Scène I: Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.
IPHICRATE, après avoir soupiré : Arlequin ?
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture : Mon patron !
IPHICRATE : Que deviendrons-nous dans cette île ?
ARLEQUIN : Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ; voilà mon
sentiment et notre histoire.
IPHICRATE : Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos amis ont péri, et j'envie
maintenant leur sort.
ARLEQUIN : Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
IPHICRATE : Dis-moi ; quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des
nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l'ont
enveloppée : je ne sais ce qu'elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur
d'aborder en quelque endroit de l'île et je suis d'avis que nous les cherchions.
ARLEQUIN : Cherchons, il n'y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour
boire un petit coup d'eau-de-vie. J'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j'en boirai
les deux tiers comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
IPHICRATE : Eh ! ne perdons point notre temps ; suis-moi : ne
négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu ; je ne reverrai
jamais Athènes, car nous sommes seuls dans l'île des Esclaves.
ARLEQUIN : Oh ! oh ! qu'est-ce que c'est que cette race-là ?
IPHICRATE : Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui
depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici : tiens,
voici sans doute quelques unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de
tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.
ARLEQUIN : Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure ; je
l'ai entendu dire aussi ; mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.
IPHICRATE : Cela est vrai.
ARLEQUIN : Eh ! encore vit-on.
IPHICRATE : Mais je suis en danger de perdre la liberté et peut-être la vie : Arlequin,
cela ne suffit-il pas pour me plaindre ?
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire : Ah ! je vous plains de tout mon
cur, cela est juste.
IPHICRATE : Suis-moi donc ?
ARLEQUIN siffle : Hu ! hu ! hu !
IPHICRATE : Comment donc ! que veux-tu dire ?
ARLEQUIN, distrait, chante : Tala ta lara.
IPHICRATE : Parle donc ; as-tu perdu l'esprit ? à quoi penses-tu ?
ARLEQUIN, riant : Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la
drôle d'aventure ! je vous plains, par ma foi ; mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots : Le coquin abuse de ma situation : j'ai mal
fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons
de ce côté.
ARLEQUIN: J'ai les jambes si engourdies !...
IPHICRATE : Avançons, je t'en prie.
ARLEQUIN : Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c'est l'air du
pays qui fait cela.
IPHICRATE : Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour
chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et,
en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
ARLEQUIN, en badinant : Badin, comme vous tournez cela ! (Il chante.)
...............................................L'embarquement est divin,
...............................................Quand
on vogue, vogue, vogue ;
...............................................L'embarquement
est divin
...............................................Quand
on vogue avec Catin.
IPHICRATE, retenant sa colère : Mais je ne te comprends point, mon cher
Arlequin.
ARLEQUIN : Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire
à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE : Eh ne sais-tu pas que je t'aime ?
ARLEQUIN : Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et
cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse !
s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je
m'en goberge.
IPHICRATE, un peu ému : Mais j'ai besoin d'eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment : Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que
je ne vous dérange pas !
IPHICRATE : Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant : Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que
je n'entends plus.
IPHICRATE : Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux : Je l'ai été, je le confesse à ta
honte, mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes,
j'étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était
juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort
que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et
nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je
t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce
qu'il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux
qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver
mes camarades et tes maîtres.
Il s'éloigne.
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui, l'épée à la main : Juste
ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne
mérites pas de vivre.
ARLEQUIN : Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y
garde.
Scène II : Trivelin, avec cinq ou six
insulaires, arrive, conduisant une Dame et la suivante,
et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main.
TRIVELIN, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens :
Arrêtez, que voulez-vous faire ?
IPHICRATE : Punir l'insolence de mon esclave.
TRIVELIN : Votre esclave ! vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos
termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette
épée, mon camarade ; elle est à vous.
ARLEQUIN : Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes !
TRIVELIN : Comment vous appelez-vous ?
ARLEQUIN : Est-ce mon nom que vous demandez ?
TRIVELIN : Oui vraiment.
ARLEQUIN : Je n'en ai point, mon camarade.
TRIVELIN : Quoi donc, vous n'en avez pas ?
ARLEQUIN : Non, mon camarade ; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés ; il m'appelle
quelquefois Arlequin, quelquefois Hé.
TRIVELIN : Hé! le terme est sans façon ; je reconnais ces Messieurs à de pareilles
licences. Et lui, comment s'appelle-t-il?
ARLEQUIN : Oh, diantre ! il s'appelle par un nom, lui ; c'est le seigneur Iphicrate.
TRIVELIN : Eh bien ! changez de nom à présent ; soyez le seigneur Iphicrate à votre
tour ; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé.
ARLEQUIN, sautant de joie, à son maître : Oh, oh, que nous allons rire !
seigneur Hé !
TRIVELIN, à Arlequin : Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on
vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.
ARLEQUIN : Oui, oui, corrigeons, corrigeons !
IPHICRATE, regardant Arlequin : Maraud !
ARLEQUIN : Parlez donc, mon bon ami ; voilà encore une licence qui lui prend ; cela
est-il du jeu ?
