ALCOOLS
Zone
  A la fin tu es las de ce monde ancien
  Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
  Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
  Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
  La religion seule est restée toute neuve la religion
  Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
  Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
  L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
  Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
  D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
  Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
  Voit' la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
  Il y a les livraisons à 5 centimes pleines d'aventures policières
  Portraits des grands hommes et mille titres divers
  J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
  Neuve et propre du soleil elle était le clairon
  Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-datylographes
  Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
  Le matin par trois fois la sirène y gémit
  Une cloche rageuse y aboie vers midi
  Les inscriptions des enseignes et des murailles
  Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
  J'aime la grâce de cette rue industrielle
  Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue
  des Ternes
  Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant
  Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc
  Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
  Vous n'aimez rien tant que les pompes de l’Eglise
  Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir
  en cachette
  Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
  Tandis qu'éternelle et adorable profondeur améthyste
  Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
  C'est le beau lys que tous nous cultivons
  C'est la torche aux cheveux roux que n'éteint pas le vent
  Alcools
  C'est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
  C'est l'arbre toujours touffu de toutes les prières
  C'est la double potence de l'honneur et de l'éternité
  C'est l'étoile à six branches
  C'est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
  C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
  Il détient le record du monde pour la hauteur
  Pupille Christ de l'œil
  Vingtième pupille des siècles il sait y faire
  Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l'ait
  Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
  Ils disent qu'il imite Simon Mage en Judée
  Ils crient s'il sait voler qu'on l'appelle voleur
  Les anges voltigent autour du joli voltigeur
  Icare Enoch Elie Apollonins de Thyane
  Flottent autour du premier aéroplane
  Ils s'écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
  Ces prêtres qui montent éternellement élevant l'hostie
  L'avion se pose enfin sans refermer les ailes
  Le ciel s'emplit alors de millions d'hirondelles
  A tire-d'aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
  D'Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
  L'oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
  Plane tenant dans les serres le crâne d'Adam la première tête
  L'aigle fond de l'horizon en poussant un grand cri
  Et d'Amérique vient le petit colibri
  De Chine sont venus les pihis longs et souples
  Qui n'ont qu'une seule aile et qui volent par couples
  Puis voici la colombe esprit immaculé
  Qu’escortent l'oiseau-lyre et le paon ocellé
  Le phénix ce bûcher qui soi-même s'engendre
  Un instant voile tout de son ardente cendre
  Les sirènes laissant les périlleux détroits
  Arrivent en chantant bellement toutes trois
  Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
  Fraternisent avec la volante machine.
  Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
  Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
  L'angoisse de l'amour te serre le gosier
  Comme Si tu ne devais jamais plus être aimé
  Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un monastère
  Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
  
  Tu te moques de toi et comme le feu de l'Enfer ton rire pétille
  Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
  C'est un tableau pendu dans un sombre musée
  Et quelquefois tu vas le regarder de près
  Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
  C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin
  de la beauté
  Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres
  Le sang de votre Sacré-Cœur m'a inondé à Montmartre
  Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses
  L'amour dont je souffre est une maladie honteuse
  Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse
  C'est toujours près de toi cette image qui passe
  Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
  Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année
  Avec tes amis tu te promènes en barque
  L'un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
  Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
  Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur
  Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague
  Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
  Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose
  La cétoine qui dort dans le cœur de la rose
  Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
  Tu étais triste à mourir le jour où tu t'y vis
  Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
  Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours
  Et tu recules aussi dans ta vie lentement
  En montant au Hradchin et le soir en écoutant
  Dans les tavernes chanter des chansons tchèques
  Te voici à Marseille au milieu des pastèques
  Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant
  Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
  Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui
  est laide
  Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
  On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
  Je m'en souviens j'y ai passé trois jours et autant à Gouda
  Tu es à Paris chez le juge d’instruction
  Comme un criminel on te met en état d'arrestation
  Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
  Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge
  Tu as souffert de l'amour à vingt et a' trente ans
  J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps
  Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
  Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté
  Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
  Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
  Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
  Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages
  Ils espèrent gagner de l'argent dans l'Argentine
  Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
  Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre
  cœur
  Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
  Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
  Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges
  Je les ai vus souvent le soir ils prennent l'air dans la rue
  Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
  Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
  Elles restent assises exsangues au fond des boutiques
  Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux
  Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux
  Tu es la nuit dans un grand restaurant
  Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
  Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant
  Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey
  Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées
  J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre
  J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche
  Tu es seul le matin va venir
  Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
  La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive
  C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive
  Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une
  eau-de-vie
  Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
  Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
  Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance
  Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
  Adieu Adieu
  Soleil cou coupé
  
  
  
Le pont Mirabeau
  Sous le pont Mirabeau coule la Seine
  Et nos amours
  Faut-il qu'il m'en souvienne
  La joie venait toujours après la peine
  Vienne la nuit sonne l'heure
  Les jours s'en vont je demeure
  Les mains dans les mains restons face à face
  Tandis que sous
  Le pont de nos bras passe
  
  Des éternels regards l'onde si lasse
  Vienne la nuit sonne l'heure
  Les jours s'en vont je demeure
  L'amour s'en va comme cette eau courante
  L'amour s'en va
  Comme la vie est lente
  Et comme l'Espérance est violente
  Vienne la nuit sonne l'heure
  Les jours s'en vont je demeure
  Passent les jours et passent les semaines
  Ni temps passé
  Ni les amours reviennent
  Sous le pont Mirabeau coule la Seine
  Vienne la nuit sonne l'heure
  Les jours s'en vont je demeure
  
  
La chanson du Mal-Aimé
  
  A Paul Léautaud.
  Et je chantais cette romance
  En 1903 sans savoir
  Que mon amour à la semblance
  Du beau Phénix s'il meurt un soir
  Le matin voit sa renaissance.
  
  Un soir de demi-brume à Londres
  Un voyou qui ressemblait à
  Mon amour vint à ma rencontre
  Et le regard qu'il me jeta
  Me fit baisser les yeux de honte
  Je suivis ce mauvais garçon
  Qui sifflotait mains dans les poches
    Nous semblions entre les maisons
  Onde ouverte de la mer Rouge
  Lui les Hébreux moi Pharaon
  
  Que tombent ces vagues de briques
  Si tu ne fus pas bien aimée
  Je suis le souverain d’Egypte
  Sa sœur-epouse son armée
  Si tu n'es pas l'amour unique
  Au tournant d'une rue brûlant
  De tous les feux de ses façades
  Plaies du brouillard sanguinolent
  Ou' se lamentaient les façades
  Une femme lui ressemblant
  C'était son regard d'inhumaine
  La cicatrice d son cou nu
  Sortit saoule d'une taverne
  Au moment où je reconnus
  La fausseté de l'amour même
  Lorsqu'il fut de retour enfin
  Dans sa patrie le sage Ulysse
  Son vieux chien de lui se souvint
  Près d'un tapis de haute lisse
  Sa femme attendait qu'il revint
  L 'époux royal de Sacontale
  Las de vaincre se réjouit
  Quand il la retrouva plus pâle
  D'attente et d'amour yeux pâlis
  Caressant sa gazelle mâle
  J'ai pensé à ces rois heureux
  Lorsque le faux amour et celle
  Dont je suis encore amoureux
  Heurtant leurs ombres infidèles
  Me rendirent Si malheureux
  Regrets sur quoi l'enfer se fonde
  
  Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes vœux
  Pour son baiser les rois du monde
  Seraient morts les pauvres fameux
  Pour elle eussent vendu leur ombre
  J 'ai hiverné dans mon passé
  Revienne le soleil de Pâques
  Pour chauffer un cœur plus glacé
  Que les quarante de Séba4e
  Moins que ma vie martyrisés
  Mon beau navire o ma mémoire
  Avons-nous assez navigué
  Dans une onde mauvaise à boire
  Avons-nous assez divagué
  De la belle aube au triste soir
  Adieu faux amour confondu
  Avec la femme qui s 'éloigne
  Avec celle que j’ai perdue
  L'année dernière en Allemagne
  Et que je ne reverrai plus
  Voie lactée ô sœur lumineuse
  Des blancs ruisseaux de Chanaan
  Et des corps blancs des amoureuses
  Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
  Ton cours vers d'autres nébuleuses
  Je me souviens d'une autre année
  C'était l'aube d'un jour d'avril
  J'ai chanté ma joie bien-aimée
  Chanté l'amour a voix virile
  Au moment d'amour de l'année
  AUBADE CHANTÉE A LÆTARE UN AN PASSÉ
  C'est le printemps viens-t'en Pâquette
  Te promener au bois joli
  Les poules dans la cour caquètent
  L'aube au ciel fait de roses plis
  
  L'amour chemine à ta conquête
  Mars et Vénus sont revenus
  Ils s'embrassent à bouches folles
  Devant des sites ingénus
  Où sous les roses qui feuillolent
  De beaux dieux roses dansent nus
  Viens ma tendresse est la régente
  De la floraison qui paraît
  La nature est belle et touchante
  Pan sifflote dans la forêt
  Les grenouilles humides chantent
  Beaucoup de ces dieux ont péri
  C’est sur eux que pleurent les saules
  Le grand Pan l'amour Jésus-Christ
  Sont bien morts et les chats miaulent
  Dans la cour je pleure à Paris
  Moi qui sais des lais pour les reines
  Les complaintes de mes années
  Des hymnes d'esclave aux murènes
  La romance du mal aimé
  Et des chansons pour les sirènes
  L'amour est mort j'en suis tremblant
  J'adore de belles idoles
  Les souvenirs lui ressemblant
  Comme la femme de Mausole
  Je reste fidèle et dolent
  Je suis fidèle comme un dogue
  Au maître le lierre au tronc
  Et les Cosaques Zaporogues
  Ivrognes pieux et larrons
  Aux steppes et au décalogue
  
  
  
  
  
  
  Portez comme un joug le Croissant
  Qu’interrogent les astrologues
  Je suis le Sultan tout-puissant
  
  O mes Cosaques Zaporogues
  Votre Seigneur éblouissant
  Devenez mes sujets fidèles
  Leur avait écrit le Sultan
  Ils rirent à cette nouvelle
  Et répondirent à l'instant
  A la lueur d'une chandelle
  
  RÉPONSE DES COSAQUES ZAPOROGUES AU SULTAN DE CONSTANTINOPLE
  Plus criminel que Barrabas
  Cornu comme les mauvais anges
  Quel Belzébuth es-tu là-bas
  Nourri d'immondice et de fange
  Nous n'irons pas à tes sabbats
  Poisson pourri de Salonique
  Long collier des sommeils affreux
  D'yeux arrachés à coup de pique
  Ta mère fit un pet foireux
  Et tu naquis de sa colique
  Bourreau de Podolie Amant
  Des plaies des ulcères des croûtes
  Groin de cochon cul de jument
  Tes richesses garde-les toutes
  Pour payer tes médicaments
  Voie lactée ô sœur lumineuse
  Des blancs ruisseaux de Chanaan
  Et des corps blancs des amoureuses
  Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
  Ton cours vers d'autres nébuleuses
  
  Regret des yeux de la putain
  Et belle comme une panthère
  Amour vos baisers florentins
  Avaient une saveur amère
  Qui a rebuté nos destins
  
  Ses regards laissaient une traîne
  D'étoiles dans les soirs tremblants
  Dans ses yeux nageaient les sirènes
  Et nos baisers mordus sanglants
  Faisaient pleurer nos fées marraines
  Mais en vérité je l'attends
  Avec mon cœur avec mon âme
  Et sur le pont des Reviens-t'en
  Si jamais revient cette femme
  Je lui dirai Je suis content
  Mon cœur et ma tête se vident
  Tout le ciel s'écoule par eux
  O mes tonneaux des Danaïdes
  Comment faire pour être heureux
  Comme un petit enfant candide
  
  Je ne veux jamais l'oublier
  Ma colombe ma blanche rade
  O marguerite exfoliée
  Mon île au loin ma Désirade
  Ma rose mon giroflier
  Les satyres et les pyraustes
  Les égypans les flux follets
  Et les destins damnés ou faustes
  La corde au cou comme à Calais
  Sur ma douleur quel holocauste
  
  Douleur qui doubles les destins
  La licorne et le capricorne
  Mon âme et mon corps incertain
  Te fuient ô bûcher divin qu'ornent
  Des astres des fleurs du matin
  
