiii.
Ces motz entenduz, aulcuns d'entre eulx commencèrent avoir
frayeur, et se seignoient de toutes mains, pensans que ce feust un diable
desguisé, & quelqu'un d'entre eulx nommé Bon Ioan, tyra
les heures de sa braguette & crya assez hault, Agios ho theos. Si tu
es de dieu sy parle, sy tu es de l'aultre sy t'en va. Et pas ne s'en alloit,
ce que entendirent plusieurs de la bande, et se departoient de la compaignie.
Le tout notant & considerant Gymnaste. Pourtant dist semblant descendre
de cheval, et quand feut pendent du cousté du montouer feist soupplement
le tour de l'estrivière, son espée bastarde au cousté,
& par dessoubz passé se lancza en l'air, & se tint des deux
piedz sus la scelle le cul tourné vers la teste du cheval. Puis
dist. Mon cas va au rebours. Adoncq en tel poinct qu'il estoit feist la
guambade sus un pied, tournant à senestre, & ne faillit oncq
de rencontrer sa propre assiete sans en rien varier. Dont dist Tripet,
Ie ne feray pas cestuy là pour ceste heure, & pour cause. Bien
dist Gymnaste, iay failly, ie vois defaire cestuy sault: lors par grande
force & agilité feist en tournant à dextre la gambade
comme d'avant. Ce faict mist le poulce de la dextre sus l'arczon de la
scelle, & leva tout le corps en l'air, se soustenent tout le corps
sus le muscle, et nerf dudict poulce: & ainsi se tourna troys foys,
à la quatriesme se renversant tout le corps sans à rien toucher
se guinda entre les deux aureilles du cheval, osudant tout le corps en
l'air sus le poulce de la senestre: & en cest estat feist le tour du
moulinet puys frapant du plat de la main dextre sus le meillieu de la scelle
se donna tel branle qu'il se assist sus la crope, comme font les damoiselles.
Ce faict tout à l'aise passe la iambe droicte par sus la scelle,
& se mist en estat de chevaicheur, sus la crope. Mais dist il, mieulx
vault que ie me mette entre les arsons: adoncq se appoyant sus les poulces
des deux mains à la crope davant soy, se renversa cul sus teste
en l'air, & se trouva entre les arsons en bon maintien, puys d'un sobresault
se leva tout le corps en l'air, et ainsi se tint piedz ioinctz entre les
arsons, & là tournoya plus de cent tours les bras estenduz en
croix, & crioyt ce faisant à haulte voix. Ienraige diables ienraige/
ienraige, tenez moy diables tenez moy tenez. Tandis qu'ainsi voltigeoyt,
les marrouffles en grand esbahissement disoient l'un à l'aultre.
Par la mer dé c'est un lutin, ou un diable ainsi desguisé.
Ab hoste maligno libera nos domine: & s'en fuyoient à la route
regardans darrière soy, comme un chien qui emporte un plumail. Lors
Gymnaste voyant son adventaige descend de cheval: & desguaine son espée,
& à grands coups chargea sus les plus huppez, et les ruoyt à
grands monceaulx blessez, navrez, & meurtriz, sans que nul luy resistast,
pensans que ce fust un diable affamé, tant par les merveilleux voltigenens
qu'il avoyt faict que par les propous que luy avoit tenu Tripet, en l'appellant
pauvre diable. Si non que Tripet en trahison voulut luy voulut fendre la
cerveille de son espée lancquenette, mais il estoit bien armé,
& de cestuy coup ne sentit que le chargement, & soubdain se tournant,
lancea un estoc volant au dict Tripet & ce pendent que icelluy se couvroit
en hault luy tailla d'un coup l'estomach le colon & la moytié
du foye. Dont tomba par terre, & tombant rendit plus de quatre potées
de souppes, & l'ame meslée parmy les souppes. Ce faict Gymnaste
se retyre considerant que les cas de hazart iamais ne fault poursuyvre
iusque à leur perdiode: & qu'il convient à tous chevaliers
reverentement traicter leur bonne fortune, sans la molester ny gehainer.
Et montant sus son cheval luy donne des esprons tyrant droict son chemin
vers la Vauguyon & Prelinguand avecques luy.
Comment Gargantua demolliyt le chasteau du Gué de Vède,
et comment ilz passèrent le Gué.
Chap. xxxiiij.
Venu que fut raconta l'estat auquel il avoit trouvé les
ennemys & du Stratagème qu'il avoit faict, luy seul contre toute
leur caterve affirmant que ilz n'estoient que maraulx, pilleurs & brigans,
ignorans de toute discipline militaire, & que hardiment ilz se mirent
en voye, car il leur seroit tresfacile de les assomer comme bestes.
Adoncques monta Gargantua sus sa grande iument, acompaigné
comme d'avant avons dict. Et trouvant en son chemin un hault & grand
Alne, (lequel communement on nommoyt l'arbre de sainct Martin, pour ce
qu'ainsi estoit creu ung bourdon que iadis sainct Martin y planta) dist.
Voicy ce qu'il me failloyt. cest arbre me servira de bourdon & de lance.
Et l'arrachit facilement terre & en housta les rameaux, & le para
pour son plaisir. Cependent sa iument pissa pour se lascher le ventre:
mais ce fut en telle abondance: qu'elle en feist sept lieues de deluge,
& deriva tout le pissat au gué de Vède & tant s'enfla
devers le fil de l'eau, que toute ceste bande des ennemys furent en grand
horreur noyez, exceptez aulcuns qui avoient prins le chemin vers les cousteaulx
à gauche: Gargantua venu à l'endroit du boys de Vède
fut advisé par Eudemon que dedans le chasteau estoyt quelque reste
des ennemys, pour laquelle chose sçavoir Gargantua s'escrya tant
qu'il peut. Estez vous là, ou n'y estez pas? Si vous y estez, n'y
soyez plus: si n'y estez: ie n'ay que dire.
Mais un ribaud canonnier qui estoyt au machicoulys, luy tyra un
coup de canon, & le attainct par la temple dextre furieusement: toutesfoys
ne luy feist pour ce mal en plus que s'il luy eust getté une prune.
Qu'est ce là? dist Gargantua, nous gettez vous icy des
grains de raizins? La vendange vo' coustera cher.
Pensant de vray que le boulet feust un grain de raizin. Ceulx
qui estoient dedans le chasteau amusez à la pille entendant le bruyt
coururent aux tours/ & forteresses, & luy tirèrent plus
de neuf mille vingt & cinq coups de faulconneaux/ & arquebuses,
visans tous à sa teste: & si menu tiroyent contre luy, qu'il
s'escrya. Ponocrates mon amy ces mouches icy me aveuglent, baillez moy
quelque rameau de ses saulles pour les chasser. Pensant des plombées
& pierres d'artillerye que feussent mousches bovines. Ponocrates l'advisa
que ce n'estoient aultres mousches que les coups d'artillerye que l'on
tiroyt du chasteau. Alors chocqua de son grand arbre contre le chasteau,
& à grans coups abastit & tours/ & forteresses/ &
ruyna tout par terre. Par ce moien feurent tous rompuz/ & mys en pièces
ceulx qui estoient en icelluy. De là partans arrivèrent au
port du molin, & trouvèrent tout le gué couvert de corps
mors, en telle foulle qu'ilz avoient enguorgé le cours du molin.
Et c'estoient ceulx qui estoient peritz au deluge urinal de la iument.
Là feurent en pensement comment ilz pourroient passer, veu l'empeschement
de ces cadavres. Mais Gymnaste dist. Si les diables y ont passé,
ie y passeray fort bien. Les diables (dist Eudemon) y ont passé
pour en emporter les ames damnées: sainct Treignan (dist Ponocrates)
par doncques consequence necessaire il y passera. Voyre voyre, dist Gymnaste,
ou ie demoureray en chemin. et donnant des esperons à son cheval
passa franchement oultre, sans que iamais son cheval eust fraieur des corps
mors. Car il l'avoit acoustumé (selon la doctrine de Aelian) à
ne craindre poinct les armes, ny corps mors. Non en tuant les gens, comme
Diogenes tuoyt les Thraces, & Ulysses mettoyt les corps de ses ennemys
au pied de ses cheveaulx, ainsi que raconte Homere: mais en luy mettant
un phantosme par my son fain, & le faisant ordinairement passer sus
icelluy quand il luy bailloyt son avoyne. Les troys aultres le suyvirent
sans faillir, excepté Eudemon, du quel le cheval enfoncea le pied
droict iusques au genoil dedans la panse d'ung gros & gras villain,
qui estoit noyé l'envers, & ne le povoyt tirer hors: ainsi demouroit
empestré, iusques à ce que Gargantua du bout de son baston
enfondra le reste des tripes du villain en l'eau ce pendent que le cheval
levoit le pied. Et (que est chose merveilleuse en Hippiatrie) feut ledict
cheval guery d'un furot qu'il avoit en icelluy pied, par l'attouchement
des boyaux de ce gros marroufle.
Comment Gargantua soy peignant faisoit
tomber de ses cheveulx les boulletz de artillerye.
Cap. xxxv.
Issuz de la rive de Vède peu de temps après abourdèrent
au chasteau de Grandgouzier, qui les attendoyt en grand desir. A sa venue
ilz le festoyèrent à tour de bras, car iamais on ne veit
gens plus ioyeux. Car Supplementum Supplementi Chronicorum, dict qe Gargamelle
y mourut de ioye, ie n'en sçay rien de ma part, & bien peu me
soucye ny d'elle ny d'aultre femme que soyt. a verité feut que Gargantua
se refraischissant d'habillemens, & se testonnant de son peigne (qui
estoit grand de sept cannes, tout apoincté de grandes dens de Elephans
toutes entières) faisoit tomber à chascun coup plus de sept
balles de bouletz qui luy estoient demourez entre les cheveulx à
la demolition du boys de Vède. Ce que voyant Grandgouzier son père,
pensoit que ce feussent pous, & luy dist. Dea mon filz no' as tu aporté
iusques icy des esparviers de Montagu? Ie n'entendoys pas que là
tu feisses residence.
Adonc ponocrates respondit. Seigneur ne pensez pas que ie l'aye
mis au colliège de pouillerie qu'on nomme Montagu, mieulx le eusse
voulu mettre entre les guenaux de sainct Innocent, pour l'enorme cruaulté
& villenye que ie y ay congneu. Car trop mieulx sont traictez les forcez
entre les Maures & Tartares, les meurtriers en la tour criminelle,
voyre certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces malautruz on
dict colliège. Et si iestoys roy de Paris, le diable m'emport si
ie ne mettoys le feu dedans & faisoys brusler & principal &
regens, qui endurent veoir cette inhumanité davant leurs yeulx.
Lors levant un de ces boulletz dist, ce sont coups de canon que na guyères
a repceu vostre filz Gargantua passant davant le gué de Vède
par la Trahison de vos ennemys. Mais ilz en eurent telle recompense, qu'ilz
sont tous perilz en la ruine du chasteau: comme les Philistins par l'engin
de Sanson, & ceulx que opprima la tour de Siloé, desquelz est
escript Luce viii. Iceulx ie suys advis que nous poursuyvons ce pendant
que l'heur est pour nous. Car l'occasion a tous ses cheveulx au front,
quand elle est oultrepassée, vo' en la povez revocquer, elle est
chauve par le darrière de la teste, & iamais plus ne se retourne.
Vrayement, dist Grandgoouzier, ce ne sera pas à ceste heure,
car ie veulx vous festoyer pour ce soir, et soyez les tresbien venuz. Ce
dict on apresta le soupper & de surcroist feurent roustiz seze beufz,
troys genisses, trente & deux veaux, soixante & troys chevreaux
moissonniers quatre vingtz quinze moutons, troys cens gourretz de laict
à beau moust, unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens
chappons de Loudunoys & Cornouaille, six mille poulletz & autant
de pigeons, six cens gualinottes, quatorze cens levraulx, troys cens &
troys hostardes, & mille sept cens hutaudeaux. De venaison l'on ne
peut tant soubdain recouvrir, fors unze sangliers, qu'envoya l'abbé
de Turpenay, & dix & huyt bestes fauves que donna que donna le
seigneur de Grandmond: en semble deux vings faisans qu'envoya le seigneur
des Essars, & quelques douzaines de Ramiers/ de oizeaux de rivière,
de Tercelles/ Buors/ Courtes/ Pluviers/ ravans/ Tyransons/ Tadournes/ Pochecuillières/
Pouacres/ Hegronneaux/ Foulques/ Aigrettes/ Ciguongnes/ Cannes petières,
& renfort de potages. Sans poinct de faulte il y avoit vivres à
suffizance & feurent aprestez honestement par Frippesaulce/ Hochepot
& Pilleverius cuisiniers de Grandgouzier. Ianot Micquel & Verrenet
apprestèrent fort bien à boire.
Comment Gargantua mangea en sallade
six pelerins.
Chap. xxxvi.