TRIVELIN, à Arlequin : Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il
voudra. (A Iphicrate.) Arlequin, , votre aventure vous afflige, et vous êtes
outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par
l'emportement le plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi ; tout vous est permis
à présent ; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici
Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous ; ce sont là
nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci.
ARLEQUIN : Ah ! la belle charge !
IPHICRATE : Moi, l'esclave de ce misérable !
TRIVELIN : Il a bien été le vôtre.
ARLEQUIN : Hélas ! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui.
IPHICRATE : Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira ; ce n'est pas assez : qu'on m'accorde encore un bâton.
ARLEQUIN : Camarade, il demande à parler à mon dos, je le mets
sous la protection de la république, au moins.
TRIVELIN : Ne craignez rien.
CLEANTHIS, à Trivelin
: Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du même vaisseau ; ne m'oubliez pas, s'il
vous plaît.
TRIVELIN : Non, ma belle enfant ; j'ai bien connu votre condition à votre habit, et
j'allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main.
Laissez-moi achever ce que j'avais à dire. Arlequin !
ARLEQUIN, croyant qu'on l'appelle : Eh ! ... A propos, je m'appelle Iphicrate.
TRIVELIN, continuant : Tâchez de vous calmer ; vous savez qui nous sommes, sans
doute ?
ARLEQUIN : Oh ! morbleu ! d'aimables gens.
CLEANTHIS : Et raisonnables.
TRIVELIN : Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que
vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres,
quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici dans le ressentiment des outrages qu'ils
avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'il y firent fut d'ôter la vie à
tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et
conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves ; la vengeance avait dicté
cette loi ; vingt ans après la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos curs
que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensible
aux maux qu'on y éprouve : nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de
l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité dure trois ans, au bout
desquels on vous renvoie si vos maîtres sont contents de vos progrès ; et, si vous ne
devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que
vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, nous vous marions avec une de
nos concitoyennes. Ce sont nos lois à cet égard ; mettez à profit leur rigueur
salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nos mains durs,
injustes et superbes. Vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir ;
vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre
vie.
ARLEQUIN : Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte ?
TRIVELIN : Au reste, ne cherchez point à vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans
succès, et vous feriez votre fortune
plus mauvaise : commencez votre nouveau régime de vie par la patience.
ARLEQUIN : Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire ?
TRIVELIN, aux esclaves : Quant à vous, mes enfants, qui devenez libres et
citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille
demeurera dans l'autre ; vous aurez soin de changer d'habit ensemble, c'est l'ordre. (A
Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est à côté, où l'on vous donnera
à manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à
vous réjouir du changement de votre état ; après quoi l'on vous donnera, comme à tout
le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.)
Qu'on les conduise. (Aux femmes.) Et vous autres, restez.
Arlequin, en s'en allant, fait de grandes révérences à Cléanthis.
Scène III : Trivelin, Cléanthis, esclave, Euphrosine, sa maîtresse.
TRIVELIN : Ah ça ! ma compatriote, - car je regarde désormais notre île
comme votre patrie, - dites-moi aussi votre nom ?
CLEANTHIS, saluant : Je m'appelle Cléanthis ; et elle, Euphrosine.
TRIVELIN : Cléanthis ? passe pour cela.
CLEANTHIS : J'ai aussi des surnoms ; vous plaît-il de les savoir ?
TRIVELIN : Oui-da. Et quels sont-ils ?
CLEANTHIS : J'en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, Butorde,
Imbécile, et coetera.
EUPHROSINE, en soupirant : Impertinente que vous êtes !
CLEANTHIS : Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.
TRIVELIN : Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a
bientôt dit des injures à ceux à qui l'on peut en dire impunément.
EUPHROSINE : Hélas ! que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure où je
me trouve ?
CLEANTHIS : Oh ! dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien
de si commode ; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens : fallait-il tant de cérémonies ? "Faites cela, je le veux ; taisez-vous, sotte..." Voilà qui était fini. Mais
à présent, il faut parler raison ; c'est un langage étranger pour Madame ; elle l'apprendra avec le
temps ; il faut se donner patience : je ferai de mon mieux pour l'avancer.
TRIVELIN, à Cléanthis : Modérez-vous, Euphrosine. (A Euphrosine.) Et
vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois
ni vous en affranchir : je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires
pour vous.
CLEANTHIS : Hum ! Elle me trompera bien si elle amende.
TRIVELIN : Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous
avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de
dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire
pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que que vous avez avec
elle, afin de les peser avec justice.
CLEANTHIS : Oh ! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien ;j'irai le grand chemin, je pèserai
comme elle pesait ; ce qui viendra, nous le prendrons.
TRIVELIN : Doucement, point de vengeance.
CLEANTHIS : Mais, notre bon ami, au bout du compte, , vous parlez de son sexe ; elle a le
défaut d'être faible, je lui en offre autant ; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il
faut que j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra donc qu'elle
excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle ; car je suis femme autant qu'elle, moi :
voyons qui est-ce qui décidera. Ne suis-je pas la maîtresse, une fois ? Eh bien, qu'elle
commence toujours par excuser ma rancune ; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je
pourrai, ce qu'elle m'a fait : qu'elle attende !