  Malheur dieu pâle aux yeux d'ivoire
  Tes prêtres fous t'ont-ils paré
  Tes victimes en robe noire
  Ont-elles vainement pleuré
  Malheur dieu qu'il ne faut pas croire
  
  
  Et toi qui me suis en rampant
  Dieu de mes dieux morts en automne
  Tu mesures combien d'empans
  J'ai droit que la terre me donne
  O mon ombre ô mon vieux serpent
  
  Au soleil parce que tu l'aimes
  Je t'ai menée souviens-t'en bien
  Ténébreuse épouse que j 'aime
  Tu es à moi en n 'étant rien
  O mon ombre en deuil de moi-même
  
  L'hiver est mort tout enneigé
  On a brûlé les ruches blanches
  Dans les jardins et les vergers
  Les oiseaux chantent sur les branches
  Le printemps clair l'avril léger
  
  Mort d 'immortels argyraspides
  La neige aux boucliers d'argent
  Fuit les dendrophores livides
  Du printemps cher aux pauvres gens
  Qui resourient les yeux humides
  
  Et moi j 'ai le cœur aussi gros
  Qu'un cul de dame damascène
  O mon amour je t'aimais trop
  Et maintenant j' ai trop de peine
  Les sept épées hors du fourreau
  
  Sept épées de mélancolie
  Sans morfil ô claires douleurs
  Sont dans mon cœur et la folie
  Veut raisonner pour mon malheur
  Comment voulez-vous que j 'oublie
  
  
  LES SEPT ÉPÉES
  
  La première est toute d'argent
  
  Et son nom tremblant c'est Pâline
  Sa lame un ciel d'hiver neigeant
  Son destin sanglant gibeline
  Vulcain mourut en la forgeant
  
  La seconde nommée Noubosse
  Est un bel arc-en-ciel joyeux
  Les dieux s'en servent à leurs noces
  Elle a tué trente Bé-Rieux
  Et fut douée par Carabosse
  
  La troisième bleu féminin
  N'en est pas moins un chibriape
  Appelé Lul de Faltenin
  Et que porte sur une nappe
  L'Hermès Ernest devenu nain
  
  La quatrième Malourène
  Est un fleuve vert et doré
  C'est le soir quand les riveraines
  Y baignent leurs corps adorés
  Et des chants de rameurs s'y trainent
  
  La cinquième Sainte-Fabeau
  C'est la plus belle des quenouilles
  C'est un cyprès sur un tombeau
  Où les quatre vents s'agenouillent
  Et chaque nuit c'est un flambeau
  
  La sixième métal de gloire
  C'est l'ami aux si douces mains
  Dont chaque matin nous sépare
  Adieu voilà votre chemin
  Les coqs s'épuisaient en fanfares
  
  Et la septième s'exténue
  Une femme une rose morte
  Merci que le dernier venu
  Sur mon amour ferme la porte
  Je ne vous ai jamais connue
  
  
  Voie lactée ô sœur lumineuse
  Des blancs ruisseaux de Chanaan
  Et des corps blancs des amoureuses
  Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
  Ton cours vers d'autres nébuleuses
  
  Les démons du hasard selon
  Le chant du firmament nous mènent
  A sons perdus leurs violons
  Font danser notre race humaine
  Sur la descente à reculons
  
  Destins destins impénétrables
  Rois secoués par la folie
  Et ces grelottantes étoiles
  De fausses femmes dans vos lits
  Aux déserts que l'histoire accable
  
  Luitpold le vieux prince régent
  Tuteur de deux royautés folles
  Sanglote-t-il en y songeant
  Quand vacillent les lucioles
  Mouches dorées de la Saint-Jean
  
  Près d'un château sans châtelaine
  La barque aux barcarols chantants
  Sur un lac blanc et sous l'haleine
  Des vents qui tremblent au printemps
  Voguait cygne mourant sirène
  
  Un jour le roi dans l'eau d'argent
  Se noya puis la bouche ouverte
  Il s'en revint en surnageant
  Sur la rive dormir inerte
  Face tournée au ciel changeant
  
  Juin ton soleil ardente lyre
  Brûle mes doigts endoloris
  Triste et mélodieux délire
  J'erre à travers mon beau Paris
  
  Sans avoir le cœur d’y mourir
  
  Les dimanches s’y éternisent
  Et les orgues de Barbarie
  Y sanglotent dans les cours grises
  Les fleurs aux balcons de Paris
  Penchent comme la tour de Pise
  
  Soirs de Paris ivres du gin
  Flambant de l'électricité
  Les tramways flux verts sur l'échine
  Musiquent au long des portées
  De rails leur folie de machines
  
  Les cafés gonflés de fumée
  Crient tout l'amour de leurs tziganes
  De tous leurs siphons enrhumés
  De leurs garçons vêtus d'un pagne
  Vers toi toi que j'ai tant aimée
  
  Moi qui sais des lais pour les reines
  Les complaintes de mes années
  Des hymnes d'esclave aux murènes
  La romance du mal aimé
  Et des chansons pour les sirènes
  
  
Les colchiques
  
  Le pré est vénéneux mais joli en automne
  Les vaches y paissant
  Lentement s'empoisonnent
  
  Le colchique couleur de cerne et de lilas
  Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
  Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
  Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne
  Les enfants de l'école viennent avec fracas
  Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica
  Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
  
  Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
  Qui battent comme les fleurs battent au vent dément
  
  Le gardien du troupeau chante tout doucement
  Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
  Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne
  
 
 Palais
  
  A Max Jaoob
  
  Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve
  Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée
  Le palais don du roi comme un roi nu s'élève
  Des chairs fouettées des roses de la roseraie
  
  On voit venir au fond du jardin mes pensées
  Qui sourient du concert joué par les grenouilles
  Elles ont envie des cyprès grandes quenouilles
  Et le soleil miroir des roses s'est brisé
  
  Le stigmate sanglant des mains contre les vitres
  Quel archer mal blessé du couchant le troua
  La résine qui rend amer le vin de Chypre
  Ma bouche aux agapes d'agneau blanc l'éprouva
  
  Sur les genoux pointus du monarque adultère
  Sur le mai de son âge et sur son trente et un
  Madame Rosemonde roule avec mystère
  Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns
  
  Dame de mes pensées au cul de perle fine
  Dont ni perle ni cul n'égale l'orient
  Qui donc attendez-vous
  De rêveuses pensées en marche à l'Orient Mes plus belles
  voisines
  
  
  Toc toc Entrez dans l'antichambre le jour baisse
  La veilleuse dans l'ombre est un bijou d'or cuit
  Pendez vos têtes aux patères par les tresses
  Le ciel presque nocturne a des lueurs d'aiguilles
  
  On entra dans la salle à manger les narines
  Reniflaient une odeur de graisse et de graillon
  On eut vingt potages dont trois couleurs d'urine
  Et le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon
  
  Puis les marmitons apportèrent les viandes
  Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau
  Mes beaux rêves mort-nés en tranches bien saignantes
  Et mes souvenirs faisandés en godiveaux
  
  Or ces pensées mortes depuis des millénaires
  Avaient le fade goût des grands mammouths gelés
  Les os ou songe-creux venaient des ossuaires
  En danse macabre aux plis de mon cervelet
  
  Et tous ces mets criaient des choses nonpareilles
  Mais nom de Dieu!
  Ventre affamé n'a pas d'oreilles
  Et les convives mastiquaient à qui mieux mieux
  
  Ah ! nom de Dieu I qu'ont donc crié ces entrecôtes
  Ces grands pâtés ces os à mœlle et mirotons
  Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes
  Pour mes pensées de tous pays de tous les temps
  
  
Chantre
  
  Et l'unique cordeau des trompettes marines
  
  
  
  
Crépuscule
  
  A Mademoiselle Marie
  
  Frôlée par les ombres des morts
  Sur l'herbe où le jour s'exténue
  L'arlequine s'est mise nue
  Et dans l'étang mire son corps
  
  Un charlatan crépusculaire
  Vante les tours que l'on va faire
  Le ciel sans teinte est constellé
  D'astres pâles comme du lait
  
  Sur les tréteaux l'arlequin blême
  Salue d'abord les spectateurs
  Des sorciers venus de Bohême
  Quelques fées et les enchanteurs
  
  Ayant décroché une étoile
  Il la manie à bras tendu
  Tandis que des pieds un pendu
  Sonne en mesure les cymbales
  
  L'aveugle berce un bel enfant
  La biche passe avec ses faons
  Le nain regarde d'un air triste
  Grandir l'arlequin trismégiste
  
  
Annie
  
  Sur la côte du Texas
  Entre Mobile et Galveston il y a
  Un grand jardin tout plein de roses
  
  Il contient aussi une villa
  Qui est une grande rose
  Une femme se promène souvent
  Dans le jardin toute seule
  
  Et quand je passe sur la route bordée de tilleuls
  Nous nous regardons
  
  Comme cette femme est mennonite
  Ses rosiers et ses vêtements n'ont pas de boutons
  Il en manque deux à mon veston
  La dame et moi suivons presque le même rite
  
  
  
La maison des morts
  
  A Maurice Raynal
  
   
  S'étendant sur les côtés du cimetière
  La maison des morts l'encadrait comme un cloître
  A l'intérieur de ses vitrines
  Pareilles à celles des boutiques de modes
  Au lieu de sourire debout
  Les mannequins grimaçaient pour l'éternité
  
  Arrivé à Munich depuis quinze ou vingt jours
  J'étais entré pour la première fois et par hasard
  Dans ce cimetière presque désert
  Et je claquais des dents
  Devant toute cette bourgeoisie
  Exposée et vêtue le mieux possible
  En attendant la sépulture
  
  Soudain
  Rapide comme ma mémoire
  Les yeux se rallumèrent
  De cellule vitrée en cellule vitrée
  Le ciel se peupla d'une apocalypse
  Vivace
  Et la terre plate à l’jnfini
  Comme avant Galilée
  Se couvrit de mille mythologies immobiles
  Un ange en diamant brisa toutes les vitrines
  
  Et les morts m'accostèrent
  Avec des mines de l'autre monde
  Mais leur visage et leurs attitudes
  Devinrent bientôt moins funèbres
  Le ciel et la terre perdirent
  Leur aspect fantasmagorique
  
  Les morts se réjouissaient
  De voir leurs corps trépassés entre eux et la lumière
  Ils riaient de leur ombre et l'observaient
  Comme si véritablement
  C'eût été leur vie passée
  
  Alors je les dénombrai
  Ils étaient quarante-neuf hommes
  Femmes et enfants
  Qui embellissaient à vue d'œil
  Et me regardaient maintenant
  Avec tant de cordialité
  Tant de tendresse même
  Que les prenant en amitié
  Tout à coup
  Je les invitai à une promenade
  Loin des arcades de leur maison
  
  Et tous bras dessus bras dessous
  Fredonnant des airs militaires
  Oui tous vos péchés sont absous
  Nous quittâmes le cimetière
  
  Nous traversâmes la ville
  Et rencontrions souvent
  Des parents des amis qui se joignaient
  A la petite troupe des morts récents
  Tous étaient si gais
  Si charmants si bien portants
  Que bien malin qui aurait pu
  Distinguer les morts des vivants
  
  Puis dans la campagne
  On s'éparpilla
  Deux chevau-légers nous joignirent
  
  On leur fit fête
  Ils coupèrent du bois de viorne
  Et de sureau
  Dont ils firent des sifflets
  Qu'ils distribuèrent aux enfants
  
  Plus tard dans un bal champêtre
  Les couples mains sur les épaules
  Dansèrent au son aigre des cithares
  
  Ils n'avaient pas oublié la danse
  Ces morts et ces mortes
  On buvait aussi
  Et de temps à autre une cloche
  Annonçait qu'un nouveau tonneau
  Allait être mis en perce
  
  Une morte assise sur un banc
  Près d'un buisson d'épine-vinette
  Laissait un étudiant
  Agenouillé à ses pieds
  Lui parler de fiançailles
  Je vous attendrai
  Dix ans vingt ans s'il le faut
  Votre volonté sera la mienne
  