Le propous requiert, que racontons ce qu'advint à six pelerins
qui venoient de sainct Sebastian près de Nantes, & pour soy
herberger celle nuyct de peur des ennemys s'estoyt mussez on iardin dessus
les poyzars entre les choux & lectues. Gargantua se trouva quelque
peu alteré & demanda si l'on pourroit trouver de lectues pour
faire une sallade. Et entendent qu'il y en avoit des plus belles &
grandes du pays, car elles estoient grandes comme pruniers ou noyers: y
voulut aller luy mesmes & en emporta en sa main ce que bon luy sembla,
ensemble emporta les six pelerins, lesquelz avoient si grand peur, qu'ilz
ne ousoient ny parler ny tousser. Les lavant doncques premierement en la
fontaine, les pelerins disoient en voix basse l'un à l'aultre. Qu'est
y de faire? nous nayons icy entre ces lectues, parlerons nous? mais si
nous parlons, il nous tuera comme espies. Et comme ils deliberoient ainsi,
Gargantua les mit avecques ses lectues dedans un plat de la maison, grand
comme la tonne de Citeaux & avecques d'huille, de vinaigre & de
sel, les mangeoyt pour soy refraishir davant souper, & avoit ià
engoullé cinq des prisonniers, les sixiesme estoit dedans le plat
caché soubz une lactues, excepté son bourdon qui apparoissoit
au dessus. Lequel voyant Grangouzier dist à Gargantua. Ie croy que
c'est là une corne de limasson, ne le mengez poinct. Pourquoy? dist
Gargantua. Ilz sont bons tout ce moys. Ettyrant le bourdon ensemble leva
le pelerin & le mangeoyt tresbien. Puis beut un horrible traict de
vin pineau, & attendirent que l'on apprestat souper. Les pelerins ainsi
devorez se retirèrent hors les meulles de ses dentz le mieulx que
faire peurent, & pensoient qu'on les eust mys en quelque basse fousse
des prisons. Et lors que Gargantua beut le grand traict, cydèrent
noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta on gouffre
de son estomach, toutesfoys saultans avecq leurs bourdons comme font les
micquelotz se mirent en franchise l'orée des dentz. Mais par malheur
l'un d'eulx tastant avecques son bourdon le pays à sçavoir
s'ils estoient en seureté, frappa rudement en la faulte d'une dentz
creuze, & ferut le nerf de la mandibule, dont feit tresforte douleur
à Gargantua & commencza à crier de rage qu'il enduroit.
Pour doncques le soulaiger du mal feist aporter son cure dentz, & sortant
vers le noyer grollier vous denigea bien messieurs les pelerins. Car il
atrapoit l'un par les iambes/ l'aultre par les espaules/ l'aultre par la
bezace/ l'aultre par la foillouze/ l'aultre par l'escharpe, & le pouvre
hayre qui l'avoit feru du bourdon le accrochea par la braguette. Toutesfoys
ce luy feut un grand heur, car il luy percea une bosse chancreuze, qui
le martyrizoit depuis le temps qu'ilz eurent passé Ancenys. Ainsi
les pelerins denigez s'en fuyrent à travers la plante le beau trot,
et appaisa la douleur. En laquelle heure fut appellé par Eudemon
pour soupper car tout estoit prest. Ie m'en voys doncques (dist il) pisser
mon malheur. Lors pissa si copieusement, que l'urine trancha le chempin
aux pelerins, & furent contrainctz passer la grande boyre. Passans
de là par l'orée de la touche en plain chemin, tombèrent
tous excepté Fournillier, en une trape qu'on avoit faict pour prendre
les loups à la trainnée. Dont eschappèrent moyenant
l'industrie dudict Fournillier, qui rompit tous les lacz & cordaiges.
De là issus pour le reste de ceste nuyct couchèrent une loge
près le Coudray. Et là feurent reconfrotez de leur malheur
par les bonnes parolles d'un de leur compaignie nommé, Lasdaller,
lequel leur remonstra que leur adventure avoyt esté predicte par
David ps. Cum exurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos,
quand nous feumes mangés en salade au grain du sel. Cum irascetur
furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il beut le grand
traict. Torrentem pertransivit anima nostra, quand nous passasmes la grande
boyre, fortitant pertransisset anima nostra aquam intolerabile, de son
urine, dont il nous tailla le chemin. Benedictus dominus qui non dedit
nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra sicut passer erepta est de
laques venantum, quand nous tombasmes en la trape. Laqueus contritus est,
par Fournillier, & nos liberati sumus. Adiutorium nostrum etc.
Comment le Moyne feut festoyé par Gargantua,
& des beaulx propous qu'il tint en souppant.
Chap. xxxvij.
Quand Gargantua feut à table et la première poncte
des morceaux feut bauffrée, Grandgouzier commencea raconter la source
& la cause de la guerre meue entre luy & Picrochole, & vint
au poinct de narrer comment frère Iean des entommeures avoit triumphé
à la defence du clous de l'abbaye, & le loua au dessus des prouesses
de Camille, Scipion, Pompée, Cesar, & Themistocles. Adoncques
requit Gargantua que sus l'heure feust envoyé querir, affin qu'avecques
luy on consultast de ce qu'esttoit à faire. Par leur vouloir l'alla
querir son maistre d'hostel et l'admena ioyeusement avecques son baston
de croix sus la mulle de Grandgouzier. Quand il feut venu, mille charesses,
mille embrassemens, mille bons iours feurent donnez.
Hes frère Iean mon mon amy. Frère Iean mon grand
cousin, frère Iean de par le diable. La collée, mon amy.
A moy la brassée. Cza couillon que ie te esrène de force
de t'acoller.
Et frère Iean de rigoller, iamais homme ne feut tant courtoys
ny gracieux.
Cza cza, dist Gargantua, une escabelle icy auprès de moy,
à ce bout.
Ie le veulx bien (dist le moyne) puis qu'ainsi vo' plaist. Page
de l'eau: boute mon enfant boute, elle me refraischira le faye, Baille
icy que ie me guargarize.
Desposita cappa, dist Gymnaste, houstons ce froc.
Ho par dieu (dist le Moyne) mon gentil homme, il y a un chapitre
in statutis ordinis: au quel ne plairoit la cas.
Bren (dist Gymnaste) bren, pour vostre chapitre. Ce froc vous
rompt les deux espaules. Mettez bas.
Mon amy (dist le Moyne) laisse le moy, car par dieu ie n'en boy
que mieulx. Il me faict le corps tout ioyeulx. Si ie le laisse, messieurs,
les pages en feront des iarretières: comme il me feut faict une
fois à Coulaines. Dadventaige ie n'en auray nul appetit. Mais si
en cest habit ie m'assys à table, ie boiray par dieu & à
toy/ & à ton cheval. Et de hayt. Dieu guard de mal la compaignie.
Ie avioys souppé. Mais pour ne ne mangeray ie poinct moins. Car
iay un estomach pavé/ creux comme la botte sainct Benoist: tousiours
ouvert comme la gibessière d'un advocat. De tous poissons fors que
la tanche, prenez l'aelle de la Perdrys. Cette cuisse de Levrault est bonne
pour les goutteux. A propous truelle, pourquoy est ce que les cuisses d'une
damoizelle sont tousiours fraisches?
Ce problème (dist Gargantua) n'est ny en Aristote, ny en
Alex. Aphrodise, ny en Plutarque.
C'est (dist le Moyne) Pour troys causes, par lesquelles un lieu
est naturellement refraischy. Primo/ pour ce que l'eau court tout du long.
Secundo/ pour ce que c'est un lieu umbrageux/ obscur/ & tenebreux,
on quel iamais le Soleil ne luist. Et tiercement pour ce qu'il est continuellement
esventé des ventz du trou, de bize/ de chemise: & dabondant
de la braguette. Et dehayt. Page à la humerye. Crac/ crac/ crac/
Que Dieu est bon, qui nous donne ce bon piot. Iadvoue dieu, si ie eusse
esté on temps de Iesuchrist, ieusses bien enguardé que les
Iuifz ne l'eussent prins au Iardin de Olivet. Ensemble le diable me faille:
si ieusse failly de coupper les iarretz à messieurs les Apostres
qui fuyrent tant laschement après qu'ilz eurent bien souppé,
& laissèrent leur bon maistre au besoing. Ie hay plus que poizon
un homme qui fuyt quand il faut iouer des cousteaulx. Hon que ie ne suys
roy de France pour quatre vingtz ou cent ans. Par dieu ie mettray en chien
courtault les fuyars de Pavye. Leur fiebvre cartaine. Pourquoy ne mouroient
ilz là, plus tost que laisser leur bonprince en ceste necessité?
N'est il pas meilleur & plus honorable mourir vertueusement bataillant,
que vivre fuyant villainement? Nous ne mangerons guères d'oysons
ceste année. Ha mon amy, baille de ce cochon. Diavol, il n'y a plus
de moust. Germinavit radix Iesse. Ie renye ma vie ie meurs de soif. Ce
vin n'est pas des pires. Quel vin beuviez vous à Paris? Ie me donne
au diable, si ie n'y tins plus de six moys pour un temps maison ouverte
à tous venens. Congnoissiez vous frère Claude de sainct Denys?
Quel bon compaignon c'est? Mais quelle mousche l'a picqué? Il ne
faict rien que estudier depuis ie ne sçay quand. Ie n'estudie poinct
de ma part. En notre Abbaye nous ne estudions iamais, de peur des auripeaux.
Nostre feu abbé disoit, que c'est chose monstreuse veoir un moyne
sçavant. Par dieu monsieur mon amy magis magnos clericos non sunt
magis magnos sapientes. Vous ne veisciez oncques tant lievres comme il
y en a ceste année. Ie n'ay peu recouvrir ny Aultour/ ny Tiercelet
de lieu du monde. Monsieur de la Bellonière me avoyt promis un Lanier,
mais il m'escripvit na guères qu'il estoit devenu patays. Les perdrys
nous mangeront les aureilles mesouan. Ie ne prends poinct de plaisir à
la tonnelle. Car ie y morfonds. Si ie ne cours/ si ie ne tracasse/ ie ne
suis poinct à mon aize. Vray est que saultant les hayes & buissons,
mon froc y laisse du poil. Iay recouvert un gentil levrier. Ie me donne
au diable s'il luy eschappe lievre. Un lacquays le menoit à monsieur
de Maulevrier: ie le destroussay: feys ie mal?
Nenny frère Iean (dist Gymnaste) nenny de par tous les
diables nenny.
Ainsi (dist le Moyne) à ces diables: ce pendent qu'ilz
durent. Vertus dieu qu'en eust faict ce boyteux? Le cor dieu il prent plus
de plaisir quand on luy faict present d'un bon couble de beufz.
Comment (dist Ponocrates) vous iurez frère Iean?
Ce n'est (dist le Moyne) que pour orner mon langaige. Ce sont
couleurs de rhetorique Ciceroniane.
Pourquoy les Moynes sont refuyz du monde,
& pourquoy les uns ont le nez plus grand
que les aultres.
Chap. xxxviij.
Foy de christian (dist eudemon) ie entre en grande resverie considerant
l'honesteté de ce moyne. Car il nous esbaudist icy tous. Et comment
doncques est, qu'on rechasse les moynes de toutes bonnes compaignies? les
appellans Troublefestes, comme abeilles chassent les freslons d'entour
leurs rousches. Ignavum fucos pecus (dict Maro) a presepibus arcent.
A quoy respondit Gargantua. Il n'y rien si vray que le froc, &
la cagoule tire à soy les opprobes/ iniures/ & maledictions
du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias attire les nues. La raison
peremptoyre est: par ce qu'ilz mangent la merde du monde, c'est à
dire, les pechez. Et comme machemerdes l'on les reiecte en leurs retraicts:
ce sont leurs conventz & abbayes, separez de conversation politicque,
comme sont les retraictz d'une maison. Mays si entendez pourquoy un cinge
en une famille est tousiours mocqué & herselé: vo' entendrez
pourquoy les moynes sont de tous refuyz, & des vieulx & des ieunes.
Le cinge ne guarde poinct la maison, comme un chien: il ne tire pas l'aroy,
comme le beuf, il ne produict ny laict, ny laine, comme le cheval. Ce qu'il
faict est tout conchier & degaster, qui est la cause pourquoy de tous
repceoyt mocqueries & bastonnades. Semblablement un moyne (ientends
de ces ocyeux moynes) ne laboure, comme le paisant: ne garde le pays, comme
l'homme de guerre: ne guerit les malades, comme le medicin: ne presche
ny endoctrine le monde, comme le bon docteur evangelicque & pedagoge:
ne porte les commoditez et choses necessaires à la republicque,
comme le marchant. Ce est la cause pourquoy de tous sont huez/ et abhorrys.
Voyre mais (dist Grangouzier) ilz prient dieu pour nous.
Rien moins (dit Gargantua). Vray est qu'ilz molestent tout leur
voisinage à force de trinqueballer leurs cloches. (Voyre dist le
Moyne, une messe/ une matines/ une vespres bien sonneez, sont à
demy dictes) Ilz marmonnent grand renfort de legendes & pseaulmes nullement
par eulx en,tenduz. Ilz content force patenostres entrelardées de
longs Avemariaz, sans y penser ny entendre. Et ce ie appelle mocquedieu
non oraison. Mais ainsi leurs ayde dieu s'ilz prient pour nous, et non
par peur de perdre leurs miches et souppes graces. Tous vrays Christians,
de tous estatz en tous lieux en tous temps prient dieu, & l'esperit
prie & interpelle pour iceulx: & dieu les prent en grace. Maintenant
tel n'est nostre bon frère Iean. Pourtant chascun le soubhayte en
sa compaignie. Il n'est poinct bigot/ il n'est poinct dessiré/ il
est honneste/ ioyeux/ deliberé/ bon compaignon. Il travaille/ il
labeure/ il defend les opprimez/ il conforte les affligez/ il subvient
es souffreteux/ il garde le clous de l'abbaye.