EUPHROSINE, à Trivelin : Quels discours ! Faut-il que vous m'exposiez à les
entendre !
CLEANTHIS : Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos uvres.
TRIVELIN : Allons, Euphrosine, modérez-vous.
CLEANTHIS : Que voulez-vous que je vous dise ? quand on a de la colère, il n'y a rien de
tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous ! Quand je l'aurai querellée
à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte ; mais il me faut cela.
TRIVELIN, à part, à Euphrosine : Il faut que ceci ait son
cours ; mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez. (A Cléanthis.) J'espère,
Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons
maintenant à l'examen de son caractère : il est nécessaire que vous m'en donniez un
portrait qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse,
qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de
bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons.
CLEANTHIS : Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, me voilà prête ; interrogez-moi,
je suis dans mon fort.
EUPHROSINE, doucement : Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je
n'entende point ce qu'elle va dire.
TRIVELIN : Hélas ! ma chère dame, cela n'est fait que pour vous ; il faut que vous soyez
présente.
CLEANTHIS : Restez, restez ; un peu de honte est bientôt passé.
TRIVELIN : Vaine, minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur
quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il ?
CLEANTHIS : Vaine, minaudière et coquette, si cela la regarde ? Eh ! voilà ma chère
maîtresse ; cela lui ressemble comme son visage.
EUPHROSINE : N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ?
TRIVELIN : Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne ; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir :
mais ce ne sont encore là que les grands traits ; détaillons un peu cela. En quoi donc,
par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons ?
CLEANTHIS : En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux ; je vous ai dit de
m'interroger ; mais par où commencer ? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de
choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela se brouille.
Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence,
discours, regards, tristesse et joie : c'est tout un, il n'y a que la couleur de
différente ; c'est vanité muette, contente ou fâchée ; c'est coquetterie babillarde,
jalouse ou curieuse ; c'est, Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou
tous les deux à la fois : voilà ce que c'est, voilà par où je débute ; rien que cela.
EUPHROSINE : Je n'y saurais tenir.
TRIVELIN : Attendez donc, ce n'est qu'un début.
CLEANTHIS : Madame se lève ; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendue belle, se
sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux ? vite, sur les armes ; la journée sera
glorieuse. "Qu'on m'habille !" Madame verra du monde aujourd'hui ; elle ira aux
spectacles, aux promenades, aux assemblées ; son visage peut se manifester, peut soutenir
le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en
état, il n'y a rien à craindre.
TRIVELIN, à Euphrosine : Elle développe assez bien cela.
CLEANTHIS : Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? "Ah ! qu'on m'apporte un
miroir ; comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie !" Cependant on se mire, on
éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit ; des yeux battus, un teint
fatigué ; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du
négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut ; du
moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant, il vient compagnie, on entre : que
va-t-on penser du visage de Madame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce
plaisir-là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous allez voir.
"Comment vous portez-vous, Madame ? - Très mal, Madame ; j'ai perdu le sommeil ; il
y a huit jours que je n'ai fermé l'il ; je n'ose pas me montrer, je fais
peur." Et cela veut dire : "Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi au
moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir ; ne me jugez pas aujourd'hui ; attendez
que j'aie dormi. J'entendais tout cela, car nous autres
esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'une pénétration !... Oh ! ce sont de
pauvres gens pour nous.
TRIVELIN, à Euphrosine : Courage, Madame, profitez de cette peinture-là, car
elle me paraît fidèle.
EUPHROSINE : Je ne sais où j'en suis.
CLEANTHIS : Vous en êtes aux deux tiers ; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie
pas.
TRIVELIN : Achevez, achevez ; Madame soutiendra bien le reste.
CLEANTHIS : Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce
cavalier si bien fait ? j'étais dans la chambre ; vous vous entreteniez bas ; mais j'ai
l'oreille fine : vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien ; vous parliez d'une
femme qu'il voyait souvent. "Cette femme-là est aimable, disiez-vous : elle a les
yeux petits, mais très doux" ; et là-dessus, vous ouvriez les vôtres, vous vous
donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais.
Vous réussîtes pourtant, le cavalier s'y prit ; il vous offrit son cur. "A
moi ? lui dîtes-vous. - Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable
au monde. - Continuez, folâtre, continuez", dîtes-vous, en ôtant vos gants sous
prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit, il la prit,
il la baisa ; cela anima sa déclaration : et c'était là les gants que vous demandiez.
Eh bien ! y suis-je ?
TRIVELIN, à Euphrosine : En vérité, elle a raison.
CLEANTHIS : Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait
m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis :
"Oh ! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du
monde." Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas !
J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable : oh !je
n'eus rien, cela ne prit point ; et c'était bien fait, car je la flattais.
EUPHROSINE : Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force ; je ne puis
en souffrir davantage.