  Je vous attendrai
  Toute votre vie
  Répondait la morte
  
  Des enfants
  De ce monde ou bien de l'autre
  Chantaient de ces rondes
  Aux paroles absurdes et lyriques
  Qui sans doute sont les restes
  Des plus anciens monuments poétiques
  De l'humanité
  
  L'étudiant passa une bague
  A l'annulaire de la jeune morte
  Voici le gage de mon amour
  De nos fiançailles
  
  
  Ni le temps ni l'absence
  Ne nous feront oublier nos promesses
  Et un jour nous auront une belle noce
  Des touffes de myrte
  A nos vêtements et dans vos cheveux
  Un beau sermon à l'église
  De longs discours après le banquet
  Et de la musique
  De la musique
  
  Nos enfants
  Dit la fiancée
  Seront plus beaux plus beaux encore
  Hélas ! la bague était brisée
  Que s'ils étaient d'argent ou d'or
  D'émeraude ou de diamant
  Seront plus clairs plus clairs encore
  Que les astres du firmament
  Que la lumière de l'aurore
  Que vos regards mon fiancé
  Auront meilleure odeur encore
  Hélas ! la bague était brisée
  Que le lilas qui vient d'éclore
  Que le thym la rose ou qu'un brin
  De lavande ou de romarin
  
  Les musiciens s'en étant allés
  Nous continuâmes la promenade
  
  Au bord d'un lac
  On s'amusa à faire des ricochets
  Avec des cailloux plats
  Sur l'eau qui dansait à peine
  
  Des barques étaient amarrées
  Dans un havre
  On les détacha
  Après que la troupe se fut embarquée
  Et quelques morts ramaient
  Avec autant de vigueur que les vivants
  
  A l'avant du bateau que je gouvernais
  
  Un mort parlait avec une jeune femme
  Vêtue d'une robe jaune
  D'un corsage noir
  Avec des rubans bleus et d'un chapeau gris
  Orné d'une seule petite plume défrisée
  
  Je vous aime
  Disait-il
  Comme le pigeon aime la colombe
  Comme l'insecte nocturne
  Aime la lumière
  
  Trop tard
  Répondait la vivante
  Repoussez repoussez cet amour défendu
  Je suis mariée
  Voyez l'anneau qui brille
  Mes mains tremblent
  Je pleure et je voudrais mourir
  
  Les barques étaient arrivées
  A un endroit où les chevau-légers
  Savaient qu'un écho répondait de la rive
  On ne se lassait point de l'interroger
  Il y eut des questions si extravagantes
  Et des réponses tellement pleines d'à-propos
  Que c'était à mourir de rire
  Et le mort disait à la vivante
  
  Nous serions si heureux ensemble
  Sur nous l'eau se refermera
  Mais vous pleurez et vos mains tremblent
  Aucun de nous ne reviendra
  
  On reprit terre et ce fut le retour
  Les amoureux s'entr'aimaient
  Et par couples aux belles bouches
  Marchaient à distances inégales
  Les morts avaient choisi les vivantes
  Et les vivants
  Des mortes
  Un genévrier parfois
  Faisait l'effet d'un fantôme
  Les enfants déchiraient l'air
  
  En soufflant les joues creuses
  Dans leurs sifflets de viorne
  Ou de sureau
  Tandis que les militaires
  Chantaient des tyroliennes
  En se répondant comme on le fait
  Dans la montagne
  
  Dans la ville
  Notre troupe diminua peu à peu
  On se disait
  Au revoir
  A demain
  A bientôt
  Beaucoup entraient dans les brasseries
  Quelques-uns nous quittèrent
  Devant une boucherie canine
  Pour y acheter leur repas du soir
  
  Bientôt je restai seul avec ces morts
  Qui s'en allaient tout droit
  Au cimetière
  Où
  Sous les Arcades
  Je les reconnus
  Couchés
  Immobiles
  Et bien vêtus
  Attendant la sépulture derrière les vitrines
  
  Ils ne se doutaient pas
  De ce qui s'était passé
  Mais les vivants en gardaient le souvenir
  C'était un bonheur inespéré
  Et Si certain
  Qu'ils ne craignaient point de le perdre
  
  Ils vivaient si noblement
  Que ceux qui la veille encore
  Les regardaient comme leurs égaux
  Ou même quelque chose de moins
  Admiraient maintenant.
  Leur puissance leur richesse et leur génie
  
  Car y a-t-il rien qui vous élève
  Comme d'avoir aimé un mort ou une morte
  On devient Si pur qu'on en arrive
  Dans les glaciers de la mémoire
  A se confondre avec le souvenir
  On est fortifié pour la vie
  Et l'on n'a plus besoin de personne
  
  
  
Clotilde
  
  L'anémone et l'ancolie
  Ont poussé dans le jardin
  Où dort la mélancolie
  Entre l'amour et le dédain
  
  Il y vient aussi nos ombres
  Que la nuit dissipera
  Le soleil qui les rend sombres
  Avec elles disparaîtra
  
  Les déités des eaux vives
  Laissent couler leurs cheveux
  Passe il faut que tu poursuives
  Cette belle ombre que tu veux
  
  
  
Cortège
  
  A M. Léon Bailby
  
  Oiseau tranquille au vol inverse oiseau
  Qui nidifie en l'air
  A la limite où notre sol brille déjà
  Baisse ta deuxième paupière la terre t'éblouit
  Quand tu lèves la tête
  
  Et moi aussi de près je suis sombre et terne
  Une brume qui vient d'obscurcir les lanternes
  Une main qui tout à coup se pose devant les yeux
  Une voûte entre vous et toutes les lumières
  
  Et je m'éloignerai m'illuminant au milieu d'ombres
  Et d'alignements d'yeux des astres bien-aimés
  
  Oiseau tranquille au vol inverse oiseau
  Qui nidifie en l'air
  A la limite où brille déjà ma mémoire
  Baisse ta deuxième paupière
  Ni à cause du soleil ni à cause de la terre
  Mais pour ce feu oblong dont l'intensité ira s'augmentant
  Au point qu'il deviendra un jour l'unique lumière
  
  Un jour
  Un jour je m'attendais moi-même
  Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
  Pour que je sache enfin celui-là que je suis
  Moi qui connais les autres
  Je les connais par les cinq sens et quelques autres
  Il me suffit de voir leurs pieds pour pouvoir refaire ces gens à milliers
  De voir leurs pieds paniques un seul de leurs cheveux
  Ou leur langue quand il me plaît de faire le médecin
  Ou leurs enfants quand il me plaît de faire le prophète
  Les vaisseaux des armateurs la plume de mes confrères
  La monnaie des aveugles les mains des muets
  Ou bien encore à cause du vocabulaire et non de l'écriture
  Une lettre écrite par ceux qui ont plus de vingt ans
  Il me suffit de sentir l'odeur de leurs églises
  L'odeur des fleuves dans leurs villes
  Le parfum des fleurs dans les jardins publics
  O Corneille Agrippa l'odeur d'un petit chien m'eût suffi
  Pour décrire exactement tes concitoyens de Cologne
  Leurs rois-mages et la ribambelle ursuline
  Qui t'inspirait l'erreur touchant toutes les femmes
  Il me suffit de goûter la saveur du laurier qu'on cultive pour que j'aime
  ou que je bafoue
  Et de toucher les vêtements
  Pour ne pas douter si l'on est frileux ou non
  O gens que je connais
  Il me suffit d'entendre le bruit de leurs pas
  Pour pouvoir indiquer à jamais la direction qu'ils ont prise
  Il me suffit de tous ceux-là pour me croire le droit
  De ressusciter les autres
  Un jour je m'attendais moi-même
  Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
  Et d'un lyrique pas s'avançaient ceux que j'aime
  Parmi lesquels je n'étais pas
  Les géants couverts d'algues passaient dans leurs villes
  Sous-marines où les tours seules étaient des îles
  
  Et cette mer avec les clartés de ses profondeurs
  Coulait sang de mes veines et fait battre mon cœur
  Puis sur terre il venait mille peuplades blanches
  Dont chaque homme tenait une rose à la main
  Et le langage qu'ils inventaient en chemin
  Je l'appris de leur bouche et je le parle encore
  Le cortège passait et j'y cherchais mon corps
  Tous ceux qui survenaient et n 'étaient pas moi-même
  Amenaient un à un les morceaux de moi-même
  On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
  Les peuples s'entassaient et je parus moi-même
  Qu'ont formé tous les corps et les choses humaines
  
  Temps passés Trépassés Les dieux qui me formâtes
  Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes
  Et détournant mes yeux de ce vide avenir
  En moi-même je vois tout le passé grandir
  
  Rien n'est mort que ce qui n'existe pas encore
  Près du passé luisant demain est incolore
  Il est informe aussi près de ce qui parfait
  Présente tout ensemble et l'effort et l'effet
  
  
 
 Marizibill
  
  Dans la Haute-Rue à Cologne
  Elle allait et venait le soir
  Offerte à tous en tout mignonne
  Puis buvait lasse des trottoirs
  Très tard dans les brasseries borgnes
  
  Elle se mettait sur la paille
  Pour un maquereau roux et rose
  C'était un juif il sentait l'ail
  Et l'avait venant de Formose
  Tirée d'un bordel de Changaï
  
  Je connais gens de toutes sortes
  
  Ils n'égalent pas leurs destins
  Indécis comme feuilles mortes
  Leurs yeux sont des feux mal éteints
  Leurs cœurs bougent comme leurs portes
  
  
  
Le voyageur
  
  A Fernand Fleuret
  
  Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
  La vie est variable aussi bien que l'Euripe
  
  Tu regardais un banc de nuages descendre
  Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
  Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
  Te souviens-tu
  
  Vagues poissons arqués fleurs surmarines
  Une nuit c'était la mer
  Et les fleuves s'y répandaient
  
  Je m'en souviens je m'en souviens encore
  
  Un soir je descendis dans une auberge triste
  Auprès de Luxembourg
  Dans le fond de la salle il s'envolait un Christ
  Quelqu'un avait un furet
  Un autre un hérisson
  L'on jouait aux cartes
  Et toi tu m'avais oublié
  Te souviens-tu du long orphelinat des gares
  Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
  Et vomissaient la nuit le soleil des journées
  O matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons
  Souvenez-vous en
  
  Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés
  Deux matelots qui ne s'étaient jamais parlé
  Le plus jeune en mourant tomba sur le côté
  
  O vous chers compagnons
  
  Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses
  Traîneau d'un boucher régiment des rues sans nombre
  Cavalerie des ponts nuits livides de l'alcool
  Les villes que j 'ai vues vivaient comme des folles
  
  Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages
  
  Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres
  J'écoutais cette nuit au déclin de l'été
  Un oiseau langoureux et toujours irrité
  Et le bruit éternel d'un fleuve large et sombre
  
  Mais tandis que mourants roulaient vers l'estuaire
  Tous les regards tous les regards de tous les yeux
  Les bords étaient déserts herbus silencieux
  Et la montagne à l'autre rive était très claire
  
  Alors sans bruit sans qu'on pût voir rien de vivant
  Contre le mont passèrent des ombres vivaces
  De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
  Et tenant l'ombre de leurs lances en avant
  Les ombres contre le mont perpendiculaire
  Grandissaient ou parfois s'abaissaient brusquement
  Et ces ombres barbues pleuraient humainement
  En glissant pas à pas sur la montagne claire
  
  Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies
  Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu
  C'était tu t'en souviens à la fin de l'été
  
  Deux matelots qui ne s'étaient jamais quittés
  L'aîné portait au cou une chaîne de fer
  Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse
  
  Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
  La vie est variable aussi bien que l'Euripe
  
  
  
Marie
  
  
  Vous y dansiez petite fille
  Y danserez-vous mère-grand
  C'est la maclotte qui sautille
  Toutes les cloches sonneront
  Quand donc reviendrez-vous Marie
  
  Les masques sont silencieux
  Et la musique est Si lointaine
  Qu'elle semble venir des cieux
  Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
  Et mon mal est délicieux
  
  Les brebis s'en vont dans la neige
  Flocons de laine et ceux d'argent
  Des soldats passent et que n'ai-je
  Un cœur à moi ce cœur changeant
  Changeant et puis encor que sais-je
  
  Sais-je où s'en iront tes cheveux
  Crépus comme mer qui moutonne
  Sais-je où s'en iront tes cheveux
  Et tes mains feuilles de l'automne
  Que jonchent aussi nos aveux
  
  Je passais au bord de la Seine
  Un livre ancien sous le bras
  Le fleuve est pareil à ma peine
  Il s'écoule et ne tarit pas
  Quand donc finira la semaine
  
  
 
 La blanche neige
  
  Les anges les anges dans le ciel
  L'un est vêtu en officier
  L'un est vêtu en cuisinier
  Et les autres chantent
  
  Bel officier couleur du ciel
  Le doux printemps longtemps après Noël
  Te médaillera d'un beau soleil
  D'un beau soleil
  
  
  Le cuisinier plume les oies
  Ah! tombe neige
  Tombe et que n'ai-je
  Ma bien-aimée entre mes bras
  
  
  
Poème lu au mariage d’Andre Salmon le 13 juillet 1903.
  