Ie foys (dist le moyne) bien dadventaige. Car en despeschant noz
matines & anniversaires on cueur, ensemble ie fois des chordes d'arbaleste,
ie polys des matraz & guarrotz, ie foys des retz & des poches à
prendre les connins. Iamais ie ne suis oisif. Mais or cza à boyre/
boyre cza. Aporte le fruict. Ce sont chastaignes du boys d'Estrocz. Avecques
bon vin nouveau, voy vo' là composeur de petz. Vous n'estiez encores
ceans amoustillez? Par dieu ie boy à tous guez, comme un cheval
de promoteur.
Gymnaste luy dist. Frère Iean houstez ceste rouppie que
vous pend au nez.
Ha ha (dist le Moyne) seroys ie en dangier de noyer? veu que ie
suis en l'eau iusques au nez. Non/ non. Quare? Quia elle en sort bien,
mais poinct n'y entre. Car il est bien antidoté de pampre. O mon
amy, qui auroit bottes d'hyver de tel cuyr: hardiment pourroit il pescher
aux huytres. Car iamais ne prendroient eau.
Pourquoy (dist Gargantua) est ce que frère Iean a si beau
nez?
Par ce (respondit Grandgouzier) que ainsi dieu l'a voulu: lequel
nous faict en telle forme & telle fin scelon son divin arbitre, que
faitc un potier ses vaisseaulx.
Par ce (dist Ponocrates) qu'il feut des premiers à la foyre
des nez. Il print des plus beaulx & plus grands.
Trut avant (dist le Moyne) scelon vraye Philosophie monasticque
par ce que ma nourrice avoit les tetins moletz, en l'alaictant mon nez
y enfondroit comme en beurre, & là s'enlevoit & croissoit
comme la paste dedans la met. Les durs tetins des nourrices font les enfans
camuz. Mais guay/ guay/ ad formam nasi cognoscite ad te leavi. Ie ne mange
iamais de confictures. Page à la humerie. Item rousties.
Comment le Moyne
feist dormir Gargantua, & de ses heures
et breviare.
Chap. xxxix.
Le souper achevé consultèrent sus l'affaire instant
& feut conclud que environ la minuict ilz sortiroient à l'escarmouche
pour sçavoir quel guet & diligence faisoient leurs ennemys.
En ce pendent qu'ilz se reposeroient quelque peu, pour estre plus frays.
Mais Gargantua ne povoyt dormir en quelque faczon qu'il se mist. Dont luy
dist le Moyne. Ie ne dors iamais bien à mon aise, si non quand ie
suis au sermon, ou quand ie prie dieu. Ie vous supply commenczons vous
& moy les sept psaulmes pourveoir, si tantoust ne serez endormy. L'invention
pleut tresbien à Gargantua. Et commenceant le premier pseaulme sus
le poinct de Beati quorum, s'endormirent & l'un & l'aultre. Mais
le Moyne ne faillit oncques à s'esveiller avant la minuyct, tant
il estoit habitué à l'heure des matines claustrales. Luy
esveillé tous les aultres esveilla, chantant à pleine voix
la chanson.
Ho Regnault reveille toy veille, o Regnault reveille toy.
Quand tous furent esveillez, il dist. Messieurs l'on dict, que
matines commencent par tousser, & souper par boyre. Faisons au rebours,
commenczons maintenant noz matines, par boyre, & de soir à l'entrée
de souper nous tousserons à qui mieulx mieulx.
Dont dist Gargantua. Boyre si toust après le dormir? Ce
n'est pas vescu en diète de medicine. Il se fault premier escurer
l'estomach des superfluitez & excremens.
C'est (dist le Moyne) bien mediciné. Cent diables me saultent
au corps s'il n'y a plus de vieulx hyvroignes, qu'il n'y a de vieulx medicins.
Rendez tant que vouldrez voz cures, ie m'en voys après mon tyrouer.
Quel tyrouer (dist Gargantua) entendez vous?
Mon breviare, dist le Moyne. Car tout ainsi que les faulconniers
davant que paistre leurs oyseaulx les font tyrer quelque pied de poulle,
pour leurs purger le cerveau des phlegmes, & pour les mettre en appetit,
ainsi prenant ce ioyeux petit breviare au matin, ie m'escure tout le poulmon,
& voy me là prest à boyre.
A quel usaige (dist Gargantua) dictez vous ces belles heures?
A l'usaige (dist le Moyne) de Fecan, à troys psaulmes &
troys leczons, ou rien du tout qui ne veult. Iamais ie ne me assubiectoys
à heures. Les heures sont faictez pour l'homme, & non l'homme
pour les heures. Pourtant ie foys des miennes à guise d'estrivières,
ie les acourcys ou allonge quand bon me semble. Brevis oratio penetrat
celos, longa potatio evacuat scyphos. Où est escript cela?
Par ma foy (dist Ponocrates), ie ne sçay, mon petit couillault,
mais tu vaulx trop.
En cela (dist le Moyne) ie vous ressemble. Mais Venite apotemus.
L'on apresta carbonnades à force & belles souppes de
primes, & beut le Moyne à son plaisir. Aulcuns luy tindrent
compaignie, les aultres s'en deportèrent. Après chascun commencea
soy armer & accoustrer. Et armèrent le Moyne contre son vouloir,
car il ne vouloit aultres armes que son froc davant son estomach, &
le baston de la croix en son poing. Toutesfoys à leur plaisir feut
armé de pied en cap/ & monté sus ung bon coursier du
royaulme/ & ung gros braquemart au cousté. Ensemble Gargantua/
Ponocrates/ Gymnaste/ Endemon, & vingt & cinq des plus adventureux
de la mayson de Grandgouzier, tous armez à l'adventaige la lance
au poing montez comme sainct George: chascun ayant un Harquebouzier en
crope.
Comment le Moyne donne couraige à ses compaignons,
et comment il pendit à une arbre.
Chap. xl.
Or s'en vont les nobles champions à leurs adventures, bien
deliberez d'entendre quelle rencontre fauldra poursuyvre, & de quoy
se fauldra contregarder, quand viendra la iournée de la grande &
horrible bataille.
Et le Moyne leur donne couraige, disant. Enfans n'ayez ny peur
ny doubte. Ie vous conduyray seurement. Dieu & sainct benoist soient
avecques nous. Si iavoys la force de mesmes le couraige, par la mort dieu
ie vous les plumeroys comme un canart. Ie ne crains rien fors l'artillerie.
Toutesfoys ie sçay quelque oraison, que m'a baillé le soubsecretain
de nostre abbaye, laquelle guarantit la personne de toutes bouches à
feu. Mais elle ne me profitera de rien, Car ie n'y adiouste poinct de foy.
Toutesfoys mon baston de croix fera diables. Par dieu, qui fera la cane
de vo' aultres, ie me donne au diable si ie ne le foys moyne en mon lieu,
& l'enchevestre de mon froc. Il porte medicine à couhardise
de gens. Avez point ouy parler du levrier de monsieur de Meurles, qui ne
valoit rien pour les champs, il luy mist un froc au col, par le corps dieu
il n'eschappoit ny lievre ny regnard davant luy. Et que plus est: couvrir
toutes les chiennes du pays, qui au paravant estoit esrené, &
de frigidis & maleficiatis.
Le Moyne disant ces parolles en cholère passa soubz un
noyer tyrant vers la saullaye, & emprocha la visière de son
heaulme à la roupte d'une grosse branche du noyer. Ce non obstant
donna fierement des esprons à son cheval, lequel estoit chastouilleur
à la poincte, en manière que le cheval bondit en avant, &
le Moyne voulant deffaire la visière du croc, lasche la bride, &
de la main se pend aux branches: ce pendent que le cheval se desrobe dessoubz
luy. Par ce moyen demoura le Moyne pendant au noyer, & criant à
l'aide & au meurtre, protestant aussi de trahison. Endemon premier
l'aperceut, & apellant Gargantua dist. Sire venez & voyez Absalon
pendu. Gargantua venu consydera la contenance du moyne: & la forme
dont il pendoit, & dist à Endemon. Vous avez mal encontré
le comparant à Absalon. Car Absalon se pendit par les cheveux, mais
le moyne ras de teste s'est pendu par les aureilles.
Aydez moy (dist le moyne) de par le diable. N'est il pas bien
temps de iazer? Vous me semblez les prescheurs decretalistes, qui disent
que quiconques verra son prochain en dangier de mort, il le doibt sus peine
d'excommunication trisulce plus toust admonester de soy confesser &
mettre en estat de grace, que de luy ayder. Quand doncques ie les verray
tombez en la rivière, & prestz d'estre noyez, en lieu de les
aller querir & bailler la main, ie leur feray un beau & long sermon
de contentu mundi, & fuga seculi. Et lors qu'ilz seront roides mors,
ie les iray prescher.
Ne bouge (dist Gymnaste) mon mignon ie te voys querir, car tu
es gentil petit monachus. Monachus in claustro non valet ova duo, sed quando
est extra bene valet triginta. Iay veu des penduz, plus de cinq cens, mais
ie n'en veis oncques qui eust meilleur grace en pendilant, & si ie
l'avoys aussi bonne ie vouldroys ainsi pendre toute ma vye.
Aurez vous (dist le Moyne) tantost assez presché? Aydez
moy de par dieu, puis que de par l'aultre ne voulez. Par l'habit que ie
porte vous en repentirez tempore & loco prelibatis.
Allors descendit Gymnaste de son cheval, & montant au noyer
souleva le moyne par les goussetz d'une main, & de l'aultre deffist
la visière du croc de l'arbre, & ainsi le laissa tomber en terre,
& soy après. Descendu que feut le moyne se deffist de tout son
arnoys, et getta l'une pièce après l'aultre parmy le champ.
Et reprenant son baston de croix remonta sus son cheval, lequel Endemon
avoit retenu à la fuyte. Ainsi s'en vont ioyeusement tenans le chemin
de la saullaye.
Comment l'escarmouche de Picrochole feut rencontrée par
Gargantua. Et comment le Moyne
tua le capitaine Tyravant, & puis fut prisonnier
entre les ennemys.
Chap. xli.
Picrochole à la relation de ceulx qui avoient evadé
à la roupte lors que Tripet feut estripé fut esprins de grand
courroux, oyant que les diables avoient couru suz ses gens. Et tint son
conseil toute la nuyct, au quel Hastiveau & Toucquedillon decernèrent
que sa puissance estoit telle qu'il pourroit defaire tous les diables d'enfer
s'ilz y venoient. Ce que Picrochole ne croyoit pas du tout, aussy ne s'en
defioyt il. Pourtant envoya soubz la conduicte du conte de Tyravant pour
descouvrir le pays seize cens chevaliers tous montez sus chevaulx legiers
en escharmousche, tous bien aspergez d'eau beniste, et chascun ayant pour
leur signe une estolle en escharpe, à toutes adventures s'ilz rencontroient
les diables, que par vertus tant de ceste eau Gringorienne que des estolles
les feissent disparoir & esvanouyr. Iceulx coururent iusques près
la Vauguyon/ & la maladerye, mais oncques ne trouvèrent personne
à qui parler, dont repassèrent par le dessus, & en la
loge & tugure pastoral/ près le Coudray trouvèrent les
cinq pelerins. Lesquelz liez & baffouez emmenèrent, comme s'ilz
feussent espies, non obstant les exclamations/ adiurations/ & requestes
qu'ilz feissent. Descendus de là vers Seuillé/ furent entenduz
par Gargantua. Lequel dist à ses gens. Compainons il y a icy rencontre
& sont en nombre: trop plus dix foys que nous, chocquerons nous sus
eulx?
Que diable (dist le moyne) ferons nous doncq? Estimez vous les
hommes par nombre/ & non par vertus & hardiesse? Puis s'escria.
Chocquons diables/ chocquons.
Ce que entendens les ennemys pensoient certainement que feussent
vrays diables dont commencèrent fuyr à bride avallée,
excepté Tyravant: lequel coucha la lance à l'arrest, &
en ferut à toute oultrance le moyne au meillieu de la poictrine
mais rencontrant le froc horrifique, rebouscha par le fer, comme si vo'
frapiez d'une petite bougie contre une enclume. Adoncq le Moyne avecq son
baston de croix luy donna entre col et collet sus l'os acromion si rudement
qu'il l'estonna: & feit perdre tout sens & movement, & tomba
es piedz du cheval. Et voyant l'estolle qu'il portoit en escharpe, dist
à Gargantua. Ceulx cy ne sont que prebstres, ce n'est qu'un commancement
de moyne, par sainct Iean ie suys moyne parfaict, ie vous en tueray comme
de mousches. Puis le grand gualot courut après, tant qu'il atrapa
les derniers & les abbastoyt comme seille frapant à tors &
à travers. Gymnaste interrogua sus l'heure Gargantua, s'ilz les
debvoient poursuyvre?
A quoy dist Gargantua. Nullement. Car scelon vraye discipline
militaire, iamais ne fault mettre son ennemy au lieu de desespoir. Par
ce que telle necessité luy multiplie la force/ & acroist le
couraige, qui ià estoit deiect & failly. Et n'y a meilleur remède
de salut à gens estommiz & recreuz que de n'esperer salut aulcun.
Quantes victoires ont estées tollues des mains des vaincqueurs par
les vaincuz, quand ilz ne se sont contentez de raison: mais ont attempté
du tout mettre à internition & destruire totalement leurs ennemys,
sans en vouloir laisser un seul pour enporter les nouvelles? Ouvrez touisours
à voz ennemys toutes les portes & chemins/ & plus tost leurs
faictes un pont d'argent, affin de les renvoyer.