TRIVELIN : En voilà donc assez pour à présent.
CLEANTHIS : J'allais parler des vapeurs
de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait
pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait.
J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose
parut, crac, la vapeur arrive.
TRIVELIN : Cela suffit, Euphrosine ; promenez-vous un moment à quelques pas de nous,
parce que j'ai quelque chose à lui dire : elle ira vous rejoindre ensuite.
CLEANTHIS, s'en allant : Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu notre bon
ami, je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi
Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui
marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là ; on dirait qu'une
femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autres ! on s'y ramasse dans un
corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle ; on y dit aux gens :
"Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là"; et d'un autre côté on
veut leur dire aussi : "Voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! il n'y a point
de coquetterie dans mon fait."
TRIVELIN : Mais je vous ai priée de nous laisser.
CLEANTHIS : Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant ;
car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle
emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser ; car c'est la
belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y jette un
regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne connaît
pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.
Scène IV : Trivelin, Euphrosine.
TRIVELIN : Cette scène-ci vous a un peu fatiguée ; mais cela ne vous
nuira pas.
EUPHROSINE : Vous êtes des barbares.
TRIVELIN : Nous sommes d'honnêtes gens qui vous instruisons ; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à une formalité.
EUPHROSINE : Encore des formalités !
TRIVELIN : Celle-ci est moins que rien ; je dois faire rapport de tout ce que je viens
d'entendre, et de tout ce que vous m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentiments
coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient de vous attribuer ?
EUPHROSINE : Moi, j'en conviendrais ! Quoi ! de pareilles faussetés sont-elles croyables !
TRIVELIN : Oh ! très croyables, prenez-y garde. Si vous en convenez,
cela contribuera à rendre votre condition meilleure ; je ne vous en dis pas davantage...
On espèrera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font
qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon cur d'une infinité
d'attentions plus louables. Si au contraire vous ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on
vous regardera comme incorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez,
consultez-vous.
EUPHROSINE : Ma délivrance ! Eh ! puis-je l'espérer ?
TRIVELIN : Oui, je vous la garantis aux conditions que je vous dis.
EUPHROSINE : Bientôt ?
TRIVELIN : Sans doute.
EUPHROSINE : Monsieur, faites donc comme si j'étais convenue de tout.
TRIVELIN : Quoi ! vous me conseillez de mentir !
EUPHROSINE : En vérité, voilà d'étranges conditions ! cela révolte !
TRIVELIN : Elles humilient un peu ; mais cela est fort bon. Déterminez-vous ; une
liberté très prochaine est le prix de la vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au
portrait qu'on a fait ?
EUPHROSINE : Mais...
TRIVELIN : Quoi ?
EUPHROSINE : Il y a du vrai, par-ci, par-là.
TRIVELIN : Par-ci, par-là, n'est point notre compte ; avouez-vous tous les faits ? en
a-t-elle trop dit ? n'a-t-elle dit que ce qu'il faut ? Hâtez-vous ; j'ai autre chose à
faire.
EUPHROSINE : Vous faut-il une réponse si exacte ?
TRIVELIN : Eh ! oui, Madame, et le tout pour votre bien.
EUPHROSINE : Eh bien...
TRIVELIN : Après ?
EUPHROSINE : Je suis jeune...
TRIVELIN : Je ne vous demande pas votre âge.
EUPHROSINE : On est d'un certain rang ; on aime à plaire.
TRIVELIN : Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble.
EUPHROSINE : Je crois qu'oui.
TRIVELIN : Eh ! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi le portrait un peu
risible, n'est-ce pas ?
EUPHROSINE : Il faut bien l'avouer.
TRIVELIN : A merveilles ! Je suis content, ma chère dame. Allez rejoindre Cléanthis : je
lui rends déjà son véritable nom, pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne
vous impatientez point ; montrez un peu de docilité, et le moment espéré arrivera.
EUPHROSINE : Je m'en fie à vous.
Scène V : Arlequin, Iphicrate, qui ont changé d'habit, Trivelin.
ARLEQUIN : Tirlan, tirlan, tirlantaine, tirlanton ! Gai camarade ! le vin
de la république est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte ; car je suis si altéré depuis que je suis
maître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le
vigneron, la vendange et les caves de notre admirable république !
TRIVELIN : Bon ! réjouissez-vous, mon camarade. Êtes-vous content d'Arlequin ?
ARLEQUIN : Oui, c'est un bon enfant ; j'en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je
lui ai défendu cela sous peine de désobéissance, et je lui ordonne de la joie. (Il
prend son maître par la main et danse). Tala rara la la...
TRIVELIN : Vous me réjouissez moi-même.
ARLEQUIN : Oh! quand je suis gai, je suis de bonne humeur.
TRIVELIN : Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait d'Arlequin. Vous n'aviez pas
beaucoup à vous plaindre de lui dans son pays, apparemment ?
ARLEQUIN : Eh ! là-bas ? Je lui voulais souvent un mal de diable ; car il était
quelquefois insupportable ; mais à cette heure que je suis heureux, tout est payé ; je
lui ai donné quittance.