  En voyant des drapeaux ce matin je rie me suis pas dit
  Voilà les riches vêtements des pauvres
  Ni la pudeur démocratique veut me voiler sa douleur
  Ni la liberté en honneur fait qu'on imite maintenant
  Les feuilles ô liberté végétale ô seule liberté terrestre
  Ni les maisons flambent parce qu'on partira pour ne plus revenir
  Ni ces mains agitées travailleront demain pour nous tous
  Ni même on a pendu ceux qui ne savaient pas profiter de la vie
  Ni même on renouvelle le monde en reprenant la Bastille
  Je sais que seuls le renouvellent ceux qui sont fondés en poésie
  On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s'y marie
  
  Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit
  Au temps de notre jeunesse
  Fumant tous deux et mal vêtus attendant l'aube
  Epris épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens
  Trompés trompés pauvres petits et ne sachant pas encore rire
  La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous jeta le dernier regard
  d'Orphée
  Les verres tombèrent se brisèrent Et nous apprîmes à rire
  
  Nous partîmes alors pèlerins de la perdition
  A travers les rues à travers les contrées à travers la
  raison
  Je le revis au bord du fleuve sur lequel flottait Ophélie
  Qui blanche flotte encore entre les nénuphars
  Il s'en allait au milieu des Hamlets blafards
  Sur la flûte jouant les airs de la folle
  Je le revis près d'un moujik mourant compter les béatitudes
  En admirant la neige semblable aux femmes nues
  Je le revis faisant ceci ou cela en l'honneur des mêmes paroles
  Qui changent la face des enfants et je dis toutes ces choses
  Souvenir et Avenir parce que mon ami André Salmon se marie
  
  Réjouissons-nous non pas parce que notre amitié a été le
  fleuve qui nous a fertilisés
  
  Terrains riverains dont l'abondance est la nourriture que tous espèrent
  Ni parce que nos verres nous jettent encore une fois le regard d'Orphée
  mourant
  Ni parce que nous avons tant grandi que beaucoup pourraient confondre nos yeux
  et les étoiles
  Ni parce que les drapeaux claquent aux fenêtres des citoyens qui sont
  contents depuis cent ans d'avoir la
  vie et de menues choses à défendre
  Ni parce que fondés en poésie nous avons des droits sur les paroles
  qui forment et défont l'Univers
  Ni parce que nous pouvons pleurer sans ridicule et que nous savons rire
  Ni parce que nous fumons et buvons comme autrefois
  Réjouissons-nous parce que directeur du feu et des poètes
  L'amour qui emplit ainsi que la lumière
  Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes
  L'amour veut qu'aujourd'hui mon ami André Salmon se marie
  
  
  
L'adieu
  
  
  J'ai cueilli ce brin de bruyère
  L'automne est morte souviens-t’en
  Nous ne nous verrons plus sur terre
  Odeur du temps brin de bruyère
  Et souviens-toi que je t'attends
  
  
  
Salomé
  
  Pour que sourie encore une fois Jean-Baptiste
  Sire je danserais mieux que les séraphins
  Ma mère dites-moi pourquoi vous êtes triste
  En robe de comtesse à côté du Dauphin
  
  Mon cœur battait battait très fort à sa parole
  Quand je dansais dans le fenouil en écoutant
  Et je brodais des lys sur une banderole
  Destinée à flotter au bout de son bâton
  
  Et pour qui voulez-vous qu'à présent je la brode
  Son bâton refleurit sur les bords du Jourdain
  Et tous les lys quand vos soldats ô roi Hérode
    L'emmenèrent se sont flétris dans mon jardin
  
  Venez tous avec moi là-bas sous les quinconces
  Ne pleure pas ô joli fou du roi
  Prends cette tête au lieu de ta marotte et danse
  N'y touchez pas son front ma mère est déjà froid
  
  Sire marchez devant trabants marchez derrière
  Nous creuserons un trou et l'y enterrerons
  Nous planterons des fleurs et danserons en rond
  Jusqu'à l'heure où j'aurai perdu ma jarretière
  Le roi sa tabatière
  L'infante son rosaire
  Le curé son bréviaire
  
  
  
La porte
  
  La porte de l'hôtel sourit terriblement
  Qu'est-ce que cela peut me faire ô ma maman
  D'être cet employé pour qui seul rien n'existe
  Pi-mus couples allant dans la profonde eau triste
  Anges frais débarqués à Marseille hier matin
  J'entends mourir et remourir un chant lointain
  Humble comme je suis qui ne suis rien qui vaille
  
  Enfant je t'ai donné ce que j'avais travaillé
  
  
  
Merlin et la vieille femme
  
  Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre
  Maternel qui saignait lentement sur le ciel
  La lumière est ma mère ô lumière sanglante
  Les nuages coulaient comme un flux menstruel
  
  
  Au carrefour où nulle fleur sinon la rose
  Des vents mais sans épine n'a fleuri l'hiver
  Merlin guettait la vie et l'éternelle cause
  Qui fait mourir et puis renaître l'univers
  
  Une vieille sur une mule à chape verte
  S'en vint suivant la berge du fleuve en aval
  Et l'antique Merlin dans la plaine déserte
  Se frappait la poitrine en s'écriant Rival
  
  O mon être glacé dont le destin m'accable
  Dont ce soleil de chair grelotte veux-tu voir
  Ma Mémoire venir et m'aimer ma semblable
  Et quel fils malheureux et beau je veux avoir
  
  Son geste fit crouler l'orgueil des cataclysmes
  Le soleil en dansant remuait son nombril
  Et soudain le printemps d'amour et d'héroïsme
  Amena par la main un jeune jour d'avril
  
  Les voies qui viennent de l'ouest étaient couvertes
  D'ossements d'herbes drues de destins et de fleurs
  Des monuments tremblants près des charognes vertes
  Quand les vents apportaient des poils et des malheurs
  
  Laissant sa mule à petits pas s'en vint l'amante
  A petits coups le vent défripait ses atours
  Puis les pâles amants joignant leurs mains démentes
  L'entrelacs de leurs doigts fut leur seul laps d'amour
  
  Elle balla mimant un rythme d'existence
  Criant Depuis cent ans j 'espérais ton appel
  Les astres de ta vie influaient sur ma danse
  Morgane regardait du haut du mont Gibel
  
  Ah I qu'il fait doux danser quand pour vous se déclare
  Un mirage où tout chante et que les vents d'horreur
  Feignent d'être le rire de la lune hilare
  Et d'effrayer les fantômes avant-coureurs
  
  J'ai fait des gestes blancs parmi les solitudes
  
  Des lémures couraient peupler les cauchemars
  Mes tournoiements exprimaient les béatitudes
  Qui toutes ne sont rien qu'un pur effet de l'Art
  
  Je n'ai jamais cueilli que la fleur d'aubépine
  Aux printemps finissants qui voulaient défleurir
  Quand les oiseaux de proie proclamaient leurs rapines
  D'agneaux mort-nés et d'enfants-dieux qui vont mourir
  
  Et j'ai vieilli vois-tu pendant ta vie je danse
  Mais j'eusse été tôt lasse et l'aubépine en fleurs
  Cet avril aurait eu la pauvre confidence
  D'un corps de vieille morte en mimant la douleur
  
  Et leurs mains s'élevaient comme un vol de colombes
  Clarté sur qui la nuit fondit comme un vautour
  Puis Merlin s'en alla vers l'est disant Qu'il monte
  Le fils de la Mémoire égale de l'Amour
  
  Qu'il monte de la fange ou soit une ombre d'homme
  Il sera bien mon fils mon ouvrage immortel
  Le front nimbé de feu sur le chemin de Rome
  Il marchera tout seul en regardant le ciel
  
  La dame qui m'attend se nomme Viviane
  Et vienne le printemps des nouvelles douleurs
  Couché parmi la marjolaine et les pas-d'âne
  Je m'éterniserai sous l'aubépine en fleurs
  
  
  
Saltimbanques
  
                à Louis Dumur
  
  Dans la plaine les baladins
  S'éloignent au long des jardins
  Devant l'huis des auberges grises
  Par les villages sans églises
  
  Et les enfants s'en vont devant
  Les autres suivent en rêvant
  Chaque arbre fruitier se résigne
  
  Quand de très loin ils lui font signe
  
  Ils ont des poids ronds ou carrés
  Des tambours des cerceaux dorés
  L'ours et le singe. animaux sages
  Quêtent des sous sur leur passage
  
  
  
Le larron
  
  CHŒUR
  
  Maraudeur étranger malheureux malhabile
  Voleur voleur que ne demandais-tu ces fruits
  Mais puisque tu as faim que tu es en exil
  Il pleure il est barbare et bon pardonnez-lui
  
  LARRON
  
  Je confesse le vol des fruits doux des fruits mûrs
  Mais ce n'est pas l'exil que je viens simuler
  Et sachez que j'attends de moyennes tortures
  Injustes si je rends tout ce que j'ai volé
  
  VIEILLARD
  
  Issu de l'écume des mers comme Aphrodite
  Sois docile puisque tu es beau Naufragé
  Vois les sages te font des gestes socratiques
  Vous parlerez d'amour quand il aura mangé
  
  CHŒUR
  
  Maraudeur étranger malhabile et malade
  Ton père fût un sphinx et ta mère une nuit
  Qui charma de lueurs Zacinthe et les Cyclades
  As-tu feint d'avoir faim quand tu volas les fruits
  
  
  LARRON
  
  Possesseurs de fruits mûrs que dirai-je aux insultes
  Ouïr ta voix ligure en nénie ô maman
  Puisqu'ils n'eurent enfin la pubère et l'adulte
  De prétexte sinon de s 'aimer nuitamment
  
  Il y avait des fruits tout ronds comme des âmes
  Et des amandes de pomme de pin jonchaient
  Votre jardin marin où j'ai laissé mes rames
  Et mon couteau punique au pied de ce pêcher
  
  Les citrons couleur d'huile et à saveur d'eau froide
  Pendaient parmi les fleurs des citronniers tordus
  Les oiseaux de leur bec ont blessé vos grenades
  Et presque toutes les figues étaient fendues
  
  L'ACTEUR
  
  Il entra dans la salle aux fresques qui figurent
  L'inceste solaire et nocturne dans les nues
  Assieds-toi là pour mieux ouïr les voix ligures
  Au son des cinyres des Lydiennes nues
  
  Or les hommes ayant des masques de théâtre
  Et les femmes ayant des colliers où pendait
  La pierre prise au foie d'un vieux coq de Tanagre
  Parlaient entre eux le langage de la Chaldée
  
  Les autans langoureux dehors feignaient l'automne
  Les convives c'étaient tant de couples d'amants
  Qui dirent tour à tour Voleur je te pardonne
  Reçois d'abord le sel puis le pain de froment
  
  Le brouet qui froidit sera fade à tes lèvres
  Mais l'outre en peau de bouc maintient frais le vin blanc
  Par ironie veux-tu qu'on serve un plat de fèves
  Ou des beignets de fleurs trempés dans du miel blond
  
  Une femme lui dit Tu n'invoques personne
  
  Crois-tu donc au hasard qui coule au sablier
  Voleur connais-tu mieux les lois malgré les hommes
  Veux-tu le talisman heureux de mon collier
  
  Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques
  Emplissez de noix la besace du héros
  Il est plus noble que le paon pythagorique
  Le dauphin la vipère mâle ou le taureau
  