Voyre mais (dist Gymnaste) ilz ont le Moyne.
Ont ilz (dist Gargantua) le moyne? Suz mon honneur, que ce sera
à leur dommaige. Mais affin de survenir à tous azars, ne
nous retirons pas encores, attendons icy en silence. Car ie pense ià
assez congnoistre l'engin de noz ennemys, ils se guident par sort non par
conseil. Iceulx ainsi attendens soubz les noiers, ce pendent le moyne poursuyvoit
chocquant tous ceulx qu'il rencontroit sans de nully avoir mercy. Iusque
à ce qu'il rencontra un chevalier qui portoit en crope un des pauvres
pelerins. Et là le voulant mettre à sac s'escrya le pelerin.
Ha monsieur le priour mon amy monsieur le priour saulvez moy ie vous en
prie. Laquelle parolle entendue se retournèrent arrière les
ennemys, & voyans que là n'estoit que le moyne, qui faisoit
cest esclandre, le chargèrent de coups, comme on faict un asne de
boys, mais de tout ne sentoit mesmement quand ilz frapoient sus son froc
presque rien, tant il avoit la peau dure. Puys le baillèrent à
garder à deux archiers, & tournans bride ne veirent personne
contre eulx, dont existimèrent que Gargantua s'en estoit fuy avecques
sa bande. Adoncques coururent vers les noyrettes tant roiddement qu'ilz
peurent pour les rencontrer, & laissèrent là le moyne
seul avecques deux archiers de guarde. Gargantua entendit le bruit &
hennissement des chevaulx, & dist à ses gens. Compaignons, ientends
le trac de noz ennemys, & ià en aperçoy aulcuns d'iceulx
qui viennent contre no' à la foulle serrons nous icy, & tenons
le chemin en bon ranc, par ce moyen nous les pourrons recepvoir à
leur perte & à nostre honneur.
Comment le Moyne se deffit de ses gardes,
& comment l'escharmousche de Picrochole feut deffaicte.
Chap. xlij.
Le Moyne les voyant ainsy departir en desordre, coniectura qu'ilz
alloient charger sus Gargantua & ses gens, & se contristoit merveilleusement
de ce qu'il ne les povoit secourir. Puis advisa la contenance de ses deux
archiers de guarde, lesquelz eussent voulentiers couru après la
troupe pour y butiner quelque chose & tousiours regardoient vers la
vallée en laquelle ilz descendoient. Dadventaige syllogisoit disant,
ces gens icy sont bien mal exercez en faictz d'armes. Car oncques ne me
ont demandé ma foy, & ne me ont ousté mon braquemart.
Soubdain après tyra son dict braquemart, et en ferut l'archier qui
le tenoit à dextre luy coupant entierement les venes iugulares,
& artères sphagitides du col avecques le guargareon, iusques
es deux adènes: & retirant le coup luy entre ouvrit le mouelle
spinale entre la seconde & tierce vertèbre, là tomba
l'archier tout mort. Et le moyne detournant son cheval à guauche
courut sus l'aultre, lequel voyant son compaignon mort, & le moyne
aventaigé sus soy, cryoit à haulte voix. Ha monsieur le priour
mon bon amy monsieur le priour ie me rendz, monsieur le priour mon bon
amy monsieur le priour. Et le Moyne cryoit de mesmes. Monsieur le posteriour
mon amy, monsieur le posteriour, vous aurez suz vos postères. Ha
(disoit l'archier) monsieur le priour, que dieu vous face abbé.
Par l'habit (disoit le Moyne) que ie porte ie vo' feray icy cardinal, Rensonnez
vo' les gens de religion? Vous aurez un chapeau rouge à ceste heure
de ma main. Et l'archier cryoit, Monsieur le priour/ monsieur le priour/
monsieur l'abbé futeur/ monsieur le cardinal/ monsieur le tout.
Ha ha hes non. Monsieur le priour/ mon bon petit seigneur le priour ie
me rends à vous. Et ie te rends (dist le Moyne) à tous les
diables. Lors d'un coup luy transchit la teste, luy coupant le test sus
les os petreux & enlevant les deux os bregmatis & la comissure
sagittale, avecques grande partie de l'os coronal, ce que faisant luy tranchit
les deux meminges & ouvrit profondement les deux posterieurs ventricules
du cerveau: & demoura le craine pendante sus les espaules à
la peau du pericrane par darrière, en dorme d'un bonnet doctoral,
noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba, roidde mort en terre. Ce
faict, le Moyne donne des esprons à son cheval & poursuyt la
voye que tenoient les ennemys, lesquelz avoient rencontrez Gargantua &
ses compaignons au grand chemin. Et tant estoient diminuez en nombre pour
l'enorme meurtre que y avoit faict Gargantua avecques son grand arbre,
Gymnaste/ Ponocrates/ Endemon/ & les aultres, qu'ilz commençoient
soy retirer à diligence, tous effrayez & parturbez de sens &
entendement, comme s'ilz veissent la propre espèce & forme de
mort davant leurs yeulx. Et comme vous voyez un asne quand il a au cul
un oestre iunonicque, ou une mousche qui le poinct, courir cza & là,
sans voye ny chemin & gettant sa charge par terre, rompant son frain
& renes, sans aulcunement respirer ny prandre repous, & ne sçayt
on qui le meut, car l'on ne veoit rien qui le touche. Ainsi fuyoient ces
gens de sens deprouveuz, sans sçavoir cause de fuyr, tant seulement
les poursuyt une terreur Panice laquelle avoient conceue en leurs ames.
Voyant le moyne que toute leur pensée n'estoit si non à guaigner
au pied, descend de son cheval, & monte sus une grosse roche qui estoit
sus le chemin, & avecques son grand bracquemart, frapoit sus ces fuyars
à grand tour de braz sans se faindre ny espargner. Tant en tua &
mist par terre, que son bracquemart rompit en deux pièces. Adoncques
pensa en soy mesme que c'estoit assez massacré & tué,
& que le reste doibvoit eschapper pour en porter les nouvelles. Pourtant
saisit en son poing une hasche de ceulx qui là gisoient mors, &
se retourna derechief sus la roche, passant temps à veoir fuyr les
ennemys, & cullebuter entre les corps mors, excepté que à
tous faisoit laisser leurs picques/ espées/ lances & hacquebutes,
& ceulx qui portoient les pelerins liez, il les mettoit à pied
& delivroit leurs chevaulx au dictz pelerins, les retenant avecques
soy l'orée de la haye. Et Toucquedillon, lequel il retint prisonnier.
Comment le Moyne amena les pelerins
& les bonnes paroles que leur dist
Grandgouzier.
Chap. xliij.
Ceste escarmouche parachevée se retyra Gargantua avecques
ses gens excepté le Moyne. Et sus la poincte du iour se rendirent
à Grangouzier, lequel en son lict prioyt dieu pour leur salut &
victoyre. Et les voyant tous saulz & entiers les embrasse de bon amour,
& demanda nouvelles du moyne. Mais Gargantua luy respondit que sans
doubte les ennemys avoient le moyne. Ils auront (dist Grandgouzier) doncques
male encontre. Ce que avoyt esté bien vray. Pourtant encores est
le proverbe en usaige, de laisser le Moyne à quelqu'un. Adoncques
commenda qu'on aprestat tresbien à desieuner, pour les refraischir.
Le tout apresté l'on appella Gargantua mais tant luy grevoit de
ce que le moyne comparoit aulcunement, qu'il ne vouloit ny boyre/ ny manger.
Tout soubdain le Moyne arrive, & dès la porte de la basse court,
s'escrya, vin frays/ vin frays, Gymnaste mon amy. Gymnaste sortit, &
veit que c'estoit frère Iean qui amenoit cinq pelerins/ & Toucquedillon
prisonnier, dont Gargantua sortit au davant & luy feirent le meilleur
recueil que peurent, & le menèrent devant Grandgouzier, lequel
l'interrogea de toute son adventure. Le moyne luy disoit tout: & comment
on l'avoit prins, & comment il s'estoit deffaict des archiers, &
la boucherie qu'il avoit faict par le chemin, & comment il avoit secous
les pelerins, & amené le capitaine Toucquedillon. Puis se mirent
à bancqueter ioyeusement tous ensemble. Ce pendent Grandgouzier
interrogeoit les pelerins, de quel pays ils estoient/ & dont ilz venoient/
& où ilz alloient.
Lasdaller pour tous respondit. Seigneur ie suys de sainct Genou
en Berry/ cestuy cy est de Paluau/ cestuy cy est de Onzay/ cestuy cy est
de Aroy/ & cestuy cy est de Villebrenin. Nous venons de sainct Sebastian
près de Nantes, & nous en retournons par nous petites iournées.
Voyre mais (dist Grandgouzier) qu'alliez vous faire à sainct
Sebastian?
Nous allions (dist Lasdaller) luy offrir noz votes contre la peste.
O (dist Grandgouzier) pauvres gens, estimez vous que la peste
viengne de sainct Sebastian?
Ouy vrayment (respondit Lasdaller) noz prescheurs nous l'afferment.
O (dist Grandgouzier) les faulx prophetes vo' annoncent telz abuz.
Blasphement ilz en ceste faczon les iustes & sainctz de dieu, qu'ilz
les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains.
Comme Homere escript que la peste fut mise en l'oust des Gregoys par Apollo.
Et comme les Poetes faignent un grand tas de Veioves & dieux malfaisans.
Ainsi preschoit à Sinays un Caphart, que sainct Antoine mettoit
le feu es iambes, & sainct Eutrope, faisoit les hydropicques/ &
saint Gildas les foulz, sainct Genou les gouttes. Mais ie le punyz en tel
exemple quoy qu'il me appellast Hereticque, que depuys ce temps Caphart
quiconques n'est ouzé entrer en mes terres. Et m'esbays si vostre
roy les laisse prescher par son royaulme telz scandales. Car plus sont
à punir, que ceulx qui par art magicque ou aultre engin auroient
mys la peste par le pays. La peste ne tue que le corps mais ces predications
diabolicques infectionnent les ames des pauvres & simples gens.
Luy disant ces paroles entra le Moyne tout deliberé, &
leurs demanda. Dont estez vous, vo' aultres pauvres hayres?
De sainct Genou, dirent ilz.
Et comment (dist le Moyne) se porte l'abbé Tranchelyon,
le bon beuveur. Et les moynes, quelle chière font ilz? Le cor dieu
ilz biscotent voz femmes ce pendent que estes en romivage.
Hin hen (dist Lasdaller) ie n'ay pas peur de la mienne. Car qui
la verra de iour, ne se rompera pas le coul pour l'aller visiter la nuyct.
C'est (dist le moyne) bien rentré de picques. Elle pourroit
estre aussi layde que Proserpine, elle aura par dieu la faccade puys qu'il
y a moynes autour. Car un bon ouvrier met indifferemment toutes pièces
en oeuvre. Que iaye la verolle, en cas que ne les trouviez engroissées
à vostre retour. Car seulement l'ombre du clochier d'une abbaye
est feconde.
C'est (dist Gargantua) comme l'eau du Nile en Egypte, si vous
croyez Strabo/ & Pline lib. vij. chap. iij. advisez que c'est de la
miche/ des habitz/ & des corps.
Lors (dist Grandgouzier) Allez vo' en pauvres gens au nom de dieu
le createur, lequel vo' soyt en guide perpetuelle. Et dorenavant ne soyez
faciles à ces otieux & inutiles voyages. Entretenez vos familles/
travaillez chascun en sa vacation/ instruez vos en enfans/ & vivez
comme vous enseigne le bon Apostre sainct Paoul. Ce faisans vous aurez
la guarde de dieu/ des anges/ & des saincts avecques vo', & n'y
aura peste ny mal qui vous porte nuysance. Puys les mena Gargantua prendre
leur refection en la salle: mais les pelerins ne faisoient que souspirer
& dirent à Gargantua.
O que heureux est le pays qui a pour seigneur ung tel homme. Nous
sommes plus edifiez & instruictz en ces propous qu'il nous a tenu,
qu'en tous les sermons que iamais nous feurent preschez en nostre ville.
C'est (dist Gargantua) ce que dist Platon lib. v. de rep. que
lors les republicques seroient heureuses, quand les roys philosopheroient,
ou les philosophes regneroient.
Puis leur feit emplir leurs bezaces de livres/ & leurs bouteilles
de vin, & à chascun donna cheval pour soy soulaiger au reste
du chemin, & quelques carolus pour vivre.
Comment Grandgouzier traicta humainement
Toucquedillon prisonnier.
Chap. xliiij.
Toucquedillon fut presenté à Grandgouzier, et interrogé
par icelluy sus l'entreprinze & affayres de Picrochole, quelle fin
il pretendoyt par cest tumultuaire vacarme. A quoy respondoyt, que sa fin
& sa destinée estoyt de conquester tout le pays s'il povoyt,
pour l'iniure faicte à ses fouaciers.
C'est (dist Grandgouzier) trop entreprint, qui trop embrasse peu
estrainct. Le temps n'est plus d'ainsi conquester les royaulmes avecques
dommaige de son prochain frère christian, ceste imitation des anciens/
Hercules/ Alexandre/ Hannibalz/ Scipions/ Cesars/ & aultres telz est
contraire à la profession de l'evangile. Par lequel nous est commandé/
garder/ saulver/ regir/ et administrer chascun ses pays et terres, non
hostilement envahir les aultres. Et ce que les Sarrazins & Barbares
iadys appelloient prouesses, maintenant no' appellons briguanderies, et
mechansetez. Mieulx eust il faict soy contenir en sa maison royallement
la gouvernant que insulter en la mienne, hostilement la pillant. Car par
bien la gouverner l'eust augmentée, par me piller sera destruict.