TRIVELIN : Je vous aime de ce caractère et vous me touchez. C'est-à-dire que vous
jouirez modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine ?
ARLEQUIN : De la peine ? Ah ! le pauvre homme ! Peut-être que je serai un petit brin
insolent, à cause que je suis le maître : voilà tout.
TRIVELIN : A cause que je suis le maître ; vous avez raison.
ARLEQUIN : Oui ; car quand on est le maître, on y va tout rondement, sans façon, et si
peu de façon mène quelquefois un honnête homme à des impertinences.
TRIVELIN : Oh ! n'importe : je vois bien que vous n'êtes point
méchant.
ARLEQUIN : Hélas je ne suis que mutin.
TRIVELIN, à Iphicrate : Ne vous épouvantez point de ce que je vais dire. (A
Arlequin.) Instruisez-moi d'une chose. Comment se gouvernait-il là-bas ? avait-il
quelque défaut d'humeur, de caractère ?
ARLEQUIN, riant : Ah ! mon camarade, vous avez de la malice ; vous demandez la
comédie.
TRIVELIN : Ce caractère-là est donc bien plaisant ?
ARLEQUIN : Ma foi, c'est une farce.
TRIVELIN : N'importe, nous en rirons.
ARLEQUIN, à Iphicrate : Me promets-tu d'en rire aussi ?
IPHICRATE, bas : Veux-tu achever de me désespérer ? Que vas-tu lui dire ?
ARLEQUIN : Laisse-moi faire ; quand je t'aurai offensé, je te demanderai pardon après.
TRIVELIN : Il ne s'agit que d'une bagatelle ; j'en ai demandé autant à la jeune fille
que vous avez vue, sur le chapitre de sa maîtresse.
ARLEQUIN : Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des folies qui faisaient pitié,
des misères ? gageons.
TRIVELIN : Cela est encore vrai.
ARLEQUIN : Eh bien, je vous en offre autant ; ce pauvre jeune garçon
n'en fournira pas davantage ; extravagance et misère, voilà son paquet ; n'est-ce pas
là de belles guenilles pour les étaler ? Étourdi par nature, étourdi par singerie,
parce que les femmes les aiment comme cela ; un dissipe-tout ; vilain quand il faut être libéral, libéral quand il
faut être vilain ; bon emprunteur, mauvais payeur ; honteux d'être sage, glorieux
d'être fou ; un petit brin moqueur des bonnes gens ; un petit brin hâbleur : avec tout
plein de maîtresses qu'il ne connaît pas ; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en tirer
le portrait ? (A Iphicrate.) Non, je n'en ferai rien, mon ami, ne crains rien.
TRIVELIN : Cette ébauche me suffit. (A Iphicrate.) Vous n'avez plus maintenant
qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de dire.
IPHICRATE : Moi ?
TRIVELIN : Vous-même ; la dame de tantôt en a fait autant ; elle vous dira ce qui l'y a
déterminée. Croyez-moi, il y va du plus grand bien que vous puissiez souhaiter.
IPHICRATE : Du plus grand bien ? Si cela est, il y a là quelque chose qui pourrait assez
me convenir d'une certaine façon.
ARLEQUIN : Prends tout ; c'est un habit fait sur ta taille.
TRIVELIN : Il me faut tout ou rien.
IPHICRATE : Voulez-vous que je m'avoue
un ridicule ?
ARLEQUIN : Qu'importe, quand on l'a été ?
TRIVELIN : N'avez-vous que cela à me dire ?
IPHICRATE : Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire.
TRIVELIN : Va du tout.
IPHICRATE : Soit. (Arlequin rit de toute sa force.)
TRIVELIN : Vous avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien. Adieu, vous saurez
bientôt de mes nouvelles.
Scène VI : Cléanthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine.
CLEANTHIS : Seigneur Iphicrate, puis-je vous demander de quoi vous riez ?
ARLEQUIN : Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était un ridicule.
CLEANTHIS : Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une
coquette de son propre aveu, regardez ma suivante.
ARLEQUIN, la regardant : Malepeste ! quand ce visage-là fait le fripon, c'est
bien son métier. Mais parlons d'autres choses, ma belle demoiselle ; qu'est-ce que nous
ferons à cette heure que nous sommes gaillards ?
CLEANTHIS : Eh ! mais la belle conversation.
ARLEQUIN : Je crains que cela ne nous fasse bâiller, j'en bâille déjà. Si je devenais
amoureux de vous, cela amuserait davantage.
CLEANTHIS : Eh bien, faites. Soupirez pour moi ; poursuivez mon cur, prenez-le si vous
le pouvez, je ne vous en empêche pas ; c'est à vous de faire vos diligences ; me voilà,
je vous attends ; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus
maîtres ; allons-y poliment, et comme le grand monde.
ARLEQUIN : Oui-da ; nous n'en irons que meilleur train.
CLEANTHIS : Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges
pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir ;
il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.
ARLEQUIN : Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des
sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.