  Qui donc es-tu toi qui nous vins grâce au vent scythe
  Il en est tant venu par la route ou la mer
  Conquérants égarés qui s'éloignaient trop vite
  Colonnes de clins d'yeux qui fuyaient aux éclairs
  
  CHŒUR
  
  Un homme bègue ayant au front deux jets de flammes
  Passa menant un peuple infime pour l'orgueil
  De manger chaque jour les cailles et la manne
  Et d'avoir vu la mer ouverte comme un œil
  
  Les puiseurs d'eau barbus coiffés de bandelettes
  Noires et blanches contre les maux et les sorts
  Revenaient de l'Euphrate et les yeux des chouettes
  Attiraient quelquefois les chercheurs de trésors
  
  Cet insecte jaseur ô poète barbare
  Regagnait chastement à l'heure d'y mourir
  La forêt précieuse aux oiseaux gemmipares
  Aux crapauds que l'azur et les sources mûrirent
  
  Un triomphe passait gémir sous l'arc-en-ciel
  Avec de blêmes laurés debout dans les chars
  Les statues suant les scurriles les agnelles
  Et l'angoisse rauque des paonnes et des jars
  
  Les veuves précédaient en égrenant des grappes
  Les évêques noirs révérant sans le savoir
  Au triangle isocèle ouvert au mors des chapes
  Pallas et chantaient l'hymne à la belle mais noire
  
  
  Les chevaucheurs nous jetèrent dans l'avenir
  Les alcancies pleines de cendre ou bien de fleurs
  Nous aurons des baisers flotentins sans le dire
  Mais au jardin ce soir tu vins sage et voleur
  
  Ceux de ta secte adorent-ils un signe obscène
  Belphégor le soleil le silence ou le chien
  Cette furtive ardeur des serpents qui s'entr'aiment
  
  L'ACTEUR
  
  Et le larron des fruits cria Je suis chrétien
  
  CHŒUR
  
  Ah ! Ah ! les colliers tinteront cherront les masques
  Va-t'en va-t'en contre le feu l'ombre prévaut
  Ah! Ah ! le larron de gauche dans la bourrasque
  Rira de toi comme hennissent les chevaux
  
  FEMME
  
  Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques
  Emplissez de noix la besace du héros
  Il est plus noble que le paon pythagorique
  Le dauphin la vipère mâle ou le taureau
  
  CHŒUR
  
  Ah ! Ah ! nous secouerons toute la nuit les sistres
  La voix ligure était-ce donc un talisman
  Et si tu n'es pas de droite tu es sinistre
  Comme une tache grise ou le pressentiment
  
  Puisque l'absolu choit la chute est une preuve
  Qui double devient triple avant d'avoir été
  Nous avouons que les grossesses nous émeuvent
  Les ventres pourront seuls nier l'aséité
  
  Vois les vases sont pleins d'humides fleurs morales
  
  Va-t'en mais dénudé puisque tout est à nous
  Ouïs du chœur des vents les cadences plagales
  Et prends l'arc pour tuer l'unicorne ou le gnou
  
  L'ombre équivoque et tendre est le deuil de ta chair
  Et sombre elle est humaine et puis la nôtre aussi
  Va-t'en le crépuscule a des lueurs légères
  Et puis aucun de nous ne croirait tes récits
  
  Il brillait et attirait comme la pantaure
  Que n'avait4l la voix et les jupes d'Orphée
  Et les femmes la nuit feignant d'être des taures
  L'eussent aimé comme on l'aima puisqu'en effet
  
  Il était pâle il était beau comme un roi ladre
  Que n'avait-il la voix et les jupes d'Orphée
  La pierre prise au foie d'un vieux coq de Tanagre
  Au lieu du roseau triste et du funèbre faix
  
  Que n'alla-t-i1 vivre à la cour du roi d'Edesse
  Maigre et magique il eût scruté le firmament
  Pâle et magique il eût aimé des poétesses
  Juste et magique il eût épargné les démons
  
  Va-t'en errer crédule et roux avec ton ombre
  Soit ! la triade est mâle et tu es vierge et froid
  Le tact est relatif mais la vue est oblongue
  Tu n'as de signe que le signe de la croix
  
  
  
Le vent nocturne
  
  Oh les cimes des pins grincent en se heurtant
  Et l'on entend aussi se lamenter l'autan
  Et du fleuve prochain à grand'voix triomphales
  Les elfes rire au vent ou corner aux rafales
  Attys Attys Attys charmant et débraillé
  C'est ton nom qu'en la nuit les elfes ont raillé
  Parce qu'un de tes pins s'abat au vent gothique
  
  La forêt fuit au loin comme une armée antique
  Dont les lances ô pins s'agitent au tournant
  Les villages éteints méditent maintenant
  Comme les vierges les vieillards et les poètes
  Et ne s'éveilleront au pas de nul venant
  Ni quand sur leurs pigeons fondront les gypaètes
  
  
  
Lul de Faltenin
  
  A Louis de Gonzague Frick
  
  Sirènes j'ai rampé vers vos
  Grottes tiriez aux mers la langue
  En dansant devant leurs chevaux
  Puis battiez de vos ailes d'anges
  Et j 'écoutais ces chœurs rivaux
  
  Une arme ô ma tête inquiète
  J'agite un feuillard défleuri
  Pour écarter l'haleine tiède
  Qu'exhalent contre mes grands cris
  Vos terribles bouches muettes
  
  Il y a là-bas la merveille
  Au prix d'elle que valez-vous
  Le sang jaillit de mes otelles
  A mon aspect et je l'avoue
  Le meurtre de mon double orgueil
  
  Si les bateliers ont ramé
  Loin des lèvres à fleur de l'onde
  Mille et mille animaux charmés
  Flairent la route à la rencontre
  De mes blessures bien-aimées
  
  Leurs yeux étoiles bestiales
  Eclairent ma compassion
  Qu'importe ma sagesse égale
  Celle des constellations
  
  Car c'est moi seul nuit qui t'étoile
  
  Sirènes enfin je descends
  Dans une grotte avide J'aime
  Vos yeux Les degrés sont glissants
  Au loin que vous devenez naines
  N'attirez plus aucun passant
  
  Dans l'attentive et bien-apprise
  J'ai vu feuilloler nos forêts
  Mer le soleil se gargarise
  Où les matelots désiraient
  Que vergues et mâts reverdissent
  
  Je descends et le firmament
  S'est changé très vite en méduse
  Puisque je flambe atrocement
  Que mes bras seuls sont les excuses
  Et les torches de mon tourment
  
  Oiseaux tiriez aux mers la langue
  Le soleil d'hier m'a rejoint
  Les otelles nous ensanglantent
  Dans le nid des Sirènes loin
  Du troupeau d'étoiles oblongues
  
  
  
La tzigane
  
  La tzigane savait d'avance
  Nos deux vies barrées par les nuits
  Nous lui dîmes adieu et puis
  De ce puits sortit l'Espérance
  
  L'amour lourd comme un ours privé
  Dansa debout quand nous voulûmes
  Et l'oiseau bleu perdit ses plumes
  Et les mendiants leurs Ave
  
  On sait très bien que l'on se damne
  
  Mais l'espoir d'aimer en chemin
  Nous fait penser main dans la main
  A ce qu'a prédit la tzigane
  
  
 
 L'ermite
  
  A Félix Fénéone
  
  Un ermite déchaux près d'un crâne blanchi
  Cria Je vous maudis martyres et détresses
  Trop de tentations malgré moi me caressent
  Tentations de lune et de logomachies
  
  Trop d'étoiles s'enfuient quand je dis mes prières
  O chef de morte O vieil ivoire Orbites Trous
  Des narines rongées J'ai faim Mes cris s'enrouent
  Voici donc pour mon jeûne un morceau de gruyère
  
  O Seigneur flagellez les nuées du coucher
  Qui vous tendent au ciel de si jolis culs roses
  Et c'est le soir les fleurs de jour déjà se closent
  Et les souris dans l'ombre incantent le plancher
  
  Les humains savent tant de jeux l'amour la mourre
  L'amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie
  La mourre jeu du nombre illusoire des doigts
  Seigneur faites Seigneur qu'un jour je m'énamoure
  
  J'attends celle qui me tendra ses doigts menus
  Combien de signes blancs aux ongles les paresses
  Les mensonges pourtant j'attends qu'elle les dresse
  Ses mains énamourées devant moi l'Inconnue
  
  Seigneur que t'ai-je fait Vois Je suis unicorne
  Pourtant malgré son bel effroi concupiscent
  Comme un poupon chéri mon sexe est innocent
  D'être anxieux seul et debout comme une borne
    
  Seigneur le Christ est nu jetez jetez sur lui
  La robe sans couture éteignez les ardeurs
  Au puits vont se noyer tant de tintements d'heures
  Quand isochrones choient des gouttes d'eau de pluie
  
  J'ai veillé trente nuits sous les lauriers-roses
  As-tu sué du sang Christ dans Gethsémani
  Crucifié réponds Dis non Moi je le nie
  Car j'ai trop espéré en vain l'hématidrose
  
  J'écoutais à genoux toquer les battements
  Du cœur le sang roulait toujours en ses artères
  Qui sont de vieux coraux ou qui sont des clavaires
  Et mon aorte était avare éperdument
  
  Une goutte tomba Sueur Et sa couleur
  Lueur Le sang si rouge et j'ai ri des damnés
  Puis enfin j'ai compris que je saignais du nez
  A cause des parfums violents de mes fleurs
  
  Et j'ai ri du vieil ange qui n'est point venu
  De vol très indolent me tendre un beau calice
  J'ai n de l'aile grise et j'ôte mon cilice
  Tissé de crins soyeux par de cruels canuts
  
  Vertuchou Riotant des vulves des papesses
  De saintes sans tétons j'irai vers les cités
  Et peut-être y mourir pour ma virginité
  Parmi les mains les peaux les mots et les promesses
  
  Malgré les autans bleus je me dresse divin
  Comme un rayon de lune adoré par la mer
  En vain j 'ai supplié tous les saints aémères
  Aucun n'a consacré mes doux pains sans levain
  
  Et je marche Je fuis ô nuit Lilith ulule
  Et clame vainement et je vois de grands yeux
  S'ouvrir tragiquement O nuit je vois tes cieux
  S'étoiler calmement de splendides pilules
  
  Un squelette de reine innocente est pendu
  A un long fil d'étoile en désespoir sévère
  
  La nuit les bois sont noirs et se meurt l'espoir vert
  Quand meurt le jour avec un râle inattendu
  
  Et je marche je fuis ô jour l'émoi de l'aube
  Ferma le regard fixe et doux de vieux rubis
  Des hiboux et voici le regard des brebis
  Et des truies aux tétins roses comme des lobes
  
  Des corbeaux éployés comme des tildes font
  Une ombre vaine aux pauvres champs de seigle mûr
  Non loin des bourgs où des chaumières sont impures
  D'avoir des hiboux morts cloués à leur plafond
  
  Mes kilomètres longs Mes tristesses plénières
  Les squelettes de doigts terminant les sapins
  Ont égaré ma route et mes rêves poupins
  Souvent et j'ai dormi au sol des sapinières
  
  Enfin O soir pâmé Au bout de mes chemins
  La ville m'apparut très grave au son des cloches
  Et ma luxure meurt à présent que j'approche
  En entrant j'ai béni les foules des deux mains
  
  Cité j'ai ri de tes palais tels que des truffes
  Blanches au sol fouillé de clairières bleues
  Or mes désirs s'en vont tous à la queue leu leu
  Ma migraine pieuse a coiffé sa cucuphe
  
  Car toutes sont venues m'avouer leurs péchés
  Et Seigneur je suis saint par le vœu des amantes
  Zélotide et Lorie Louise et Diamante
  Ont dit Tu peux savoir ô toi l'effarouché
  
  Ermite absous nos fautes jamais vénielles
  O toi le pur et le contrit que nous aimons
  Sache nos cœurs sache les jeux que nous aimons
  Et nos baisers quintessenciés. comme du miel
  
  Et j'absous les aveux pourpres comme leur sang
  Des poétesses nues des fées des fornarines
  Aucun pauvre désir ne gonfle ma poitrine
  Lorsque je vois le soir les couples s'enlaçant
  