Allez vous en au nom de dieu suyvez bonne entreprinse remonstrez à
vostre roy les erreurs que congnoistrez. Et iamais ne le conseillez ayant
esgard à vostre profit particulier, car avecques le commun est aussy
leur propre perdu. Quand est de vostre ranczon, ie vous la donne entierement,
& veulx que vous soient renduez armes & cheval, ainsi fault il
fayre entre voisins & anciens amis, veu que ceste nostre difference,
n'est poinct guerre proprement. Comme Platon vouloit estre non guerre nommée,
ains sedition quant les Grecz meuvoient armes les uns contre les aultres.
Ce que si par male fortune advenoyt, il commende qu'on usa de toute modeste.
Si guerre la nommez, elle n'est que superficiaire: elle n'entre poinct
au profond cabinet de noz cueurs. Car nul de nous n'est oultraigé
en son honneur: & n'est question en somme totale, que de rabiller quelque
faulte commise par noz gens, ientends & vostres & nostres. Laquelle
encore que congneussiez, vo' doiviez laisser couler oultre, car les personnages
querelans estoient plus à contempner, que à ramentevoir,
mesmement leurs satisfaisant scelon le grief, comme ie me suis offert.
Dieu sera iuste estimateur de nostre different, lequel ie supply plus toust
par mort me tollir de ceste vie, & mes biens de perir davant mes yeulx,
que par moy ny les miens en rien soyt offence.
Ces paroles achevées appella le Moyne, et davant tout luy
demanda, frère Iean mon amy estez vous qui avez prins le capitaine
Toucquedillon icy present?
Cire (dist le moyne) il est icy present, il a aage & discretion,
iayme mieulx que le sachez par sa confession, que par ma parole.
Adoncques dist Toucquedillon. Seigneur cest luy tablement qui
m'a prins, & ie me rends son prisonnier franchement.
L'avez vous (dist Grandgouzier au moyne) mis à ranczon?
Non, dist le moyne. De cela ie ne me soucie.
Combien (dist Grandgouzier) vouldrez vo' de la prinse?
Rien rien (dist le moyne) cela ne me mène pas.
Lors commenda Grandgouzier, que present Toucquedillon feussent
contez au moyne soixante & deux milles saluz, pour ceste prinse. Ce
que fut faict ce pendant qu'on feist la collation au dict Toucquedillon
auquel demanda Grandgouzier s'il vouloit demourer avecques luy, ou si mieulx
aymoit retourner à son roy? Toucquedillon respondit, qu'il tiendroit
le party lequel il luy conseilleroit.
Doncques (dist Grandgouzier) retournez à vostre roy, et
dieu soit avecques vous.
Puis luy donna une belle espée de Vienne, avecq le fourreau
d'or faict à belles vignettes d'orfeverye/ & un collier d'or
pesant sept marcz, garny de fines pierreries, à l'estimation de
cent soixante mille ducatz/ & dix mille escuz par present honorable.
Après ces propous monta Toucquedillon sus son cheval. Gargantua
pour sa seureté luy bailla trente hommes d'armes & six vingt
archiers soubz la conduicte de Gymnaste, pour le mener iusques es portes
de la Roche clermaud, si besoing estoit. Icelluy departy le moyne rendit
à Grandgouzier, les soixante & deux mille salutz qu'ilz avoit
repceu, disant.
Cire ce n'est ores, que vo' doibvez faire telz dons, attendez
la fin de ceste guerre, car l'on ne sçait quelz affaires pourroient
survenir. Et guerre faicte sans bonne provision d'argent, n'a qu'un souspirail
de vigueur. Les nerfz des batailles sont les pecunes.
Doncques (dist Grandgouzier) à la fin ie vo' contenteray
par honeste recompense, & tous ceulx qui me auront bien servy.
Comment Grandgouzier
mande querir les legions, & comment
Toucquedillon tua Hastiveau, puis feut tué
par le commandement de Picrochole.
Chap. xlv.
En ces mesmes iours, ceulx de Bessé, du Marché vieulx,
du bourg sainct Iacques, du Traineau, de Parillé, de rivière,
des roches saint Paoul, du Vau breton, de Pantillé, du Brehemont,
du pont de clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de la ville au
mère, de Segré, de Husse, de sainct Louant, de Panzoust,
des Couldreaux, de Verron, de Coulaines, de Chosé, de Varenes, de
Bourqueil, de l'Isle Bouchard, du Croulay, de Marsay, de Candé,
de Montsoreau, & aultres lieux confinés envoièrent devers
Grandgouzier ambassades, pour luy dire qu'ilz estoient advertis des tordz
que luy faisoit Picrochole: & pour leur ancienne confederation, ilz
luy offroient tout leur povoir tant de gens, que d'argent & aultres
munitions de guerre. L'argent de tous montoit par les pactes qu'ilz luy
envoyoient, six vingt quatorze millions d'or. Les gens estoient quinze
mille hommes d'armes, trente & deux mille chevaulx legiers/ quatre
vingtz neuf mille harquebouziers, cent quarante mille adventuriers, unze
mille deux cens canons/ doubles canons/ basilicz & spiroles. Pionniers
quarante & sept mille/ le tout souldoyé & avitaillé
pour six moys. Lequel offre Gargantua ne refusa, ny accepta du tout. Mais
grandement les remerciant, dist, qu'il composeroit ceste guerre par tel
engin que besoigne seroit tant empescher de gens de bien. Seulement envoya
que ameneroit en ordre les legions lesquelles entretenoit ordinairement
en ses places de la Devinière/ de Chavigny/ de Gravot/ & Quinquenays,
montant en nombre douze cens hommes d'armes, trente & six mille homes
de piedz, treize mille arquebouziers, quatre cens grosses pièces
d'artillerye & vingt & deux mille Pionniers, tous par bandes, tant
bien assorties de leurs thresoriers, de vivandiers/ de Mareschaulx/ de
armuriers, & aultres gens necessaires au trac de bataille: tant bien
instruictz en art militaire/ tant bien armez/ tant bien recoignoissans
& suyvans leurs enseignes/ tant soubdains à entendre & obeir
à leurs capitaines/ tant expediez à courir/ tant fors à
chocquer/ tant prudens à l'adventure, que mieulx ressembloient une
harmonie d'orgues & concordante d'orologe qu'une armée, ou gensdarmerie.
Toucquedillon arrivé se presenta à Picrochole, &
luy compta au long ce qu'il avoit & faict/ & veu. A la fin conseilloit
par fortes parolles qu'on feist apoinctement avecques Grandgouzier/ lequel
il avoit esprouvé le plus homme de bien du monde, adisoutant que
ce n'estoit ny preu/ ny raison molester ainsi ses voisins/ desquelz iamais
n'avoit eu que tout bien. Et au regard du principal: que iamais ne sortiroient
de ceste entreprinse que à leur grand dommaige & malheur. Car
la puissance de Picrochole n'estoit telle, que aisement ne les peust Grandgouzier
mettre à sac. Il n'eut pas achevé ceste parolle, que Hastiveau
dist tout hault: Bien malheureux est le prince qui est de telz gens servi,
qui tant facilement sont corrompuz, comme ie congnoys Toucquedillon. Car
ie voy son couraige tant changé que voulentiers se feust adioinct
à noz ennemys pour contre nous batailler & no' trahir, s'ilz
leussent voulu retenir: mais comme vertus est de tous tant amys que nnemys
louée) & estimée, aussi meschanceté est toute
congneue & suspecte. Et pose que d'icelle les enemys se servent à
leur profit si ont ilz tousiours les meschans & traistres en abhomination.
A ces parolles Toucquedillon impatient tyra son espée,
& en transpercza Hastiveau un peu au dessus de la mamelle guausche,
dont mourut incontinent. Et tyrant son coup du corps, dist franchement.
Ainsi perisse qui feaulx serviteurs blasmera.
Picrochole soubdain entra en fureur, et voyant l'espée
& fourreau tant diapré, dist. Te avoit on donné ce baston,
pour en ma presence tuer malignement mon tant bon amy Hastiveau.
Adoncques commenda à ses archiers qu'ilz le meissent en
pièces. Ce que fut faict sus l'heure, tant cruellement que la chambre
estoit toute pavée de sang. Puis feist honnorablement inhumer le
corps de Hastiveau/ & celluy de Toucquedillon getter par sus les murailles
en la valée. Les nouvelles de ces oultraiges feurent sceues par
toute l'armée, dont plusieurs commencèrent à murmurer
contre Picrochole, tant que Grippeminauld luy dist.
Seigneur ie ne scçay quelle yssue sera de ceste entreprinse.
Ie voy voz gens peu confermé en leurs couraiges. Ilz considèrent
que sommes icy mal pourveuz de vivres, & ià beaucoup diminuez
en nombre, par deux ou troys yssues. Davantaige il vient grand renfort
de gens à voz ennemys. Si nous sommes assiegez une foys, ie ne voy
point comment ce ne soit à nostre ruyne totale.
Bren, bren, dist Picrochole, vous semblez les anguilles de Melun.
Vo' criez davant qu'on vous escorche. Laissez les seulement venir.
Comment Gargantua
assaillit Picrochole dedans la Rocheclermaud
& defist l'armée dudict
Picrochole.
Chap. xlvi.
Gargantua eut la charge totalle de l'armée/ son père
demoura en son fort. Et leur donnant couraige par bonnes parolles, promist
grandz dons à ceulx qui feroient quelques prouesses. Puis guaignèrent
le gué de Vède, & par basteaulx & pons legierement
faictz passèrent oultre d'une traicte. Puis considerant l'assiete
de la ville que estot en lieu hault & adventageux, delibera celle nuyct
sus ce qu'estoit de faire. Mais Gymnaste luy dist Seigneur telle est la
nature & complexion des Françoys, que ilz ne valent que à
la première poincte. Lors ilz sont plus que diables. Mais s'ilz
seiournent, ilz sont moins que femmes. Ie suys d'advis que à heure
presente après que voz gens auront quelque peu respiré &
repeu, faciez donner l'assault. L'advis feut trouvé bon. Adoncques
produict toute son armée en plain camp, mettant les subsides du
cousté de la montée. Le Moyne print avecques soy six enseignes
de gens de pied, & deux cens hommes d'armes, & en grande diligence
traversa le marays, & guaingna au dessus le puy iusques au grand chemin
de Loudun. Ce pendant l'assault continuoit, les gens de Picrochole ne sçavoient
si le meilleur estoit sortir hors & les recepvoir, ou bien guarder
la ville sans bouger. Mais furieusement sortit avecques quelque bande d'homems
d'armes de sa maison: et là feut receu & festoyé à
grandz coups de canon que gresloient devers les cousteaux, dont les Gargantuistez
se retirèrent au val, pour mieulx donner lieu à l'artillerye.
Ceulx de la ville defendoient le mieulx que povoient mays les traictz passoient
oultre par dessus sans nul ferir. Aulcuns de la bande saulvez de l'artillerie
donnèrent fierement sus noz gens, mais peu profitèrent, car
tous feurent repceuz entre les ordres, & là ruez par terre.
Ce que voyans se vouloient retirer, mais ce pendent le Moyne avoit occupé
le passaige. Par quoy se mirent en fuyte sans ordre ny maintien. Aulcuns
vouloient leur donner la chasse, mais le Moyne les retint craignant que
suyvant les fuyans perdissent leurs rancz, & que sus ce poinct ceulx
de la ville chargeassent suz eulx. Puis attendant quelque espace, &
nul ne comparant à l'encontre, envoya le duc Phrontiste pour admonester
Gargantua à ce qu'il avanceast pour empescher la retraicte de Picrochole
par celle porte. Ce que feist Gargantua en toute diligence & y envoya
quatre legions de la compaignie de Sebaste, Mais si toust ne peurent gaigner
le hault, qu'ilz ne rencontrassent en barbe Picrochole & ceulx qui
avecques luy s'estoient espars. Lors chargèrent sus roiddement,
toutesfois grandement feurent endommaigez par ceulx qui estoient sus les
murs en coupz de traict & artillerie. Quoy voyant Gargantuaen grande
puissance alla les secourir, & commencza son artilleie à hurter
sus ce quartier de murailles, tant que toute la force de la ville y fut
evocquée. Le moyne voyant celluy cousté lequel il tenot assiegé,
denué de gens & guardez, magnanymement tyra vers le fort &
tant feist qu'il monta sus, luy & aulcuns de ses gens pensant que plus
de craincte & de frayeur donnent ceux qui surviennent à un conflict,
que ceulx que lors à leur force combattent. Toutesfoys ne feist
oncques effroy, iusques à ce que tous les siens eussent guaigné
la muraille, excepté les deux cens hommes d'armes qu'il laissa hors
pour les hazars. Puis s'escria horriblement & les siens ensemble, &
sans resistance tuèrent les guardes d'icelle porte, & là
ouvrirent es hommes d'armes & en toute fierté coururent ensemble
vers la porte de l'Orient, où estoit le desarroy. Et par darrière
renversèrent toute leur force, voyans les assiegez de tous coustez,
& les Gargantuistes avoir guaigné la ville, se rendirent au
Moyne à mercy. Le Moyne leurs feist rendre les bastons & armes:
& tous retirer & resserrer par les esglises saisissant tous les
bastons des croix, & commettant des gens es portes pour les garder
de yssir. Puis ouvrant celle porte orientale sortit au secours de Gargantua.