IPHICRATE : Peux-tu m'employer à cela ?
ARLEQUIN : La république le veut.
CLEANTHIS : Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en
conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont
inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens
à cette heure, il faut songer à cela ; il n'est plus question de familiarité
domestique. Allons, procédons noblement, n'épargnez ni compliment ni révérences.
ARLEQUIN : Et vous, n'épargnez point les mines. Courage ; quand ce ne serait que pour
nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens ?
CLEANTHIS : Sans difficulté ; pouvons-nous être sans eux ? c'est notre suite ; qu'ils
s'éloignent seulement.
ARLEQUIN, à Iphicrate : Qu'on se retire à dix pas.
Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de
douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis : Remarquez-vous,
Madame, la clarté du jour ?
CLEANTHIS : Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle cela un jour tendre.
ARLEQUIN : Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.
CLEANTHIS : Comment ! Vous lui ressemblez ?
ARLEQUIN : Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve en tête à
tête avec vos grâces ? (A ce mot, il saute de joie.) Oh ! oh ! oh! oh !
CLEANTHIS : Qu'avez-vous donc ? Vous défigurez notre conversation.
ARLEQUIN : Oh ! ce n'est rien : c'est que je m'applaudis.
CLEANTHIS : Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je
savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici, Monsieur, vous êtes
galant ; vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais finissons, en
voilà assez, je vous dispense des compliments.
ARLEQUIN : Et moi je vous remercie de vos dispenses.
CLEANTHIS : Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien ; dites, Monsieur, dites ;
heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez
pas.
ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux : Faut-il
m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes
feux ?
CLEANTHIS : Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaires ;
levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être
quitte à moins ? Cela est étrange.
ARLEQUIN, riant à genoux : Ah! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi
bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.
CLEANTHIS : Oh ! vous riez, vous gâtez tout.
ARLEQUIN : Ah ! ah ! par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous ce que
je pense ?
CLEANTHIS : Quoi ?
ARLEQUIN : Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand
monde.
CLEANTHIS : Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez
interrompue. Et vous, m'aimez-vous ?
ARLEQUIN : J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon
Arlequin ?
CLEANTHIS : Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante ?
ARLEQUIN : Qu'elle est friponne !
CLEANTHIS : J'entrevois votre pensée.
ARLEQUIN : Voilà ce que c'est ; tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante.
Nous sommes assez forts pour soutenir cela.
CLEANTHIS : Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous
aimer, dans le fond.
ARLEQUIN : Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d'excellents
partis pour eux.
CLEANTHIS : Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi ; faites-lui sentir l'avantage
qu'il y trouvera dans la situation où il est ; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup
d'esclavage ; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours passés qu'une esclave ; mais enfin me voilà dame et maîtresse d'aussi bon jeu
qu'une autre ; je la suis par hasard ; n'est-ce pas le hasard qui fait tout ? Qu'y a-t-il
à dire à cela ? J'ai même un visage de
condition ; tout le monde me l'a dit.
ARLEQUIN : Pardi ! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas pas votre suivante un
petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui,
comme vous voyez, n'est pas désagréable.
CLEANTHIS : Vous allez être content ; je vais rappeler Cléanthis, je n'ai qu'un mot à
lui dire ; éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour
moi ; car il faut qu'il commence ; mon sexe, la bienséance et la dignité le veulent.
ARLEQUIN : Oh ! ils le veulent si vous voulez ; car dans le grand monde on n'est pas si
façonnier ; et, sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot
clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui, c'est
l'ordre.
CLEANTHIS : C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas où
je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir à de certaines formalités
qui ne me regardent plus ; je comprends cela à merveille ; mais parlez-lui toujours, je
vais dire un mot à Cléanthis ; tirez-vous
à quartier pour un moment.
ARLEQUIN : Vantez mon mérite ; prêtez-m'en un peu à charge de revanche.
CLEANTHIS : Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.) Cléanthis !
Scène VII : Cléanthis, Euphrosine, qui vient doucement.
CLEANTHIS : Approchez et accoutumez-vous à aller plus vite, car je ne
saurais attendre.
EUPHROSINE : De quoi s'agit-il ?
CLEANTHIS : Venez ça, écoutez-moi. Un honnête homme vient de me témoigner qu'il vous
aime ; c'est Iphicrate.
EUPHROSINE : Lequel ?
CLEANTHIS : Lequel ? Y en a-t-il deux ici ? c'est celui qui vient de me quitter.
EUPHROSINE : Eh ! que veut-il que je fasse de son amour ?