  
  Car je ne veux plus rien sinon laisser se clore
  Mes yeux couple lassé au verger pantelant
  Plein du râle pompeux des groseilliers sanglants
  Et de la sainte cruauté des passiflores
  
  
  
Automne
  
  Dans le brouillard s'en vont un paysan cagneux
  Et son bœuf lentement dans le brouillard d'automne
  Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux
  
  Et s'en allant là-bas le paysan chantonne
  Une chanson d'amour et d'infidélité
  Qui parle d'une bague et d'un cœur que l'on brise
  
  Oh ! l'automne l'automne a fait mourir l'été
  Dans le brouillard s'en vont deux silhouettes grises
  
  
  
L'émigrant de Landor Road
  
  A André Billy
  
  Le chapeau à la main il entra du pied droit
  Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
  Ce commerçant venait de couper quelques têtes
  De mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête
  
  La foule en tous les sens remuait en mêlant
  Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
  Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
  S'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs
  
  Mon bateau partira demain pour l'Amérique
  
  Et je ne reviendrai jamais
  Avec l'argent gagné dans les prairies lyriques
  Guider mon ombre aveugle en ces rues que j'aimais
  
  Car revenir c'est bon pour un soldat des Indes
  Les boursiers ont vendu tous mes crachats d'or fin
  Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
  Sous des arbres pleins d'oiseaux muets et de singes
  
  Les mannequins pour lui s'étant déshabillés
  Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
  Le vêtement d'un lord mort sans avoir payé
  Au rabais l'habilla comme un millionnaire
  
  Au-dehors les années
  Regardaient la vitrine
  Les mannequins victimes
  Et passaient enchaînées
  
  Intercalées dans l'an c'étaient les journées veuves
  Les vendredis sanglants et lents d'enterrements
  De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
  Quand la femme du diable a battu son amant
  
  Puis dans un port d'automne aux feuilles indécises
  Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
  Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
  Et s'assit
  
  Les vents de l'Océan en soufflant leurs menaces
  Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
  Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
  Et d'autres en pleurant s'étaient agenouillés
  
  Il regarda longtemps les rives qui moururent
  Seuls des bateaux d'enfant tremblaient à l'horizon
  Un tout petit bouquet flottant à l'aventure
  Couvrit l'Océan d'une immense floraison
  
  Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
  Jouer dans d'autres mers parmi tous les dauphins
  Et l'on tissait dans sa mémoire
  Une tapisserie sans fin
  Qui figurait son histoire
  Mais pour noyer changées en poux
  
  Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
  Il se maria comme un doge
  Aux cris d'une sirène moderne sans époux
  
  Gonfle-toi vers la nuit O Mer Les yeux des squales
  Jusqu'à l'aube ont guetté de loin avidement
  Des cadavres de jours rongés par les étoiles
  Parmi le bruit des flots et les derniers serments
  
  
  
Rosemonde
  
  A André Derain
  
  Longtemps au pied du perron de
  La maison où entra la dame
  Que j'avais suivie pendant deux
  Bonnes heures à Amsterdam
  Mes doigts jetèrent des baisers
  
  Mais le canal était désert
  Le quai aussi et nul ne vit
  Comment mes baisers retrouvèrent
  Celle à qui j'ai donné ma vie
  Un jour pendant plus de deux heures
  
  Je la surnommai Rosemonde
  Voulant pouvoir me rappeler
  Sa bouche fleurie en Hollande
  Puis lentement je m'en allai
  Pour quêter la Rose du Monde
  
  
  
Le brasier
  
  A Paul-Napoléon Roinard
  
  
  J'ai jeté dans le noble feu
  Que je transporte et que j'adore
  De vives mains et même feu
  Ce Passé ces têtes de morts
  Flamme je fais ce que tu veux
  
  Le galop soudain des étoiles
  N'étant que ce qui deviendra
  Se mêle au hennissement mâle
  Des centaures dans leurs haras
  Et des grand'plaintes végétales
  
  Où sont ces têtes que j'avais
  Où est le Dieu de ma jeunesse
  L'amour est devenu mauvais
  Qu'au brasier les flammes renaissent
  Mon âme au soleil se dévêt
  
  Dans la plaine ont poussé des flammes
  Nos cœurs pendent aux citronniers
  Les têtes coupées qui m'acclament
  Et les astres qui ont saigné
  Ne sont que des têtes de femmes
  
  Le fleuve épinglé sur la ville
  T'y fixe comme un vêtement
  Partant à l'amphion docile
  Tu subis tous les tons charmants
  Qui rendent les pierres agiles
  
  --
  
  Je flambe dans le brasier à l'ardeur adorable
  Et les mains des croyants m'y rejettent multiple innombrable-ment
  Les membres des intercis flambent auprès de moi
  Eloignez du brasier les ossements
  Je suffis pour l'éternité à entretenir le feu de mes délices
  Et des oiseaux protègent de leurs ailes ma face et le soleil
  
  O Mémoire Combien de races qui forlignent
  Des Tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur
  
  Et les serpents ne sont-ils que les cous des cygnes
  Qui étaient immortels et n'étalent pas chanteurs
  Voici ma vie renouvelée
  De grands vaisseaux passent et repassent
  Je trempe une fois encore mes mains dans l'Océan
  
  Voici le paquebot et ma vie renouvelée
  Ses flammes sont immenses
  Il n'y a plus rien de commun entre moi
  Et ceux qui craignent les brûlures
  
  --
  
  Descendants des hauteurs où pense la lumière
  Jardins rouant plus haut que tous les ciels mobiles
  L'avenir masqué flambe en traversant les cieux
  
  Nous attendons ton bon plaisir ô mon amie
  
  J'ose à peine regarder la divine mascarade
  
  Quand bleuira sur l'horizon la Désirade
  
  Au-delà de notre atmosphère s'élève un théâtre
  Que construisit le ver Zamir sans instrument
  Puis le soleil revint ensoleiller les places
  D'une ville marine apparue contremont
  Sur les toits se reposaient les colombes lasses
  
  Et le troupeau de sphinx regagne la sphingerie
  A petits pas Il orra le chant du pâtre toute la vie
  Là-haut le théâtre est bâti avec le feu solide
  Comme les astres dont se nourrit le vide
  
  Et voici le spectacle
  Et pour toujours je suis assis dans un fauteuil
  Ma tête mes genoux mes coudes vain pentacle
  Les flammes ont poussé sur moi comme des feuilles
  
  Des acteurs inhumains claires bêtes nouvelles
  Donnent des ordres aux hommes apprivoisés
  
  Terre
  
  O Déchirée que les fleuves ont reprisée
  
  J'aimerais mieux nuit et jour dans les sphingeries
  Vouloir savoir pour qu'enfin on m'y dévorât
  
  
  
Rhénanes
  
  NUIT RHÉNANE
  
  Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
  Ecoutez la chanson lente d'un batelier
  Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
  Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds
  
  Debout chantez plus haut en dansant une ronde
  Que je n'entende plus le chant du batelier
  Et mettez près de moi toutes les filles blondes
  Au regard immobile aux nattes repliées
  
  Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
  Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
  La voix chante toujours à en râle-mourir
  Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été
  
  Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire
  
  
MAI
  
  Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
  Des dames regardaient du haut de la montagne
  Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne
  Qui donc a fait pleurer les saules riverains
  
  
  Or des vergers fleuris se figeaient en arrière
  Les pétales tombés des cerisiers de mai
  Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée
  Les pétales flétris sont comme ses paupières
  
  Sur le chemin du bord du fleuve lentement
  Un ours un singe un chien menés par des tziganes
  Suivaient une roulotte traînée par un âne
  Tandis que s'éloignait dans les vignes rhénanes
  Sur un fifre lointain un air de régiment
  
  Le mai le joli mai a paré les ruines
  De lierre de vigne vierge et de rosiers
  Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
  Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes
  
  
LA SYNAGOGUE
  
  Ottomar Scholem et Abraham Loeweren
  Coiffés de feutres verts le matin du sabbat
  Vont à la synagogue en longeant le Rhin
  Et les coteaux où les vignes rougissent là-bas
  
  Ils se disputent et crient des choses qu'on ose à peine traduire
  Bâtard conçu pendant les règles ou Que le diable entre dans
  ton père
  Le vieux Rhin soulève sa face ruisselante et se détourne pour
  sourire
  Ottomar Scholem et Abraham Loeweren sont en colère
  
  Parce que pendant le sabbat on ne doit pas fumer
  Tandis que les chrétiens passent avec des cigares allumés
  Et parce qu'Ottomar et Abraham aiment tous deux
  Lia aux yeux de brebis et dont le ventre avance un peu
  
  Pourtant tout à l'heure dans la synagogue l'un après l'autre
  Ils baiseront la thora en soulevant leur beau chapeau
  Parmi les feuillards de la fête des cabanes
  Ottomar en chantant sourira à Abraham
  
  
  Ils déchanteront sans mesure et les voix graves des hommes
  Feront gémir un Léviathan au fond du Rhin comme une voix d'automne
  Et dans la synagogue pleine de chapeaux on agitera les loulabim
  Hanoten ne Kamoth bagoim tho/ahoth bakoumim
  
  
LES CLOCHES
  
  Mon beau tzigane mon amant
  Ecoute les cloches qui sonnent
  Nous nous aimions éperdument
  Croyant n'être vus de personne
  
  Mais nous étions bien mal cachés
  Toutes les cloches à la ronde
  Nous ont vus du haut des clochers
  Et le disent à tout le monde
  
  Demain Cyprien et Henri
  Matie Ursule et Catherine
  La boulangère et son mari
  Et puis Gertrude ma cousine
  
  Souriront quand je passerai
  Je ne saurai plus où me mettre
  Tu seras loin Je pleurerai
  J'en mourrai peut-être
  
  
LA LORELEY
  
  
A Jean Sève.
  
  A Bacharach il y avait une sorcière blonde
  Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde
  
  Devant son tribunal l'évêque la fit citer
  D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté
  
  
  O belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
  De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie
  
  Je suis lasse de vivre et mes yeux Sont maudits
  Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri
  
  Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
  
  Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie
  
  Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
  
  Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé
  
  Evêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
  
  Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège
  
  Mon amant est parti pour un pays lointain
  
  Faites-moi donc mourir puisque je n 'aime rien
  
  Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
  
  Si je me regardais il faudrait que j'en meure
  
  Mon cœur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là
  
  Mon cœur me fit Si mal du jour où il s'en alla
  
  L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
  
  Menez jusqu'au couvent cette femme en démence
  
  Va-t'en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
  
  Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc
  
  Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre
  
  La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres
  
  Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
  
  Pour voir une fois encore mon beau château
  
  Pour me miter une fois encore dans le fleuve
  
  Puis j 'irai au couvent des vierges et des veuves
  
  Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés
  
  Les chevaliers criaient Loreley Loreley
  
  Tout là-bas sur le Rhin s'en vient une nacelle
  
  Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle
  
  Mon cœur devient si doux c'est mon amant qui vient
  
  Elle se penche alors et tombe dans le Rhin
  
  Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley
  Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil
  
  
  
  
SCHINDERHANNES
  
  
A Marius-Ary Leblond.
  
  Dans la forêt avec sa bande
  Schinderhannes s'est désarmé
  Le brigand près de sa brigande
  Hennit d'amour au joli mai
  
  Benzel accroupi lit la Bible
  Sans voir que son chapeau pointu
  A plume d'aigle sert de cible
  A Jacob Born le mal foutu
  
  Juliette Blaesius qui rote
  Fait semblant d'avoir le hoquet
  Hannes pousse une fausse note
  Quand Schulz vient portant un baquet
  
  Et s'écrie en versant des larmes
  Baquet plein de vin parfumé
  Viennent aujourd'hui les gendarmes
  Nous aurons bu le vin de mai
  
  Allons Julia la mam'zelle
  Bois avec nous ce clair bouillon
  D'herbes et de vin de Moselle
  Prosit Bandit en cotillon
  
  Cette brigande est bientôt soûle
  Et veut Hannes qui n'en veut pas
  Pas d'amour maintenant ma poule
  Sers-nous un bon petit repas
  
  Il faut ce soir que j'assassine
  Ce riche juif au bord du Rhin
  Au clair des torches de résine
  La fleur de mai c'est le florin
  
  On mange alors toute la bande
  Pète et rit pendant le dîner
  Puis s'attendrit à l'allemande
  Avant d'aller assassiner
  
  
  
  
RHÉNANE D'AUTOMNE
  
  
A Toussaint-Luca.
  