Mais Picrochole pensoit que le secours luy venoit de la ville, & par
oultrecuydance se hazarda plus que devant: iusques à ce que Gargantua
s'escrya. Frère Iean mon amy/ frère Iean en bon heur soyez
venu. Adoncques congnoissent Picrochole & ses gens que tout estoit
desesperé, prindrent la fuyte en tous endroictz. Gargantua les poursuyvit
iusques près Vaugoudry tuant & massacrant, puis sonna la retraicte.
Comment Picrochole fuiant feut surpris
de males fortunes. &
ce que feit Gargantua après la bataille.
Chap. xlvij.
Picrochole ainsi desesperé s'en fuyt vers l'Isle Bouchard,
& au chemin de Rivière son cheval bruncha par terre. A quoy
tant feut indigne que de son espée le tua en sa chole. Puis ne trouvant
personne qui le remontast, voulut prendre un asne du molin qui là
auprès estoit, mais les meuniers le meurtrirent tout de coups, &
le destroussèrent de ses habillemens, & luy baillèrent
pour soy couvrir une meschante sequenye. Ainsi s'en alla le pauvre cholericque,
puis passant l'eau au port Huaux, & racontant ses males fortunes, fut
advisé par une vieille lourpidon, que son royaulme luy seroit rendu,
à la venue des Coquecigrues, depuis ne sçayt on qu'il est
devenu. Toutesfoys l'on m'a dict qu'il est de present pauvre guaignedenier
à Lyon cholère comme davant. Et tousiours se guemente à
tous estrangiers de la venue des Coquecigrues, esperant certainement, scelon
la prophetie de la vieille, estre à leur venue reintegré
en son royaulme. Après leur retraicte Gargantua premierement recensa
ses gens & trouva que peu d'iceulx estoient peryz en la bataille exceptez
quelques gens de pied de la bande du capitaine Tolmère, & Ponocrates
qui avoit un coup de harquebouze en son pourpoinct. Puis les feist refraischir
chascun par sa bande & comanda es threzoriers que ce repas leur feust
defrayé et payé, & que l'on ne feist oultraige quiconques
en la ville, veu qu'elle estoit sienne, & que après leur repas
ilz compareussent en la place davant le chasteau, & là seroient
payez pour six moys. Ce que feut faict, puis feist convenir davant soy
en ladicte place tous ceulx qui là restoient de la part de Picrochole,
esquelz presens tous ses princes & capitaines parla comme s'ensuyt.
La concion que feist Gargantua
es vaincus.
Chap. xlviij.
Noz pères/ ayeulx/ et ancestres de toute memoyre, ont esté
de ce sens & ceste nature, que des batailles par eulx consommées
ont pour signe memorial des triumphes & victoyres plus voulentiers
erigé trophées & monumens es cueurs des vaincuz par grace,
que es terres par eulx conquestée, par achitecture. Car plus estimoient
la dive souvenance des humains acquise par liberalité, que la mute
inscription des arcs/ columnes/ & pyramides subiectes es calamitez
de l'air, & envie d'un chascun. Soubvenir assez vous peut de la mansuetude,
dont ilz userent envers les Bretons à la iournée de sainct
Aubin du Cormier: & à la demollition de Parthenay. Vous avez
entendu/ & entendent admirez le bon traictement qu'ilz feirent es Barbares
de Spagnola, qui avoient pillé/ depopulé/ & saccaigé
les fins maritimes de Olone & Thalmondoys. Tout ce ciel a esté
remply des louanges & gratulations que vous mesmes & voz pères
feistes lors que Alpharbal roy de Canarre non assovy de ses fortunes envahyt
furieusement le pays de Onys exercent la pyraticque en toutes les isles
Armoricques & regions confines. Il feut en iuste bataille navalle prins
& vaincu de mon père, au quel dieu soit garde & protecteur.
Mais quoy, on cas que les aultres roys & empereurs/ voyre qui se font
nommer Catholicques l'eussent miserablement traicté/ durement emprisonné/
& ranczonné extremement: il le traicta courtoisement/ amiaamiablement
le logea avecques soy en son palays/ & par incroyable debonnaireté
le renvoya en saufconduyt chargé de dons/ chargé de graces/
chargé de tous offices d'amitié. Qu'en est il advenu? Luy
retourné en ses terres feist assembler tous les princes & estatz
de son royaulme/ leur exposa l'humanité qu'il avoit en nous congneu,
& les pria sur ce deliberer en faczon que le monde y eust exemple,
comme avoit ià en no' de gratieuseté honeste, aussi en eulx
de honesteté gratieuse. Là feut decerné par consentement
unanime, que l'on offreroit entierement leurs terres/ domaines & royaulme,
à en faire scelon nostre arbitre. Alpharbal en propre personne soubdain
retourna avecques huyt grandes naufz oneraires, menant non seulement les
thresors de sa maison & ligne royalle, mais presque de tout le pays.
Car soy embarquant pour faire voille au vent Westen Nordest: chascun à
la foulle gettoit dedans icelles or/ argent/ bagues/ ioyaux/ espiceries/
drogues & odeurs aromaticques. Papegays/ Pelicans/ Guenons/ Hinettes/
Genettes/ Porczepicz. Poinct n'estoit filz de bonne mère reputé,
qui dedans ne gettast ce que avoit de singulier. Arrivé que feut,
vouloit aller baiser les piedz de mon dict père, le faict fut estimé
indigne: & ne feut toléré, ains fut embrassé socialement:
offrit les presens, ilz ne feurent repceuz, par trop estre excessifz: se
donna mancipe & serf volentayre soy à la posterité, ce
ne feut accepté, par ne sembler equitable: ceda par le decret des
estatz ses terres & royaulme offrant la transaction & transport
signé, scellé/ & ratifié de tous ceulx qui faire
le doibvoient, ce fut totalement refusé, & les contractz gettez
au feu. La fin feut, que mon dict père commencza lamenter de pitié
& pleurer copieusement, considerant le franc vouloir & simplicité
des Canarriens: & par motz exquys & sentences congrues diminuoyt
le bon tour qu'il leur avoit faict, disant ne leur avoir faict bien qui
feust à l'estimation d'un bouton: & si rien d'honesteté
leur avoit monstré, il estoit tenu de ce faire. Mais tant plus l'augmentoit
Alpharbal. Quelle feut l'yssue? En lieu que pour la ranczon prinse à
toute extremité, eussions peu tyrannicquement exiger vingt foys
cens mille escuz, & retenir pour houstagiers ses enfans aisnez. Ils
se sont faictz tributaires perpetuelz, & obligez no' bailler par chascun
an deux millions d'or affiné à vingt & quatre karatz.
Ilz nous feurent l'année première icy payez: la seconde de
franc vouloir en paièrent xxiij. cens mille escuz: la tierce xxvj
cens mille: la quarte troys millions, & tant toutousiours croissent
de leur bon gré, que serons contrainctz leurs inhiber de rien plus
nous apporter. C'est la nature de gratuité. Car le temps qui toutes
choses erode & diminue, augmente/ & accroist mes biensfaictz, par
ce qu'un bon tour liberalement faict à homme de raison, croist continuement
par noble pensée & remembrance. Ne voulant doncques aulcunement
degenerer de la debonnaireté hereditaire de mes parens, maintenant
ie vous absouz & delivre, & vous rends francs & deliberez comme
par avant. Dabondant serez à l'yssue des portes payes chascun pour
troys moys, pour vo' pouvoir retirer en vo' maisons & familles/ &
vous conduiront en saulveté six cens hommes d'armes/ & huyt
mille hommes de pied soulz la conduicte de mons escuyer Alexandre, affin
que par les paisans ne soyez oultraigé. Dieu soit avecques vous.
Ie regrette de tout mon cueur que n'est icy Picrochole. Car ie luy eusse
donné à entendre que sans mon vouloir, sans espoir de accroistre
ny mon bien/ ny mon nom, estoit faicte cette guerre. Mais puis qu'il est
esperdu/ & ne sçayt on où, ny comment est esvanouy, ie
veulx que son royaulme demeure entier à son filz. Lequel par ce
qu'ets trop bas d'aage (car il n'a encores que cinq ans accomplyz) sera
gouverné & instruict par les anciens princes & gens sçavans
du royaulme. Et par autant qu'un royaulme ainsi desolé, seroit facilement
ruiné, si l'on ne refrenoyt la convoytise & avarice des administrateurs
d'icelluy: ie ordonne & veulx que Ponocrates soyt sus tous ses gouverneurs
entendent avecques autorité à ce requise, & assidu avecques
l'enfant: iusques à ce qu'il le congnoistra idoine de povoir par
soy regir & regner. Ie consydère que facilité trop enervée
& dissolue de pardonner es malfaisans, leur est est occasion de plus
legierement de rechief mal faire, par ceste pernicieuse confiance de grace.
Ie consydère que Moyse, le plus doulx homme qui de son temps feust
sus la terre, aigrement punissoyt les mutins & seditieux au peuple
de Israel. Ie consydère que Iules Cesar empereur tant debonnaire,
que de luy dict Ciceron: que sa fortune rien plus souverain n'avoit/ si
non qu'il vouloit tousiours saulver/ & pardonner à un chascun.
Icelluy toutesfoys ce non obstant en certains endroictz punit rigoureusement
les auteurs de rebellion. A ces exemples ie veulx que me livrez avant le
departir: premierement ce beau Marquet, qui a esté source &
cause première de ceste guerre par sa vaine oultrecuidance. Secondement
ses compaignons fouaciers: que feurent negligez de corriger sa teste folle
sus l'instant. Et finablement tous les conseillers/ capitaines/ officiers
& domesticques de Picrochole: lesquelz le auroient incité, loué,
ou conseillé de sortir ses limites pour ainsi no' inquieter.
Comment les victeurs Gargantuistes feurent recompensez
après la bataille.
Chap. xlix.
Ceste concion faicte par Gargantua, feurent livrez les seditieux
par luy requys: exceptez Spadassin/ Merdaille/ & Menuail: lesquelz
estoient fuyz six heures davant la bataille: & deux fouaciers, lesquelz
perirent en la iournée. Aultre mal ne leurs feist Gargantua: si
non qu'il les ordonna pour tirer les presses à son imprimerie: laquelle
il l'avoit nouvellement institué. Puis ceulx qui là estoient
mors il feist honorablement inhumer en la vallée des Noiretes/ &
au camp de Bruslevieille. Les navrés il feist panser & traicter
en son grand Nosocome. Après advisa es dommaiges faictz en la ville
& habitans: & les feist rembourcer de tous leurs interestz à
leur confession & serment. Et y feist bastir un fort chasteau: y commettant
gens & guet pour à l'advenir mieulx soy defendre contre les
soubdaines esmeutes. Au departir remercya gratieusement tous les souldars
de ses legions: qui avoient esté à ceste defaicte/ &
les renvoya hyberner en leurs Nations & guarnisons. Exceptez aulcuns
de la legion Decumane, lesquelz il avoit veu en la iournée faire
quelques prouesses: & les capitaines des bandes, lesquelz il emmena
avecques soy devers Grandgouzier. A la veue & venue d'yceulx le bon
homme fut tant ioyeulx/ que possible ne seroit le descripre. Adoncq leurs
feist un festin le plus magnificque, le plus abundant & plus delicieux,
que feust veu depuys le temps du roy Assuère. A l'issue de table
il distribua à chascun d'yceulx tout le parement de son buffet qui
estoit au poys de dixhuyt cens mille bezans d'or: en grands vases d'Antique/
grands potz/ grands bassins/ grands tasses/ couppes/ potetz/ candelabres/
calathes/ nacelles/ violiers/ & aultres telle vaisselle toute d'or
massif: oultre la pierrerie, esmail & ouvraige, qui par l'estime de
tous excedoit en pris la matière d'yceulx. Plus, leurs feist compter
de ses coffres à chascun douze cens mille escuz contents. Et dabundant
à chascun d'yceulx donna à perpetuité (excepté
s'ilz mouroient sans hoirs) les chasteaux/ & terres vicines scelon
que plus leurs estoient commodes. A Ponocrates donna la Rocheclermaud/
à Gymnaste le Couldray/ à Endemon Montpensier. Le Rivau à
Tolmère/ à Ithybole Montsoreau/ à Acamas Candé/
Varenes à Chironacte/ Gravot à Sebaste/ Quiquenays à
Alexandre/ Ligré à Sophrone, & ainsi de ses aultres places.
Comment Gargantua feist bastir pour le Moyne
l'abbaye de Theleme.
Chap. l.
Restoit seulement le Moyne à pourvoir. Lequel Gargantua
vouloyt faire abbé de Seuillé: mais il le refusa. Il luy
voulut donner l'abbaye de Bourgueil, ou de saint Florent, laquelle mieulx
luy duiroit, ou toutes deux, s'il les prenoit à gré. Mais
le moyne luy fist response peremptoire, que de moynes il ne vouloit charge/
ny gouvernement. Car comment (disoyt il) pourroys ie gouverner aultruy,
qui moymesmes gouverner ne sçauroys? Si vo' semble que ie vous aye
faict/ & que puisse à l'advenir faire service agreable, oultroyez
moy de faire une abbaye à mon devys. La demende pleut à Gargantua
& offrit tout son pays de Theleme iouxte la rivière de Loyre,
à deux lieues de la grande forest du port Huault. Et requist à
Gargantua qu'il instituast sa religion au contraire de toutes les aultres.