CLEANTHIS : Eh ! qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui vous aimaient ? vous voilà bien étourdie ! Est-ce le mot
d'amour qui vous effarouche ? Vous le connaissez tant cet amour ! vous n'avez jusqu'ici
regardé les gens que pour leur en donner ; vos beau yeux n'ont fait que cela ;
dédaignent-ils la conquête du seigneur Iphicrate ? Il ne vous fera pas de révérences
penchées ; vous ne lui trouverez point de contenance ridicule, d'air évaporé ; ce n'est
point une tête légère, un petit badin, un petit perfide, un joli volage, un aimable
indiscret ; ce n'est point tout cela ; ces grâces-là lui manquent à la vérité ; ce
n'est qu'un homme simple dans ses manières, qui n'a pas l'esprit de se donner des airs ;
qui vous dira qu'il vous aime seulement parce que cela sera vrai ; enfin ce n'est qu'un
bon cur, voilà tout ; et cela est fâcheux,
cela ne pique point. Mais vous avez l'esprit raisonnable ; je vous destine à lui, il fera votre fortune
ici, et vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez sensible, entendez-vous ? Vous vous conformerez à mes intentions, je l'espère ; imaginez vous-même que je le
veux.
EUPHROSINE : Où suis-je ! et quand cela finira-t-il ?
Elle rêve.
Scène VIII : Arlequin,
Euphrosine.
Arlequin arrive en saluant Cléanthis, qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.
EUPHROSINE : Que me voulez-vous ?
ARLEQUIN, riant : Eh ! eh ! eh ! ne vous a-t-on pas parlé de moi ?
EUPHROSINE : Laissez-moi, je vous prie.
ARLEQUIN : Eh ! là, là, regardez-moi dans l'il pour deviner ma pensée.
EUPHROSINE : Eh ! pensez ce qu'il vous plaira.
ARLEQUIN : M'entendez-vous un peu ?
EUPHROSINE : Non.
ARLEQUIN : C'est que je n'ai encore rien dit.
EUPHROSINE, impatiente : Ah !
ARLEQUIN : Ne mentez point ; on vous a communiqué les sentiments de mon âme ; rien n'est
plus obligeant pour vous.
EUPHROSINE : Quel état !
ARLEQUIN : Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai ? Mais cela se passera ; c'est
que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.
EUPHROSINE : Vous ?
ARLEQUIN : Eh ! pardi ! oui ; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux ? Vous êtes si belle !
il faut bien vous donner son cur ; aussi bien vous le prendriez de vous-même.
EUPHROSINE : Voici le comble de mon infortune.
ARLEQUIN, lui regardant les mains : Quelles mains ravissantes ! les jolis petits
doigts ! que je serais heureux avec cela ! mon petit cur en ferait bien son profit.
Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être
tendre aussi, oh ! je deviendrais fou tout à fait.
EUPHROSINE : Tu ne l'es que trop.
ARLEQUIN : Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.
EUPHROSINE : Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.
ARLEQUIN : Bon, bon ! à qui est-ce que vous contez cela ? vous êtes digne de toutes les
dignités imaginables ; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus ; mais me voilà,
moi, et un empereur n'y est pas ; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on
ne voit pas. Qu'en dites-vous ?
EUPHROSINE : Arlequin, il semble que tu n'as pas le cur mauvais.
ARLEQUIN : Oh ! il ne s'en fait plus de cette pâte-là ; je suis un mouton.
EUPHROSINE : Respecte donc le malheur que j'éprouve.
ARLEQUIN : Hélas ! je me mettrais à genoux devant lui.
EUPHROSINE : Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter
impunément. Vois l'extrémité où je suis réduite ; et si tu n'as point d'égard au
rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes
disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager
autant que tu le voudras, je suis sans asile et sans défense, je n'ai que mon désespoir
pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même,
Arlequin ; voilà l'état où je suis ; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es
devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n'ai pas la force de t'en
dire davantage : je ne t'ai jamais fait de mal ; n'ajoute rien à celui que je souffre.
Elle sort.
ARLEQUIN, abattu, les bras abaissés, et comme immobile : J'ai perdu la parole.
Scène IX : Iphicrate, Arlequin.
IPHICRATE : Cléanthis m' a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que
me veux-tu ? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire ?
ARLEQUIN : Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te
dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine ;
voilà tout. A qui diantre en as-tu ?
IPHICRATE : Peux-tu me le demander, Arlequin ?
ARLEQUIN : Eh ! pardi oui, je le peux, puisque je le fais.
IPHICRATE : On m'avait promis que mon esclavage finirait bientôt, mais on me trompe, et
c'en est fait, je succombe ; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux
maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi.
ARLEQUIN : Ah ! il ne nous manquait plus que cela et nos amours auront bonne mine.
Écoute, je te défends de mourir par malice ; par maladie, passe, je te le permets.
IPHICRATE : Les dieux te puniront, Arlequin.
ARLEQUIN : Eh ! de quoi veux-tu qu'ils me punissent ; d'avoir eu du mal toute ma vie ?
IPHICRATE : De ton audace et de tes mépris envers ton maître ; rien ne m'a été aussi
sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père ; le tien y est encore ; il t'avait recommandé ton devoir en partant ; moi-même je
t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage ; je croyais
que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi.
ARLEQUIN, pleurant : Eh ! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus ?
IPHICRATE : Tu m'aimes, et tu me fais mille injures ?