  Les enfants des morts vont jouer
  Dans le cimetière
  Martin Gertrude Hans et Henri
  Nul coq n'a chanté aujourd'hui
  Kikiriki
  
  Les vieilles femmes
  Tout en pleurant cheminent
  Et les bons ânes
  Braillent hi han et se mettent à brouter les fleurs
  Des couronnes mortuaires
  
  C'est le jour des morts et de toutes leurs âmes
  Les enfants et les vieilles femmes
  Allument des bougies et des cierges
  Sur chaque tombe catholique
  Les voiles des vieilles
  Les nuages du ciel
  Sont comme des barbes de biques
  
  L'air tremble de flammes et de prières
  
  Le cimetière est un beau jardin
  Plein de saules gris et de romarins
  Il vous vient souvent des amis qu'on enterre
  Ah! que vous êtes bien dans le beau cimetière
  Vous mendiants morts saouls de bière
  Vous les aveugles comme le destin
  Et vous petits enfants morts en prière
  
  Ah! que vous êtes bien dans le beau cimetière
  Vous bourgmestres vous bateliers
  Et vous conseillers de régence
  Vous aussi tziganes sans papiers
  La vie vous pourrit dans la panse
  La croix vous pousse entre les pieds
  
  Le vent du Rhin ulule avec tous les hiboux
  
  Il éteint les cierges que toujours les enfants rallument
  Et les feuilles mortes
  Viennent couvrir les morts
  
  Des enfants morts parlent parfois avec leur mère
  Et des mortes parfois voudraient bien revenir
  
  Oh ! je ne veux pas que tu sortes
  L'automne est plein de mains coupées
  Non non ce sont des feuilles mortes
  Ce sont les mains des chères mortes
  Ce sont tes mains coupées
  
  Nous avons tant pleuré aujourd'hui
  Avec ces morts leurs enfants et les vieilles femmes
  Sous le ciel sans soleil
  Au cimetière plein de flammes
  
  Puis dans le vent nous nous en retournâmes
  A nos pieds roulaient des châtaignes
  Dont les bogues étaient
  Comme le cœur blessé de la madone
  Dont on doute si elle eut la peau
  Couleur des châtaignes d'automne
  
  
  
LES SAPINS
  
  Les sapins en bonnets pointus
  De longues robes revêtus
  Comme des astrologues
  Saluent leurs frères abattus
  Les bateaux qui sur le Rhin voguent
  
  Dans les sept arts endoctrinés
  Par les vieux sapins leurs aînés
  Qui sont de grands poètes
  Ils se savent prédestinés
  A briller plus que des planètes
    
  A briller doucement changés
  En étoiles et enneigés
  Aux Noëls bienheureuses
  Fêtes des sapins ensongés
  Aux longues branches langoureuses
  
  Les sapins beaux musiciens
  Chantent des noëls anciens
  Au vent des soirs d'automne
  Ou bien graves magiciens
  Incantent le ciel quand il tonne
  
  Des rangées de blancs chérubins
  Remplacent l'hiver les sapins
  Et balancent leurs ailes
  L'été ce sont de grands rabbins
  Ou bien de vieilles demoiselles
  
  Sapins médecins divagants
  Ils vont offrant leurs bons onguents
  Quand la montagne accouche
  De temps en temps sous l'ouragan
  Un vieux sapin geint et se couche
  
  
  
LES FEMMES
  
  Dans la maison du vigneron les femmes cousent
  
Lenchen remplis le poêle et mets l'eau du café
  Dessus - Le chat s 'étire après s 'être chauffé
  - Gertrude et son voisin Martin enfin s s’épousent
  
  
  Le rossignol aveugle essaya de chanter
  Mais l'effraie ululant il trembla dans sa cage
  
Ce cyprès là-bas a l'air du pape en voyage
  Sous la neige - Le facteur vient de s 'arrêter
  
  Pour causer avec le nouveau maître d'école
  - Cet hiver est très froid le vin sera très bon
  - Le sacristain sourd et boiteux est moribond
  - La fille du vieux bourgmestre brode une étole
  
  Pour la fête du curé La forêt là-bas
  Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue
  Le songe Herr Traum survint avec Sa sœur Frau Sorge
  
Kaethi tu n 'as pas bien raccommodé ces bas
  
  - Apporte le café le beurre et les tartines
  La marmelade le saindoux un pot de lait
  - Encore un peu de café Lenchen s'il te plaît
  - On dirait que le vent dit des phrases latines
  
  - Encore un peu de café Lenchen s'il te plaît
  - Lotte es-tu trille O petit cœur - Je crois qu'elle aime
  - Dieu garde - Pour ma part je n 'aime que moi-même
  - Chut A présent grand-mère dit son chapelet
  
  
  - Il me faut du sucre candi Leni je tousse
  - Pierre mène son furet chasser les lapins
  Le vent faisait danser en rond tous les sapins
  
Lotte l'amour rend triste - Ilse la vie est douce
  
  
  La nuit tombait Les vignobles aux ceps tordus
  Devenaient dans l'obscurité des ossuaires
  En neige repliés et gisaient là des suaires
  Et des chiens aboyaient aux passants morfondus
  
  
Il est mort écoutez La cloche de l'église
  Sonnait tout doucement la mort du sacristain
  
Lise il faut attiser le poêle qui s'éteint
  Les femmes se signaient dans la nuit indécise
  
  Septembre 1901-mai 1902.
  
  
  
Signe
  
  Je suis soumis au Chef du Signe de l'Automne
  Partant j'aime les fruits je déteste les fleurs
  Je regrette chacun des baisers que je donne
  Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs
  
  Mon Automne éternelle ô ma saison mentale
  Les mains des amantes d'antan jonchent ton sol
  
  Une épouse me suit c'est mon ombre fatale
  Les colombes ce soir prennent leur dernier vol
  
  
  
Un soir
  
  Un aigle descendit de ce ciel blanc d'archanges
  Et vous soutenez-moi
  Laisserez-vous trembler longtemps toutes ces lampes
  Priez priez pour moi
  
  La ville est métallique et c'est la seule étoile
  Noyée dans tes yeux bleus
  Quand les tramways roulaient jaillissaient des feux pâles
  Sur des oiseaux galeux
  
  Et tout ce qui tremblait dans tes yeux de mes songes
  Qu'un seul homme buvait
  Sous les feux de gaz roux comme la fausse oronge
  O vêtue ton bras se lovait
  
  Vois l'histrion tire la langue aux attentives
  Un fantôme s'est suicidé
  L'apôtre au figuier pend et lentement salive
  Jouons donc cet amour aux dés
  
  Des cloches aux sons clairs annonçaient ta naissance
  Vois
  Les chemins sont fleuris et les palmes s'avancent
  Vers toi
  
  
  
La dame
  
  Toc toc Il a fermé sa porte
  
  Les lys du jardin sont flétris
  Quel est donc ce mort qu'on emporte
  
  Tu viens de toquer à sa porte
  Et trotte trotte
  Trotte la petite souris
  
  
  
Les fiançailles
  
  A Picasso
  
  Le printemps laisse errer les fiancés parjures
  Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues
  Que secoue le cyprès où niche l'oiseau bleu
  
  Une Madone à l'aube a pris les églantines
  Elle viendra demain cueillir les giroflées
  Pour mettre aux nids des colombes qu'elle destine
  Au pigeon qui ce soir semblait le Paraclet
  
  Au petit bois de citronniers s'énamourèrent
  D'amour que nous aimons les dernières venues
  Les villages lointains sont comme leurs paupières
  Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus
  
  --
  
  Mes amis m'ont enfin avoué leur mépris
  Je buvais à pleins verres les étoiles
  Un ange a exterminé pendant que je dormais
  Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries
  De faux centurions emportaient le vinaigre
  Et les gueux mal blessés par l'épurge dansaient
  Etoiles de l'éveil je n’en connais aucune
  Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune
  Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas
  
  A la clarté des bougies tombaient vaille que vaille
  Des faux cols sur des flots de jupes mal brossées
  Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles
  La ville cette nuit semblait un archipel
  Des femmes demandaient l'amour et la dulie
  Et sombre sombre fleuve je me rappelle
  Les ombres qui passaient n'étaient jamais jolies
  
  --
  
  Je n'ai plus même pitié de moi
  Et ne puis exprimer mon tourment de silence
  Tous les mots que j'avais à dire se sont changés en étoiles
  Un Icare tente de s'élever jusqu'à chacun de mes yeux
  Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses
  Qu'ai-je fait aux bêtes théologales de l'intelligence
  Jadis les morts Sont revenus pour m'adorer
  Et j 'espérais la fin du monde
  Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan
  
  --
  
  J'ai eu le courage de regarder en arrière
  Les cadavres de mes jours
  Marquent ma toute et je les pleure
  Les uns pourrissent dans les églises italiennes
  Ou bien dans de petits bois de citronniers
  Qui fleurissent et fructifient
  En même temps et en toute saison
  D'autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes
  Où d'ardents bouquets rouaient
  Aux yeux d'une mulâtresse qui inventait la poésie
  Et les roses de l'électricité s'ouvrent encore
  Dans le jardin de ma mémoire
  
  --
  
  Pardonnez-moi mon ignorance
  Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers
  Je ne sais plus rien et j'aime uniquement
  Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes
  
  Je médite divinement
  Et je souris des êtres que je n'ai pas créés
  Mais si le temps venait où l'ombre enfin solide
  Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour
  J'admirerais mon ouvrage
  
  --
  
  J'observe le repos du dimanche
  Et je loue la paresse
  Comment comment réduire
  L'infiniment petite science
  Que m'imposent mes sens
  L'un est pareil aux montagnes au ciel
  Aux villes à mon amour
  Il ressemble aux saisons
  Il vit décapité sa tête est le soleil
  Et la lune son cou tranché
  Je voudrais éprouver une ardeur infinie
  Monstre de mon ouïe tu rugis et tu pleures
  Le tonnerre te sert de chevelure
  Et tes griffes répètent le chant des oiseaux
  Le toucher monstrueux m'a pénétré m'empoisonne
  Mes yeux nagent loin de moi
  Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve
  La bête des fumées a la tête fleurie
  Et le monstre le plus beau
  Ayant la saveur du laurier se désole
  
  --
  
  A la fin les mensonges ne me font plus peur
  C'est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat
  Ce collier de gouttes d'eau va parer la noyée
  Voici mon bouquet de fleurs de la Passion
  Qui offrent tendrement deux couronnes d'épines
  Les rues sont mouillées de la pluie de naguère
  Des anges diligents travaillent pour moi à la maison
  La lune et la tristesse disparaîtront pendant
  Toute la sainte journée
  Toute la sainte journée j 'ai marché en chantant
  
  Une dame penchée à sa fenêtre m'a regardé longtemps
  M'éloigner en chantant
  
  --
  
  Au tournant d'une rue je vis des matelots
  Qui dansaient le cou nu au son d'un accordéon
  J'ai tout donné au soleil
  Tout sauf mon ombre
  
  Les dragues les ballots les sirènes mi-mortes
  A l'horizon brumeux s'enfonçaient les trois-mâts
  Les vents ont expiré couronnés d'anémones
  Vierge signe pur du troisième mois
  
  --
  
  Templiers flamboyants je brûle parmi vous
  Prophétisons ensemble ô grand maître je suis
  Le désirable feu qui pour vous se dévoue
  Et la girande tourne ô belle ô belle nuit
  
  Liens déliés par une libre flamme Ardeur
  Que mon souffle éteindra O Morts à quarantaine
  Je mire de ma mort la gloire et le malheur
  Comme Si je visais l'oiseau de la quintaine
  
  Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez
  Le soleil et l'amour dansaient dans le village
  Et tes enfants galants bien ou mal habillés
  Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage
  
  
  