Premierement doncques (dist Gargantua) il n'y fauldra ià
bastir murailles au circuit: car toutes aultres abbayes sont fiefierement
murées.
Voyre, dist le Moyne. Et non sans cause où mur y a &
davant & darrière, y a force murmur/ envie/ & conspiration
mutue. Davantaige veu que en certains convents de ce monde est en usance,
que si femme aulcune y entre (ientends des preudes & pudicques) on
netoye la place par laquelle elles ont passé, feut ordonné
que si religieux ou religieuse y entroyt par cas fortuit, on nettoiroyt
curieusement tous les lieux par lesquelz auroient passé.
Et parce que es religions de ce monde tout est compassé/
limité & reiglé par heures, feut decreté que là
ne seroit horologe ny quadrant aulcun. Mais scelon les occasions &
opportunitez seroient toutes leurs oeuvres dispensées.
Car (disoit Gargantua) que la plus vraye perte du temps qu'il
sceust, estoit de compter les heures: car quel bien en vient il? &
la plus grande resverie du monde estoyt soy gouverner au son d'une cloche,
& non au dicte de bon sens & entendement. Item par ce que en icelluy
temps on ne mettoyt en religion des femmes, si non celles que estoient
borgnes/ boyteuses/ bossues/ laydes/ defaictes/ folles/ insensées/
maleficiées/ & tarées: ny les hommes si non catarrhez/
mal nez/ niays & empesché de maison.
A propous (dist le Moyne) une femme qui n'est ny belle ny bonne,
à quoy vault toille?
A mettre en religion, dist Gargantua.
Voyre, dist le Moyne, & à faire des chemises.
Feut ordonné que là ne seroient repceues si non
les belles/ bien formées/ & bien naturées: & les
beaulx/ bien formez/ & bien naturez. Item par ce que es conventz des
femmes ne entroient les homes si non à l'embler/ & clandestinement:
feut decerné que ià ne seroient là les femmes au cas
que n'y feussent les hommes: ny les hommes au cas que n'y feussent les
femmes. Item ce que tant hommes que femmes une foys repceuz en religion
après l'an de probation estoient forcez & astrainctz y demourer
perpetuellement leur vie durante, feut estably tant hommes que femmes là
repceuz, sortiroient quand bon leurs sembleroyt franschement & entierement.
Item par ce que ordinairement les religieux faisoient troys veuz: sçavoir
est de chasteté/ pauvreté/ & obedience: fut constitué,
que là honorablement on peult estre marié: que chascun feut
riche, & vesquist en liberté. Au regard de l'aage legitime,
les femmes y estoient repçues depuis dix iusques à quinze
ans: les hommes depuis douze iusques à dix & huyt.
Comment feut bastie & dotée
l'abbaye des Thelemites.
Chap. lj.
Pour le bastiment/ & assortiment de l'abbaye Gargantua feist
livrer de contant vingt & sept cent mille huyt cent trente & un
mouton à la grand laine, & par chascun an iusques à ce
que le tout feust parfaict assigna sus la recepte de la Dive seize cent
soixante & neuf mille escuz au soleil. Pour la fondation & entretenement
d'ycelle donna à perpetuité vingt & troys cent soixante
neuf mille cinq cent quatorze nobles à la rose de rente foncière
indennez, amortyz/ & solvables par chascun an à la porte de
l'abbaye. Et de ce leurs passa belles letres. Le bastiment feut en figure
exagone en telle faczon que à chascun angle estoyt bastie une grosse
tour ronde: à la capacité de soixante pas en diamètre.
Et estoient toutes pareilles en grosseur & protraict. La rivière
de Loyre decoulloyt sus l'aspect de Septentrion. Au pied d'icelle estoyt
une des tours assise nommée Artisse. En tirant vers l'Orient estoit
une aultre nommée Calaer. L'aultre ensuyvant Anatole. L'aultre après
Mesembrune. L'aultre après, Hesperie. La dernière, Cryère.
Entre chascune tour estoyt espace de troys cent douze pas. Le tout basty
à six estages, comprenant les caves soubz terre pour un. Le second
estoit voulté à la forme d'une anse de panier. Les reste
estoit embrunché de guy de Flandres à forme de culz de lampes.
Le dessus couvert d'Ardoize fine: avecques l'endousseure de plomb à
figures de petitz mannequins & animaulx bien assortez & dorez avecques
les goutières que yssoient hors la muraille entre les croyzées,
pinctes en figure diagonale de or & d'azur, iusques en terre, où
finissoient en grands eschenalz qui tous conduisoient en la rivière
par dessoubz le logis. Ledict bastiment estoit cent foys plus magnificque
que n'est Bonivet. Car en icelluy estoient neuf cens trente et deux chambres:
chascune guarnie de arrière Chambre/ cabinet/ guarderobbe/ chapelle/
& yssue en une grande salle. Entre chascune tour au meillieu dudict
corps de logis estoyt une viz brizée dedans icelluy mesmes corps.
De laquelle les marches estoient de marbre serpentin: longues de xxij.
piedz: l'espesseur estoyt de troys doigtz: assisez par nombre de douze
entre chascun repous. En chascun repous estoient deux beaux arceaux d'antique,
par lesquelz estoit repceu la clarté: & par iceulx on entroit
en un cabinet faict à cler voys de largeur de la dicte viz: &
montoit iusques au dessus la couverture, & là finoit en pavillon.
Par icelles viz on entroit de chascun cousté en une grande salle,
et des salles es chambres. Depuis la tour Artice iusques à Cryère
estoient les belles grandes libraries en Grec/ Latin/ Hebrieu/ Françoys/
Tuscan & Hespaignol: disperties par les divers estaiges scelon iceulx
langaiges. Au meillieu estoit une merveilleuse viz, de laquelle l'entrée
estoit par le dehors du logis en un arceau large de six toizes. Icelle
estoit faicte en telle symmetrie & capacité, que six hommes
d'armes la lance sus la cuisse povoient de fronc ensemble monter iusques
au dessus de tout le bastiment. Depuis la tour Anatole iusques à
Mesembrine estoient belles rgandes galeries toutes painctes des antiques
prouesses & histoires & descriptions de la terre. Au milieu estoyt
une pareille montée & porte comme avons dict du cousté
de la rivière. Sus icelle porte estoit escript en grosses lettres
antiques ce qui s'ensuyt.
Inscription mise sus la grande porte de
Theleme.
Chap. lij.
Cy n'entrez pas Hypocrites/ bigotz/
Vieulx matagotz/ marmiteux boursouflez.
Tordcoulx badaux plus que n'estoient les Gotz.
Ny Ostrogotz/ precurseurs des magotz/
Haires/ cagotz/ caffars empantouflez.
Gueux mitouflez/ frapars escorniflez
Befflez/ enflez/ fagoteurs de tabus
Tirez ailleurs pour vendre vo' abus.
Vous abus meschans
Rempliroient mes champs
De meschanceté
Et par faulseté
Troubleroit mes chants
Vous abus meschans.
Cy n'entrez pas maschefains practiciens
Clers bazauchiens mangeurs du populaire.
Officiaulx/ scribes/ & pharisiens
Iuges/ anciens, que les bons parroiciens
Ainsi que chiens mettez au capulaire.
Vostre salaire est au patibulaire,
Allez y braire: icy n'est faict excès,
Dont en vo' cours on deust mouvoir procès,
Procès & debaz
Peu sont cy desbatz
Où l'on vient s'esbatre.
A vous pour debastre
Soient en plein cabatz
Procès & debatz.
Cy n'entrez pas vo' usuriers chichars/
Brissaulx/ leschars/ qui tousiours amassez.
Grippeminaulx, avalleurs de frimars/
Courbez/ camars, qui en vo' coquemars
De mille marcs ià n'auriez asseze.
Poinct eguassez n'estes quand cabassez
Et entassez poiltrons à chicheface.
La male mort en ce pas vous deface,
Face non humaine
De telz gens qu'on maine
Braire ailleurs: ceans
Ne seroit seans.
Vuidez ce dommaine
Face non humaine.
Cy n'entrez pas vo' rassotez mastins
Soirs ny matins, vieulx chagrins & ialous.
Ny vo' aussy seditieux mutins
Larves/ lutins/ de dangiers palatins/
Grecz ou Latins: plus à craindre que Loups
Ny vous gualous verollez iusques à l'ous
Portez vo' loups ailleurs paistre en bonheur
Honneur/ los/ deduict
Par ioieux acords.
Tous sont sains au corps,
Par ce bien leur duict
Honneur/ los/ deduict.
Cy entrez vous, & bien soyez venuz
Et parvenuz tous nobles chevaliers,
Cy est le lieu ou sont les revenuz
Bien advenuz: affin que entretenuz
Grands & menuz tous soiez à milliers,
Mes familiers serez & peculiers
Frisques gualliers, ioyeux, plaisans mignons.
En general tous gantilz compaignons,
Compaignons gentilz
Serains & subtilz
Hors de vilité,
De civilité
Cy sont les houstilz
Compaignons gentilz.
Cy entrez vous qui le sainct evangile
En sens agile annoncez, quoy qu'on gronde.
Ceans aurez un refuge & bastille
Contre l'hostile erreur, qui tant postille
Par son faulx stile empoizonner le monde.
Entrez qu'on fonde icy la foy profonde.
Puis qu'on confonde & par voix/ & par rolle
Les ennemys de la saincte parolle,
La parolle saincte
Ià ne soit extaincte
En ce lieu tressainct
Chascun en soyt ceinct,
Chascune ayt enceincte
La parolle saincte.
Cy entrez vo' dames de hault paraige
En franc couraige. Entrez en bon heur,
Fleurs de beaulté à celeste visaige/
A droict corsaige/ & maintien prude et saige/
En ce passaige est le seiour d'honneur.
Le hault seigneur, qui du lieu fut donneur
Et guerdonneur, pou vo' l'a ordonné,
Et pour frayer à tout prou ordonné,
Ordonné par don
Ordonne pardon
A cil qui le donne.
Et tresbien guerdonne
Tout mortel preu d'hom
Ordonné par don.
Comment estoit le manoir des Thelemites.
Chap. liij.
Au milieu de la basse court estoyt une fontaine magnificque de
bel Alabastre. Au dessus les troys Graces avecques cornes dabondance. Et
gettoient l'eau par les mamelles/ bouche/ aureilles/ oieulx/ & aultres
ouvertures du corps. Le dedans du logis sus ladicte basse court estoit
sus gros pilliers de Cassidoine & Porphyre, à beaux ars d'antique.
Au dedans des quelz estoient belles gualeries longues & amples, aornées
de painctures, de Cornes de cerfz & aultres choses spectables. Le logis
des dames comprenoit depuis la tour Artice, iusques à la porte de
Mesembrine. Les hommes occupoient le reste. Devant ledict logis des dames,
affin qu'elles eussent l'esbatement, entre les deux premières tours
au dehors estoient les lices, l'hippodrome, le theatre, & natatoires,
avecques les bains mirificques à triple solier, bien garniz de tous
assortemens & foyzon d'eau de Myrte. Iouxte la rivière estoyt
le beau Iardin de plaisance. Au milieu d'icelluy le beau Labyrinte. Entre
les deux aultres tours estoient les ieuz de paulme & de la grosse bolle.
Du cousté de la tour Cryère estoit le vergier plein de tous
arbres fructiers, toutes ordonnées en ordre quincunce. Au bout estoyt
le grand parc foizonnant en toute beste sauvagine. Entre les tierces tours
estoient les buttes pour l'arquebuze/ l'arc/ & l'arbaleste. Les offices
hors al tour Hesperies à simple estaige. L'escurye au delà
des offices. La faulconnerye au davant d'icelles, gouvernée par
asturciers bien expers en l'art. Et estoit annuellement fournie par les
Candiens/ Venitians/ & Sarmates de toutes sortes d'oizeaux paragons.
Aigles/ Autours/ Sacres/ Laniers/ Faulcons/ Esparviers/ Emerillons/ &
aultres: tant bien faictz & domesticques que partans du chasteau pour
s'esbatre es champes prenoient tout ce que rencontroient. La venerie estoit
ung peu plus loing tyrant vers le parc. Toutes les salles/ chambres/ &
cabinetz estoient tapissez en diverses sortes scelon les saisons de l'année.
Tout le pavé estoit couvert de drap verd. Les lictz estoient de
broderie. En chascune arrière chambre estoit un mirouir de chrystallin
enchassé en or fin & au tour garny de perles, & estoyt de
telle grandeur, qu'il povoit veritablement representer toute la personne.
A l'issue des salles du logis des dames estoient les parfumeurs & testonneurs,
par les mains desquelz passoient les hommes quand ilz visitoient les dames.
Iceulx fournissoient par chascun matin les chambres des dames, d'eau de
naphe & d'eau d'ange, & à chascune la precieuse cassollette
vaporante de toutes drogues aromatiques.
Comment estoient vestuz les religieux
& religieuses de Theleme.
Cha. liiij.
Les dames au commencement de la fondation se habilloient à
leur plaisir & arbitre. Depuis feurent reformeez en la faczon que s'ensuyt.