ARLEQUIN : Parce que je me moque un petit brin de toi ; cela
empêche-t-il que je t'aime ? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais
battre ; est-ce que les étrivières sont plus honnêtes que les moqueries ?
IPHICRATE : Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet.
ARLEQUIN : C'est la vérité.
IPHICRATE : Mais par combien de bontés ai-je réparé cela !
ARLEQUIN : Cela n'est pas de ma connaissance.
IPHICRATE : D'ailleurs, ne fallait-il pas te corriger de tes défauts ?
ARLEQUIN : J'ai plus pâti des tiens que des miens ; mes plus grands défauts, c'était ta
mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.
IPHICRATE : Va, tu n'es qu'un ingrat au lieu de me secourir ici, de partager mon
affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés,
qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui
m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance !
ARLEQUIN : Tu as raison, mon ami ; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi ; mais tu
n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage
ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien ! va, je dois avoir lecur
meilleur que toi ; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce
que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié : puisque tu le dis, je te le
pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton
profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades, je les prierai de te renvoyer, et,
s'ils ne veulent pas, je te garderai comme mon ami ; car je ne te ressemble pas, moi ; je
n'aurai point le courage d'être heureux à tes dépens.
IPHICRATE, s'approchant d'Arlequin : Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce
que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me
donnes pour toi ! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me
ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.
ARLEQUIN : Ne dites donc point comme cela, mon cher patron : si j'avais été votre
pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander
pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas
raisonnable, c'était ma faute.
IPHICRATE, l'embrassant : Ta générosité me couvre de confusion.
ARLEQUIN : Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire !
Après quoi il déshabille son maître.
IPHICRATE : Que fais-tu, mon cher ami ?
ARLEQUIN : Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre ; je ne suis pas digne de le
porter.
IPHICRATE : Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.
Scène X : Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin.
CLEANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. Laissez-moi, je n'ai que
faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela
signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?
ARLEQUIN, tendrement : C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le
sien est trop grand pour moi.
Il embrasse les genoux de son maître.
CLEANTHIS : Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble que vous lui demandiez
pardon ?
ARLEQUIN : C'est pour me châtier de mes insolences.
CLEANTHIS : Mais enfin notre projet ?
ARLEQUIN : Mais enfin, je veux être un homme de bien ; n'est-ce pas là un beau projet ?
je me repens de mes sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame
Euphrosine se repentira aussi ; et vive l'honneur après ! cela fera quatre beaux
repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
EUPHROSINE : Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous !
IPHICRATE : Dites plutôt : quel exemple pour nous ! Madame, vous m'en voyez pénétré.
CLEANTHIS : Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux
exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui
nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop
heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi ! que
cela est vilain, de n'avoir eu pour mérite que de l'or, de l'argent et des dignités !
C'était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd'hui, si
nous n'avions point d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien
attrapés ? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il
être, s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur? point du tout. Vous
étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut
avoir lecur bon, de la vertu et de la raison ;
voilà ce qu'il nous faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait
qu'un homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà
avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez et qui vouspassent. Et à qui les demandez-vous ? A de
pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que
vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous
à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir
de honte.
ARLEQUIN : Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans le reprocher,
faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait
qu'ils nous valent bien ; car quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est
aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ; elle vous pardonne ; voici qu'elle
pleure ; la rancune s'en va, et votre affaire est faite.
CLEANTHIS : Il est vrai que je pleure : ce n'est pas le bon cur qui me manque.
EUPHROSINE, tristement : Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que
j'avais sur toi, je l'avoue.
CLEANTHIS : Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? Mais voilà qui est fait, je veux
bien oublier tout ; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour
vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté ; et
s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous : voilà tout le mal que
je vous veux ; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.
ARLEQUIN, pleurant : Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable naturel !
IPHICRATE : Êtes-vous contente, Madame ?
EUPHROSINE, avec attendrissement : Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.
ARLEQUIN, à Cléanthis : Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure
qu'elle.
EUPHROSINE : La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus
de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que
les dieux m'ont donnés, si nous retournons à Athènes.
Scène XI : Trivelin et les acteurs précédents.
TRIVELIN : Que vois-je ? vous pleurez, mes enfants ; vous vous embrassez !
ARLEQUIN : Ah ! vous ne voyez rien ; nous sommes admirables ; nous sommes des rois et des
reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela ; il ne nous
faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller : et si vous nous les donnez,
vous serez presque aussi honnêtes gens que nous.
TRIVELIN : Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment ?
CLEANTHIS, baisant la main de sa maîtresse : Je n'ai que faire de vous en dire
davantage ; vous voyez ce qu'il en est.
ARLEQUIN, prenant aussi la main de son maître pour la baiser : Voilà aussi mon
dernier mot, qui vaut bien des paroles.
TRIVELIN : Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants ; c'est là ce que
j'attendais. Si cela n'était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous
avons puni leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris ;
je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure.
Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et
ils vous pardonnent ; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions
n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous : je ne vous en dis pas davantage. Vous
partirez dans deux jours et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que les
plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie
le plus profitable.