Un chant dans une nuit sans air... ... Un chant ; comme un écho, tout vif - Un crapaud! - Pourquoi cette peur, ... Il chante. - Horreur !! - Horreur pourquoi ? |
Nous étudierons tout d'abord les éléments
qui inscrivent ce poème dans la tradition lyrique, puis son rejet et
l'autodérision de Corbière à travers un lyrisme ironique.
Etude méthodique :
I – Un poème dans la tradition lyrique
1- Un décor romantique
- Le cadre des premiers vers correspond aux lieux communs du romantisme et
de l'expression lyrique.
« dans une nuit » (1) « la lune » (2) « sombre » (3) « dans
l'ombre » (6)
- Décor au cœur de la nature « les découpures du vert » (3) « sous
le massif » (5) « rossignol » (10)
« crapaud » (titre)...
- Chant, calme et sérénité
=> Stéréotype de la nuit romantique.
2- Un lyrisme amoureux : le toi et le moi
- Dialogue où l'on remarque une sensibilité féminine
(2ème personne) > tutoiement + formes injonctives « viens » (6) « vois-le » (9), « vois-tu » (12)
donc familiarité, proximité.
- Image répétée de chevalier servant « soldat fidèle »,
protecteur « près de moi » montre la sollicitude, l'attention
et s'inscrit dans la tradition de l'amour courtois.
- Allitération en dentales et [p] « Un crapaud ! - Pourquoi cette
peur, Près de moi, ton soldat fidèle »
- Rapprochement des locuteurs par le biais d'une expérience commune
=> Présence d'un couple sensible au chant du rossignol (insistance anaphorique : « un chant » (1), « un chant » (4), « il chante » (11) et le nom « rossignol » (10)).
3- La sensibilité romantique
- Tous les sens sont sollicités : l'ouïe par l'insistance sur
le chant et « l'écho » (4) ; la vue par l'anaphore du verbe « voir »,
les couleurs et les contrastes « vert sombre » (3) « dans
l'ombre » (6), « œil de lumière » (12) ; le toucher
et l'odorat « froid » (14), « sans air » (1).
- Travail formel, choix des mots, effets de rythme, voix énonciative à la
première personne, présence discrète d'une subjectivité accompagnent
l'expression d'une sensibilité romantique.
- Souffrance implicite présente tout au long du poème : blessure
physique, mutilation « tondu » (9), « sans ailes » (9) ; blessure morale évoquée par les résonances plaintives
du chant « écho tout vif » (4) et par le thème de
la mort « sans air » (1), « enterré » (5), « dans
l'ombre » (3), « froid, sous sa pierre » (14) et l'expression
répulsive « Horreur ».
=> Le poème affiche donc une sensibilité romantique qui se traduit par la souffrance.
Si le poème peut de prime abord sembler s'inscrire dans la tradition
lyrique amoureuse (premier mot du titre du recueil « amour »),
le dernier vers invite à une relecture sous forme de métaphore
filée à travers laquelle nous découvriront les rires « jaunes » d'un
lyrisme ironique.
II – Un lyrisme ironique
1- Le poème se transforme
En relisant le poème comme une métaphore filée du poète
en crapaud, on observe une transformation:
- Le cadre qui semblait romantique devient pesant, figé et menaçant
(« métal », « sombre », « sans air » « découpure »),
le champ lexical de la mort (voir ci dessus) et « tout vif » lui
donne l'idée de souffrance. Cadre triste et mélancolique.
- Les sentiments exprimés à l'égard du crapaud (ceux qu'on éprouve
pour lui, ceux qu'il semble exprimer) sont en fait ceux du poète. Le
poème se transforme en simple mise en forme d'une réflexion du
poète sur lui-même.
- L'œil de lumière, vecteur de communication entre le crapaud et
le monde, synonyme d'intelligence, de beauté sous forme d'éclat,
de sensibilité, de chaleur, de créativité coïncide
avec la disparition de l'animal = fragilité, délicatesse des
dons du poète.
=> A travers une relecture sous forme de métaphore filée, le poème se transforme en une autodérision soulignée par l'esthétique de la laideur.
2- L'esthétique de la laideur
Corbière rompt avec les canons poétiques du romantisme et suggère
que tout peut être l'occasion d'un chant lyrique (cf. Baudelaire « une
charogne », Jude Stefan « A la vieille Parque »).
- Le rossignol, symbole romantique, devient ici « rossignol de la boue » (10),
désignation métaphorique du crapaud dont l'importance dérisoire
et signalée par son évocation dans le titre et dans le dernier
vers.
- Le poète « tondu » a perdu les longs cheveux, signe de
ralliement des romantiques, il est sans ailes, à l'opposé de
l'albatros baudelairien aux ailes de géant. La dégradation culmine
avec la perte de l'humanité du poète : « ce crapaud-là,
c'est moi. » L'exclamation hyperbolique « Horreur ! ».
- On observe également une dégradation des sonorités avec
l'assonance en [oi] des deux dernières strophes :
« Pourquoi ... près de moi ... vois ... Pourquoi ? ... vois-tu ... froid
... Bonsoir ... c'est moi. »
=> L'autodérision de Corbière passe par une esthétique de la laideur, reflet de la laideur de son propre corps, qu'il pousse en parodie ironique de l'emphase lyrique.
3- La parodie du lyrisme
- La forme du poème est un sonnet inversé un sizain, un quatrain,
un quatrain dont le dernier vers n'est que points de suspensions et un dernier
vers, les rimes sont elles aussi à l'envers (EED | CCD | A'B'B'A' |
ABBA ). Cette difformité du poème soulignée par le non
respect des rimes (A'B'B'A' au lieu de ABBA dans le premier quatrain), et l'utilisation
des octosyllabes, moins nobles que les alexandrin, reflète la difformité du
poète.
- La syntaxe, en accord avec ce choix esthétique, est très heurtée
(points de suspension, tirets, exclamations, phrases nominales inachevées
V1-4/5-9/10-14). Ce poème haché et torturé contraste avec
ceux de Hugo ou Lamartine.
- Caractère oral du langage « vois-tu pas son œil » (12).
=> Loin de la grandeur lyrique qu'il rend triviale, ce poème est
une ironique célébration d'un crapaud.
Conclusion
Bien qu'empruntant de prime abord des aspects de lyrisme traditionnel, amoureux et romantique, Le crapaud se révèle être une autocritique pleine de sarcasme, de dérision et d'ironie. A travers le rejet du lyrisme traditionnel au profit d'un lyrisme ironique, on perçoit la souffrance pudique d'un homme à qui tout a manqué : l'amour, la beauté, l'équilibre ; bien qu'il la dissimule derrière
un cynisme ricanant. Dans cette écriture « jaune », Tristan Corbière affecte de nier les valeurs, les sentiments auxquels le rattache
une profonde nostalgie : la tendresse, l'affection, l'admiration. Son écriture en devient donc l'image d'une sensibilité déchirée et douloureuse,
et donne naissance à une nouvelle forme de lyrisme.
Merci à celui ou celle qui m'a envoyé cette analyse de Le crapaud, de Corbière