Elles portoient chausses d'escarlatte/ ou de migraine, & passoient
lesdictes chausses le genoul au dessus par troys doigtz iustement. Et cest
lizière estoit de quelques belles broderies & descoupeures.
Les iartières estoient de la couleur de leurs bracelletz, &
comprenoient le genoul au dessus & dessoubz. Les souliers, escarpins,
& pantofles de velous cramoyzi rouge ou violet, deschicquettez à
barbe d'escrevisse. Au dessus de la chemise vestoient la belle vasquine
de de quelque beau camelot de soye. Sus ycelle vestoient la verdugalle
de tafetas blanc/ rouge/ tanné/ grys etc. Au dessus la cotte de
tafetas d'argent faict à broderies de fin or & à l'agueille
entortillé/ ou scelon que bon leur sembloit & correspondent
à la disposition de l'air, de satin/ damas/ velous/ orange/ tanné/
verd/ cendre/ bleu/ tanné clair/ rouge cramoyzi/ blanc/ drap d'or/
toille d'argent/ de canetille/ de brodure scelon les festes. Les robbes
scelon la saison, de toile d'or à frizure d'argent, de satin rouge
couvert de canetille d'or/ de tafetas blanc/ bleu, noir, tanné,
sarge de soye, camelot de soye, velous, drap d'argent, toille d'argent,
or traict, velous ou satin prophilé d'or en diverses protraictures.
En esté quelques iours au lieu de robbes portoient belles marlottes
des parures susdictes, ou quelques vernes à la Moresque de velous
violet à frizure d'or sus canetille d'argent ou à courdelières
d'or guarnies aux rencontres de petites perles Indicques. En hyver robbes
de tafetas des couleurs comme dessus: fourrées de loups cerviers,
genettes noyres, martres de calabre & zibelines, & aultres fourrures
precieuses. Les patenostres, anneaulx, iazerans carcans estoient de fines
pierreries, escarboucles/ rubys, balays, diamans, sapphiz, esmeraudes,
turquoyzes, grenatz, agathes berilles perles & unions d'excellence.
L'acoustrement de la teste estoit scelon le temps. En l'hyver à
la mode françoyse. Au printemps à l'espagnole. En esté
à la Tusque. Exceptez les festes & dimanches, esquelz portoient
acoustrement Françoys. Par ce qu'il est plus honorable, & mieulx
sens la pudicité matronale. Les hommes estoient habillez à
leur monde, chaussés pour le bas d'estamet ou serge drapée
d'escarlatte, de migraine, blanc ou noir. Les hault de velous d'icelles
couleurs ou bien près aprochantes: brodées & deschiquettées
scelon leur invention. Le pourpoinct de drap d'or/ d'argent/ de velous/
satin/ damas/ tafetas de mesmes couleurs, deschiquettez, broudez, &
acoustrez en paragon. Les agueillettes de soye de mesmes couelurs, les
fers d'or bien esmaillez. Les sayez & chamarres de drap d'or/ toille
d'or/ drap d'argent/ velous porfilé à plaisir. Les robbes
autant precieuses comme des dames. Les ceinctures de soye des couleurs
du pourpoinct. Chascun la belle espée au cousté, la poignée
dorée, le fourreau de velous de la couleur des chausses, le bout
d'or/ & de orfevrerie. Le poignart de mesmes. Le bonnet de velous,
nori garny de force bagues & boutons d'or. La plume blanche par dessus
mignonnement partie à paillettes d'or, au bout desquelles pendoient
en papillettes beauc rubyz esmeraudes etc. Mais telle sympathie estoit
entre les hommes & les femmes: que par chascun iour ilz estoient vestuz
de semblable parure. Et pour à ce ne faillir estoient certains gentilz
hommes ordonnez pour dire es hommes par chascun matin, quelle livrée
les dames vouloient en ycelle iournée porter. Car le tout estoit
faict scelon l'arbitre des dames. En ces vestemens tant propres & acoustremens
tant riches ne pensez que eulx ny elles perdissent temps aulcun, car les
maistres des garderobbes avoient toute la vesture tant preste par chascun
matin: & les dames de chambre tant bien estoient aprinses, que en un
moment elles estoient prestez & habilleez de pied en cap. Et pour iceulx
acoustremens avoir en meilleur oportunité. Au tour du boys de Thelement
estoit un grand corps de maison long de demye lieue, bien clair & assortye,
en laquelle demeuroient les orfevres, lapidaires, brodeurs, tailleurs,
tyreurs d'or, veloutiers, tapissiers, & aultelissiers/ & là
oeuvroient chascun de son mestier, & le tout pour les susdictz religieux
& religieuses. Iceulx estoient fourniz de matière & estoffe
par les mains du seigneur Nausiclete/ lequel par chascun an leurs rendoyt
sept navires des Isles de Perlas & canibales, chargées de lingotz
d'or/ de soye crue/ de perles & pierreries. Si quelques unions tendoient
à vetusté, & changeoient de naisve blancheur: icelles
par leur art renouvelloient en les donnant à manger à quelques
beaux cocqs, comme on baille cure es faulcons.
Comment estoient reiglez les Thelemites
à leur manière de vivre.
Cha. lv.
Toute leur vie estoit employé non par loix, statuz ou reigles,
mais scelon leur vouloir & franc arbitre. Se levoient du lict quand
bon leur sembloit: beuvoient/ mangeoient/ travailloient/ dormoient quand
le desir leurs venoit. Nul ne les esveilloit/ nul ne les parforceoyt ny
à boyre/ ny à manger/ ny à faire chose aultre quelconques.
Ainsi l'avoit estably Gargantua. En leur reigle n'estoit que ceste clause.
Faictz ce que vouldras. Par ce qie gens libères/ bien enz/ &
bien instruictz, conversans en compagnies honestes ont par nature un instinct
& aguillon: qui touisours les pousse à faictz vertueux, &
retire de vice: lequel ilz nommoient honneur. Iceulx quand par ville subiection
& contraincte sont deprimez & asserviz: de tournent la noble affection
par laquelle à vertuz franchement tendoient, à deposer &
enfraindre ce ioug de servitude. Car no' entreprenons tousiours choses
defendues: & convoytons ce que nous est denié. Par ceste liberté
entrèrent en louable emulation de faire tous, ce que à un
seul voyèrent plaire. Si quelqu'un ou quelcune disoyt, Beuvons,
tous beuvoient.Si disoit, iouons tous iouoient. Si disoit, allons à
l'esbat es champs, tous y alloyent. Si c'estoit pour voller ou chasser,
les dames montées suz belles hacquenées avecques leur palefroy
guorriers, sus le poing mignonnement portoient chascune, ou un esparvier/
ou un laneret/ ou un esmerillon: les hommes portoitent les aultres oyzeaux.
Tant noblement estoient aprins qu'il n'estoyt entre eulx celluy ny celle
qui ne sceust lire/ escripre/ chanter/ iouer d'instrumens harmonieux/ parler
de cinq à six langaiges, & en icelles composer tant en carmes
que en oraison solue. Iamais ne feurent veuz chevaliers tant preux/ tant
gualans, tant dextres & à pied & à cheval, plus vers,
mieulx remuans, mieulx manians tous bastons, que là estoient. Iamais
ne feurent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses,
plus doctes à la main/ à l'aureille/ à tout acte mulièbre
honeste & libère, que là estoient. Par ceste raison quand
le temps venu estoit que aulcun d'icelle abbaye, ou à la requeste
de ses parens, ou pour aultres causes voulut issir hors, avecques osy il
emmenoyt une des dames celle laquelle l'auroit prins pour son devot: &
estoient ensemble mariez. Et si bien avoient vescu à Theleme en
devotion & amityé: encores mieulx la continuoient ilz en mariage
& autant se entraymoient ilz à la fin de leurs iours, comme
le premier de leurs nopces, Ie ne veulx oublier vous descripre un enigme
qui feut trouvé au fondemens de l'abbaye en une grande lame de bronze.
Tel estoyt comme s'ensuyt.
Enigme trouve es fondemens de l'abbaye
des Thelemites.
Cha. lvi.
Pauvres humains qui bon heur attendez,
Levez voz cueurs, & mes ditz entendez.
S'il est eprmys de croyre fermement
Que par les corps que sont au firmament,
Humain esprit de soy puisse advenir
A prononcer les choses à venir:
Ou si l'on peult par divine puissance
Du sort futur avoir la congnoissance,
Tant que l'on iuge en asseuré decours
Des ans longtains la destinée & cours:
Ie foys sçavoir à qui le veult entendre,
Que cest hyver prochain sans plus attendre
Voyre plus tost en ce lieu où no' sommes
Il sortira une manière d'hommes
Las de repoz & faschez de seiour,
Qui franchement iront & de plein iour
Suborner gents de toutes qualitez
A differentz & partialitez.
Et qui vouldra les croyre & escouter:
Quoy qu'il en doibve advenir & confier,
Ilz feront mettre en debatz apparentz.
AMys entre eulx & les proches parents,
Le filz hardy ne craindra l'impropère
De se bander contre son propre père.
Mesmes les grandz de noble lieu sailliz
De leurs subiectz seront assailliz,
Et le debvoir d'honeur & reverence,
Perdra pour lors tout ordre & difference.
Car ilz diront que chascun en son tour
Doibt aller hault, & puis faire retour.
Et sur ce poinct tant seront de meslées,
Tant de discordz/ venues/ & allées
Que nulle histoyre, ou sont les grans merveilles
Ne fait recit d'esmotions pareilles,
Lors se verra maint homme de valeur
Par l'esguillon de ieunesse & chaleur
Et croyre trop ce fervent appetit
Mourir en fleur, & vivre bien petit.
Et ne pourra nul laisser cest ouvraige
Si une foys il y mect le couraige:
Qu'il n'ayt emply par noises et debatz
Le ceil de bruit, & la terre de pas.
Alors auront non moindre autorité
Hommes sa,s foy, que gens de verité.
Car tous suyvront la creance et estude
De l'ignorance & sotte multitude,
Dont le plus lourd sera receu pour iuge.
O dommaigeable & penible deluge.
Deluge, sis ie & à bonne raison,
Car ce travail ne perdra sa saison
Ny n'en sera delivrée la terre:
Puisques à tant qu'il ne sorte à grand erre
Soubdaines eaux, dont les plus attrempez
En combattant seront prins & trempezn
Et à bon droict: car leur cueur adonné
A ce combat, n'aura point pardonné
Mesmes aux troppeaux des innocentes bestes,
Que de leurs nerfz/ & boyaux deshonnestes,
Il ne soit faict, non aux dieux sacrifice,
Mais aux mortelz ordinaire service.
Or maintenant ie vous laisse penser
Comment le tout se poura dispenser.
Et quelz repos en noise si profonde
Aura le corps de la machine ronde.
Les plus heureux qui plus d'elle tiendront,
Moins de la perdre & graster s'abstiendront.
Et tascheriont en plus d'une manière
A la servir & rendre prisonnière,
En tel endroict que sa pauvre deffaicte
N'aura recours que à celluy qui l'a faicte.
Et pour le pis de son triste accident
Le cler soleil, ains que estre en occident
Lairra espandre obscurité sus elle,
Plus que l'eclipse, ou de nuyct naturelle,
Dont en un coup perdra la liberté,
Et du hault ciel la faveur & clarté
Ou pour le moins demeurera deserte.
Mais elle avant ceste ruyne & perte,
Aura longtemps monstré sensiblement
Un violent & si grand tremblement
Que lors Ethna ne feust tant agittée,
Quand sur un filz de Titan feut iectée.
Ne plus soubdain ne doibt estre estimé
Le mouvement que fist Inariné
Quand Tiphoeus se fort se despita,
Que dans la mer les montz precipita.
Ainsi sera en peu d'heure rengée
A triste estat: & si souvent changée,
Que mesme ceulx qui tenue l'auront
En despitant la pauvreté lairront.
Lors sera près le terme bon & propice
De mettre fin à ce long exercice:
Car les grans eaux dont oyez deviser
Feront chascun la retraicte adviser.
Et toutesfoys devant le partement
On pourra veoir en l'air appertement
L'aspre chaleur d'une grand flame esprise,
Pour mettre à fin les eaux & l'entreprise.
Reste en après que yceulx trop obligez
Penez/ lassez/ travaillez/ affligez/
Par le sainct vueil de l'eternel seigneur
De ces travaulx soient refaictz en bon heur:
Là verra l'on par certaine science
Le bien & fruict qui fort de patience
Car cil qui plus de peine aura souffert
Auparavant du lot pour lors offert
Plus recepvra, O que est à reverer
Cil qui pourra en fin perseverer.
La lecture de cestuy monument parachevé Gargantua souspira
profondement, & dist es assistans. Ce n'est pas de maintenant que les
gens reduictz à la creance evangelicque sont persecutez. Mais bien
heureux est celluy qui ne sera scandalizé, & qui tousiours tendra
au but, au blanc que dieu par son cher enfant nous a prefix, sans par ses
affections charnelles estre distraict ny diverty. Le Moyne dist. Que pensez
vous en vostre entendement estre par cest enigme designé & signifié?
Quoy, dist Gargantua, le decours & maintien de verité divine.
Par sainct Goderan (dist le Moyne) ie pense que c'est la description du
ieu de paulme. & que la machine ronde est l'esteuf. & ces nerfz
& boyaulx de bestes innocentes, sont les raquettes. & ces gentz
eschauffez & debatans, sont les ioueurs. La fin est que après
avoir bien travaillé, ilz s'en vont repaistre, & grand chière.
F I N I S
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