Scène d'exposition

Samuel Beckett, En attendant Godot

De " Route à la campagne, avec arbre." à " ESTRAGON. - Il n'y a rien à voir. "






Introduction

     D'une guerre mondiale à l'autre, les sociétés encaissent chocs et bouleversements et se transforment dans une volonté de s'éloigner de la violence et des barbaries commises. Ces changements se traduisent dans le théâtre du XXème siècle par un emprunt à la tradition mais l'accession à une forme de modernité.
     En attendant Godot, publié en 1952 par Samuel Beckett (prix Nobel 1969), narre l'attente de deux personnages étranges : Vladimir et Estragon. Nous étudierons ici le début de la scène d’exposition.
     En quoi la scène d'exposition de En attendant Godot s'inscrit-elle dans la modernité et surprend le lecteur ou le spectateur ?


Lecture du texte

Route à la campagne, avec arbre.
Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Vladimir.


ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire.
VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Estragon.) Alors, te revoilà, toi.
ESTRAGON : Tu crois ?
VLADIMIR : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.
ESTRAGON : Moi aussi.
VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse. (Il tend la main à Estragon.)
ESTRAGON (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure.
Silence.
VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?
ESTRAGON : Dans un fossé.
VLADIMIR (épaté) : Un fossé ! Où ça ?
ESTRAGON (sans geste) : Par là.
VLADIMIR : Et on ne t'a pas battu ?
ESTRAGON : Si... Pas trop.
VLADIMIR : Toujours les mêmes ?
ESTRAGON : Les mêmes ? Je ne sais pas.
Silence.
VLADIMIR : Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur.
ESTRAGON (piqué au vif) : Et après ?
VLADIMIR (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.
ESTRAGON : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
VLADIMIR : La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?
ESTRAGON : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?
VLADIMIR : Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m'écouter.
ESTRAGON (faiblement) : Aide-moi !
VLADIMIR : Tu as mal ?
ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j'ai mal !
VLADIMIR (avec emportement) : Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles.
ESTRAGON : Tu as eu mal ?
VLADIMIR : Mal ! Il me demande si j'ai eu mal !
ESTRAGON (pointant l'index) : Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant) : C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses.
ESTRAGON : Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement) : Le dernier moment... (Il médite) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
ESTRAGON : Tu ne veux pas m'aider?
VLADIMIR : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire? Soulagé et en même temps... (il cherche) ...épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TE. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ca alors! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) Alors?
ESTRAGON : Rien
VLADIMIR : Fais voir.
ESTRAGON : Il n'y a rien à voir.


Annonce des axes d'étude

    Nous étudierons d'abord le cadre spatio-temporel dans le quel prend place la pièce, puis la présentation des personnages et enfin l'action de ces personnages.


Etude méthodique :

I/ Le cadre spatio-temporel

1- Le cadre spatial

- Pas d'effet de transition ou de mimétisme du réel, cadre neutre et indéfini.
- Portée symbolique : espace dépouillé qui figure la misère.

=> Vide ontologique, comme si les personnages prenaient place dans une situation vierge qui diffère des scènes d'expositions classiques aux longues didascalies (Cyrano de Bergerac).

2- Le cadre temporel

- Temps cyclique, temps de la réitération, avec déjà un effet d'annonce dans le titre puisque l'utilisation du gérondif et le sémantisme du verbe attendre suggèrent la durée, et l'inachèvement.
- Répétition de ce qui est déjà connu (« revoilà », « revoir », « de même »)

=> Action perpétuellement placée dans un déroulement infini, ce qui est en opposition avec le théâtre classique, comme Britanicus de Racine, qui ne fait que jouer sur les ellipses et doit durer un jour.

     Ainsi le cadre spatio-temporel dans lequel prend place la pièce et que présente, dans le théâtre dramatique, la scène d'exposition est ici dénué et confus, surprenant le spectateur.


II/ La présentation des personnages

1- Un passé glorieux

- Evocation d'un passé glorieux mais révolu : « on portait beau alors » « maintenant on ne nous laisserait même pas monter ».
- A l'inverse le présent est fait d'errances.

=> Ceci ne constitue pas une démarche nouvelle.

2- La présentation des personnages

- Vladimir se présente dès sa première réplique, mais les personnages n'ont pas vraiment d'identité : ils sont désignés par leur prénom (celui d'Estragon n'est annoncé que tardivement) et plus souvent par leur diminutif).
- « Alors te revoilà toi » = Estragon surpris qu'on le reconnaisse ? froideur envers Vladimir ?

=> La présentation des personnages est éloignée de la présentation classique où l'on a dès la première page la liste de tous les personnages et de leurs relations et enfin à chaque scène ceux en présence.

3- La relation entre les personnages

- Les personnages semblent être toujours ensemble, faisant ainsi référence aux célèbres binômes que sont Laurel et Hardi, ou George et Lennie dans Des Souris et des Hommes de Steinbeck.
Vladimir semble plus penser, philosophe, paternel, altruiste, protecteur à l'inverse d'Estragon présenté comme plus simple et égocentré.
- Les personnages ont un passé commun, ont vécu des expériences communes ce que nous montre l'expression « main dans la main », la sollicitude de Vladimir envers Estragon, et l'aide réclamée par Estragon à Vladimir.
- La relation entre les deux personnages semble tendue : Vladimir est enthousiaste alors qu'Estragon est cassant, ce qui crée un décalage entre les personnages.

=> Relation compliquée entre les deux personnages, peut-être inspiré par des héros célèbres.

     Dans la scène d'exposition, les personnages sont présentés comme de véritables anti-héros, allant à l'encontre des pièces de théâtre plus classiques.


III/ La difficile action

- Les seules actions évoquées sont des actions passées.
- La pièce débute sur « rien à faire », et sur un quiproquo entre Estragon qui parle de sa chaussure et Vladimir qui lui répond par une réflexion d'ordre philosophique.
     => D’emblée, l'action est niée.
- Les didascalies sont principalement des didascalies de silence, à ces silences s'ajoutent des points de suspension et des didascalies d'immobilisme : « sans geste », marquant ainsi l'impossibilité de l'action.
- Pour les personnages, faire est une difficulté insurmontable « Que faire » « Qu'est-ce que tu fais ? ». Cette constatation est renforcée par le titre même de la pièce et par le fait que tout au long du livre, chaque velléité d'action sera coupée par un « on attend Godot ».

=> L'action est donc niée dès là scène d'exposition, inscrivant cette pièce dans le cadre du théâtre de l'absurde.


Conclusion

     En attendant Godot de Beckett est donc en rupture avec le théâtre dramatique et s'inscrit dans le théâtre de l'absurde, fruit des bouleversements du siècle, avec un décor dénué, un cadre temporel confus et cyclique, des personnages anti-héros et une action qui restera niée tout au long du récit.



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