Marie

Apollinaire





Introduction

    Le poème Marie de Apollinaire est paru pour la première fois en octobre 1912 dans une revue littéraire les Soirées de Paris, puis dans le recueil Alcools paru en 1913.
    Comme le titre l'indique, Marie s'inscrit dans la continuité de la tradition lyrique puisqu'il en traite le thème dominant : l'amour. Marie peut rappeler l'image de la mère (vierge Marie), de la femme, et est l'anagramme du verbe aimer. L'inspiratrice de ce poème est sans doute l'artiste peintre Marie Laurencin, d'autres pensent à Mareye Dubés qu'Apollinaire aima en 1899 à Stavelot en Wallonie (puisqu'Apollinaire mentionne la maclotte, danse de Stavelot, et de masques (carnaval local)).
    Marie est le poème de l'amour perdu, de l'écoulement du temps et de la musique.


Lecture du poème


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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com


Marie

Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C'est la maclotte qui sautille
Toute les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu'elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux

Les brebis s'en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d'argent
Des soldats passent et que n'ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je

Sais-je où s'en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l'automne
Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s'écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine

Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)


Analyse linéaire

   Le premier quintil traduit l'incertitude d'une rêverie oscillant du souvenir émerveillé à l'espérance, coloré d'impatience ou d'inquiétude. Le poème s'adresse directement à Marie, comme le montre le premier mot "vous", et la question dès le vers 2 ("Y danserez-vous mère-grand").
    L'attaque du poème comporte des termes qui dénotent ou connotent le bonheur tels que "petite fille" et "mère-grand" qui appartiennent au monde du conte de fée, impression renforcée par des rimes féminines aux sonorités claires et aiguës.
    Le "Y" auréolé de mystère relève du vague des rêves. A cette affirmation du passé heureux va se substituer une interrogation au futur et un double chiasme. L'image du passé se trouve projetée dans la mémoire du futur. L'avenir va-t-il ressembler au passé ? La danse est le 4e des 23 mots-clés d'Apollinaire et l'évocation est donc provoquée par son importance à l'imaginaire du poète.
    Après le passé et le futur, le présent, Apollinaire va employer, dans son désir d'unir le passé et le futur, le présent avant de basculer à nouveau dans le futur dans une perspective triomphante : "Toutes les cloches sonneront". Pourquoi ? Pour un retour, pour un mariage ? L'anacoluthe (rupture ou discontinuité dans la construction d'une phrase) qui suit traduit bien l'incertitude du poète où la subordonnée est temporelle et dans ce cas il évoque une vision de retour où la subordonnée est une interrogative et le poète doute de ce retour.

    Le second quintil est empreint de douceur harmonieuse qui exprime le rêve, la promesse d'un bonheur facile. Les "masques" et la musique évoquent une fête lointaine où l'excès de plaisir se dissout dans la légèreté. L'allitération en [s] ("Les masques sont silencieux / Et la musique est si lointaine / Qu'elle semble venir des cieux") évoque un sifflement, comme un son lointain et diffus.
    Le seul alexandrin du poème ("Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine") contient une déclaration d'amour dans son premier hémistiche et l'affirmation de sa souffrance à la manière des romantiques. La répétition "vous aimer mais vous aimer", comme les autres répétitions nombreuses dans ce poème, confère une musicalité au poème, comme dans une chanson.
    Le vers suivant "Et mon mal est délicieux" renvoie à "vous aimer à peine" (cf vix -> à peine / -> avec peine). La diérèse dans "délicieux" insiste sur le plaisir trouvé dans la douleur. Apollinaire vit dans l'incertitude donc dans l'inquiétude.

    D'ailleurs le troisième quintil justifie cette inquiétude déjà évoquée au début du poème : tout passe, tout change. Dans un paysage de neige lié au regret, à la perte, à l'absence, "brebis" et "soldat" signifient le passage. Cette évocation impressionniste est très belle d'autant plus qu'elle se double d'une technique de surimpression dans le jeu d'une même transformation métaphorique. Ce jeu se renforce par un autre jeu poétique : les rimes équivoquées : "neige" / "que n'ai-je". Le poète confronté à la mouvance universelle est envahi par le désarroi : "que n'ai-je" / "Un cœur à moi ce cœur changeant" / "Changeant et puis encore que sais-je" (commenter le vertige du rythme).

    Ce désarroi se prolonge dans le quatrième quintil avec la reprise de "sais-je". Le futur s'annonce, comme le passé, comme le lien de la disparition des êtres et des choses. Nous assistons au spectacle désolant de la désagrégation d'un être aimé, défait -> l'être humain est dépouillé comme un paysage d'automne par le temps. La Fontaine disait le temps "Grand arracheur de cheveux".
    Le poète passe ici au tutoiement "tes cheveux". La seule précision physique que nous ayons concerne les cheveux, "Crépus comme mer qui moutonne", elle est sans doute une réminiscence de Baudelaire (cf. La Chevelure - Les Fleurs du Mal : "O Toison, moutonnant jusque sur l'encolure."). L'autre évocation concerne les mains mais n'en dessine pas la forme : elles sont assimilées aux feuilles de l'automne ("tes mains feuilles de l'automne"), métaphore utilisée également dans "Signe" (Alcools) :
    "Mon automne éternel, ô ma saison mentale
    Les mains des amants d'antan jonchent ton sol" (cf. le surréalisme)
      Depuis la strophe trois, toute vie s'évanouit -> mort de la nature, mort des hommes, mort de l'amour, mort de l'identité du poète ("que sais-je" / "à moi ce cœur changeant") -> désagrégation de l'être aimé dans le futur.

    Le dernier quintil affirme la revanche du poète sur le temps puisqu'il devient parole / poétique, l'errance et la rêverie sont terminées, le livre ancien évoque l'histoire définitivement terminée. Le poète est maintenant seul, comme le montre le pronom "Je". L'intarissable écoulement du fleuve évoque désormais l'infini murmure de cette mémoire devenue chant poétique (cela évoque bien sûr le poème Le Pont Mirabeau : "Sous le pont Mirabeau coule la Seine..."). Il faut donc que tout meure pour que la poésie apparaisse et soit plus forte. Il en vient donc à souhaiter une fin plus rapide comme le montre le dernier vers "Quand donc finira la semaine".




Conclusion

  • Matière certes bancale (fuite du temps, amour perdu, souvenirs)
  • Mais manière originale :
        Travaille sur le langage : chiasme, anacoluthe, rimes équivoques, images presque déjà surréalistes, systèmes d'échos.
        Juxtaposition discontinue des évocations : pied de nez à la rhétorique traditionnelle.
        Musique : allure de chanson populaire : répétitions, vocabulaire simple, la parataxe.
        Transmutation de la déchirure intime et parole poétique inoubliable.
        Construction savante et originale : dans le poème Marie, Apollinaire multiplie les angles de vision sur les objets et les personnes en faisant éclater les volumes à la manière de Braque et de Picasso.

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    Merci à Rachel pour cette fiche sur Marie, de Apollinaire