Clair de lune
  
  
  Lune mellifluente aux lèvres des déments
  Les vergers et les bourgs cette nuit sont gourmands
  Les astres assez bien figurent les abeilles
  De ce miel lumineux qui dégoutte des treilles
  Car voici que tout doux et leur tombant du ciel
  Chaque rayon de lune est un rayon de miel
  Or caché je conçois la très douce aventure
  J'ai peur du dard de feu de cette abeille Arcture
  Qui posa dans mes mains des rayons décevants
  Et prit son miel lunaire à la rose des vents
  
  
  
19O9
  
  La dame avait une robe
  En Ottoman violine
  Et sa tunique brodée d'or
  Etait composée de deux panneaux
  S'attachant sur l'épaule
  
  Les yeux dansants comme des anges
  Elle riait elle riait
  Elle avait un visage aux couleurs de France
  Les yeux bleus les dents blanches et les lèvres très rouges
  Elle avait un visage aux couleurs de France
  
  Elle était décolletée en rond
  Et coiffée à la Récamier
  Avec de beaux bras nus
  
  N'entendra-t-on jamais sonner minuit
  
  La dame en robe d'ottoman violine
  Et en tunique brodée d'or
  Décolletée en rond
  Promenait ses boucles
  
  Son bandeau d'or
  
  Et traînait ses petits souliers à boucles
  Elle était si belle
  Que tu n'aurais pas osé l'aimer
  
  J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes
  Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux
  Le fer était leur sang la flamme leur cerveau
  J'aimais j'aimais le peuple habile des machines
  Le luxe et la beauté ne sont que son écume
  Cette femme était si belle
  Qu'elle me faisait peur
  
  
  
A la Santé
  
  I
  
  Avant d'entrer dans ma cellule
  Il a fallu me mettre nu
  Et quelle voix sinistre ulule
  Guillaume qu'es-tu devenu
  
  Le Lazare entrant dans la tombe
  Au lieu d'en sortir comme il fit
  Adieu adieu chantante ronde
  mes années ô jeunes filles
  
  II
  
  Non je ne me sens plus là
  Moi-même
  Je suis le quinze de la
  Onzième
  
  
  Le soleil filtre à travers
  Les vitres
  Ses rayons font sur mes vers
  Les pitres
  
  Et dansent sur le papier
  J 'écoute
  Quelqu'un qui frappe du pied
  La voûte
  
  III
  
  Dans une fosse comme un ours
  Chaque matin je me promène
  Tournons tournons tournons toujours
  Le ciel est bleu comme une chaîne
  Dans une fosse comme un ours
  Chaque matin je me promène
  
  Dans la cellule d'à côté
  On y fait couler la fontaine
  Avec les clefs qu'il fait tinter
  Que le geôlier aille et revienne
  Dans la cellule d'à côté
  On y fait couler la fontaine
  
  IV
  
  Que je m'ennuie entre ces murs tout nus
  Et peints de couleurs pâles
  Une mouche sur le papier à pas menus
  Parcourt mes lignes inégales
  
  Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
  Toi qui me l'as donnée
  Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
  
  Le bruit de ma chaise enchaînée
  
  Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison
  L'Amour qui m'accompagne
  Prends en pitié surtout ma débile raison
  Et ce désespoir qui la gagne
  
  V
  
  Que lentement passent les heures
  Comme passe un enterrement
  Tu pleureras l'heure où tu pleures
  Qui passera trop vitement
  Comme passent toutes les heures
  
  VI
  
  J'écoute les bruits de la ville
  Et prisonnier sans horizon
  Je ne vois rien qu'un ciel hostile
  Et les murs nus de ma prison
  Le jour s'en va voici que brûle
  Une lampe dans la prison
  
  Nous sommes seuls dans ma cellule
  Belle clarté Chère raison
  
  Septembre 1911.
  
  
  
Automne malade
  
  Automne malade et adoré
  
  Tu mourras quand l'ouragan soufflera dans les roseraies
  Quand il aura neigé
  Dans les vergers
  
  Pauvre automne
  Meurs en blancheur et en richesse
  De neige et de fruits mûrs
  Au fond du ciel
  Des éperviers planent
  Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
  Qui n'ont jamais aimé
  
  Aux lisières lointaines
  Les cerfs ont bramé
  
  Et que j'aime ô saison que j'aime tes rumeurs
  Les fruits tombant sans qu'on les cueille
  Le vent et la forêt qui pleurent
  Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
  
  Les feuilles
  Qu'on foule
  Un train
  Qui roule
  La vie
  S'écoule
  
  
  Hôtels
  
  La chambre est veuve
  Chacun pour soi
  Présence neuve
  On paye au mois
  
  Le patron doute
  Payera-t-on
  Je tourne en route
  Comme un toton
  
  Le bruit des fiacres
  Mon voisin laid
  
  Qui fume un âcre
  Tabac anglais
  
  O La Vallière
  Qui boite et rit
  De mes prières
  Table de nuit
  
  Et tous ensemble
  Dans cet hôtel
  Savons la langue
  Comme à Babel
  
  Fermons nos portes
  A double tour
  Chacun apporte
  Son seul amour
  
  
  
Cors de chasse
  
  Notre histoire est noble et tragique
  Comme le masque d'un tyran
  Nul drame hasardeux ou magique
  Aucun détail indifférent
  Ne rend notre amour pathétique
  
  Et Thomas de Quincey buvant
  L'opium poison doux et chaste
  A sa pauvre Anne allait rêvant
  Passons passons puisque tout passe
  Je me retournerai souvent
  
  Les souvenirs sont cors de chasse
  Dont meurt le bruit parmi le vent
    
  
  
Vendémiaire
  
  Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi
  Je vivais à l'époque où finissaient les rois
  Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes
  Et trois fois courageux devenaient trismégistes
  
  Que Paris était beau à la fin de septembre
  Chaque nuit devenait une vigne où les pampres
  Répandaient leur clarté sur la ville et là~haut
  Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux
  De ma gloire attendaient la vendange de l'aube
  
  Un soir passant le long des quais déserts et sombres
  En rentrant à Auteuil j'entendis une voix
  Qui chantait gravement se taisant quelquefois
  Pour que parvint aussi sur les bords de la Seine
  La plainte d'autres voix limpides et lointaines
  
  Et j'écoutai longtemps tous ces chants et ces cris
  Qu'éveillait dans la nuit la chanson de Paris
  
  J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde
  Venez toutes couler dans ma gorge profonde
  Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris
  Vendangeait le raisin le plus doux de la terre
  Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent
  
  Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes
  Nous voici ô Paris Nos maisons nos habitants
  Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil
  Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille
  Nous t'apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles
  Ces berceaux pleins de cris que tu n'entendras pas
  Et d'amont en aval nos pensées ô rivières
  Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées
  Aux doigts allongés nos mains les clochers
  Et nous t'apportons aussi cette souple raison
  Que le mystère clôt comme une porte la maison
  
  Ce mystère courtois de la galanterie
  Ce mystère fatal fatal d'une autre vie
  Double raison qui est au-delà de la beauté
  Et que la Grèce n'a pas connue ni l'Orient
  Double raison de la Bretagne où lame à lame
  L'océan châtre peu à peu l'ancien continent
  
  Et les villes du Nord répondirent gaiement
  
  O Paris nous voici boissons vivantes
  Les viriles cités où dégoisent et chantent
  Les métalliques saints de nos saintes usines
  Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées
  Comme fit autrefois l'Ixion mécanique
  Et nos mains innombrables
  Usines manufactures fabriques mains
  Où les ouvriers nus semblables à nos doigts
  Fabriquent du réel à tant par heure
  Nous te donnons tout cela
  Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières
  Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières
  
  Désaltère-toi Paris avec les divines paroles
  Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent
  Toujours le même culte de sa mort renaissant
  Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang
  Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur
  Un enfant regarde les fenêtres s'ouvrir
  Et des grappes de tètes à d'ivres oiseaux s'offrir
  
  Les villes du Midi répondirent alors
  
  Noble Paris seule raison qui vis encore
  Qui fixes notre humeur selon ta destinée
  Et toi qui te retires Méditerranée
  Partagez-vous nos corps comme on rompt des hosties
  Ces très hautes amours et leur danse orpheline
  Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes
  
  Et un râle infini qui venait de Sicile
  Signifiait en battement d'ailes ces paroles
  
  
  Les raisins de nos vignes on les a vendangés
  Et ces grappes de morts dont les grains allongés
  Ont la saveur du sang de la terre et du sel
  Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel
  Obscurci de nuées faméliques
  Que caresse Ixion le créateur oblique
  Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique
  O raisins Et ces yeux ternes et en famille
  L'avenir et la vie dans ces treilles s'ennuyent
  Mais où est le regard lumineux des sirènes
  Il trompa les marins qu'aimaient ces oiseaux-là
  Il ne tournera plus sur l'écueil de Scylla
  Où chantaient les trois voix suaves et sereines
  
  Le détroit tout à coup avait changé de face
  Visages de la chair de l'onde de tout
  Ce que l'on peut imaginer
  Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées
  
  Il souriait jeune nageur entre les rives
  Et les noyés flottant sur son onde nouvelle
  Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives
  Elles dirent adieu au gouffre et à l'écueil
  A leurs pâles époux couchés sur les terrasses
  Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil
  Les suivirent dans l'onde où s'enfoncent les astres
  
  Lorsque la nuit revint couverte d'yeux ouverts
  Errer au site où l'hydre a sifflé cet hiver
  
  Et j'entendis soudain ta voix impérieuse
  O Rome
  Maudire d'un seul coup mes anciennes pensées
  Et le ciel où l'amour guide les destinées
  
  Les feuillards repoussés sur l'arbre de la croix
  Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican
  Macèrent dans le vin que je t'offre et qui a
  La saveur du sang pur de celui qui connaît
  Une autre liberté végétale dont tu
  Ne sais pas que c'est elle la suprême vertu
  Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles
  
  Les hiérarques la foulent sous leurs sandales
  O splendeur démocratique qui pâlit
  Vienne la nuit royale où l'on tuera les bêtes
  La louve avec l'agneau l'aigle avec la colombe
  Une foule de rois ennemis et cruels
  Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle
  Sortiront de la terre et viendront dans les airs
  Pour boire de mon vin par deux fois millénaire
  
  La Moselle et le Rhin se joignent en silence
  C'est l'Europe qui prie nuit et jour à Coblence
  Et moi qui m'attardais sur le quai à Auteuil
  Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles
  Du cep lorsqu'il est temps j'entendis la prière
  Qui joignait la limpidité de ces rivières
  
  O Paris le vin de ton pays est meilleur que celui
  Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du nord
  Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible
  Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir
  Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe
  Parce que tu es beau et que seul tu es noble
  Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir
  Et tous mes vignerons dans ces belles maisons
  Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux
  Dans ces belles maisons nettement blanches et noires
  Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire
  Mais nous liquides mains jointes pour la prière
  Nous menons vers le sel les eaux aventurières
  Et la ville entre nous comme entre des ciseaux
  Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux
  Dont quelque sifflement lointain parfois s'élance
  Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence
  Les villes répondaient maintenant par centaines
  Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines
  Et Trèves la ville ancienne
  A leur voix mêlait la sienne
  L'univers tout entier concentré dans ce vin
  Qui contenait les mers les animaux les plantes
  Les cités les destins et les astres qui chantent
  Les hommes à genoux sur la rive du ciel
  Et le docile fer notre bon compagnon
  Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même
  Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front
  
  L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante
  Tous les noms Six par six les nombres un à un
  Des kilos de papier tordus comme des flammes
  Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements
  Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment
  Des armées rangées en bataille
  Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres
  Au bord des yeux de celle que j 'aime tant
  Les fleurs qui s'écrient hors de bouches
  Et tout ce que je ne sais pas dire
  Tout ce que je ne connaîtrai jamais
  Tout cela tout cela changé en ce vin pur
  Dont Paris avait soif
  Me fut alors présenté
  
  Actions belles journées sommeils terribles
  Végétation Accouplements musiques éternelles
  Mouvements Adorations douleur divine
  Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez
  Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré
  
  Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers
  Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers
  Sur le quai d'où je voyais l'onde couler et dormir les bélandres
  
  Ecoutez-moi je suis le gosier de Paris
  Et je boirai encore s'il me plaît l'univers
  
  Ecoutez mes chants d'universelle ivrognerie
  
  Et la nuit de septembre s'achevait lentement
  Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
  Les étoiles mouraient le jour naissait à peine