Le Misanthrope

Acte IV Scène III : Passion et Jalousie.

Molière



Introduction :

    Nous avons vu dans les précédentes scènes qu’il y a un abîme entre Alceste et Célimène : ils ne sont pas du tout fait l’un pour l’autre (« l’amour a ses raisons que la raison n’a pas »…). Alceste est à présent en rage à cause d’une lettre qui prouve l’infidélité de Célimène vis-à-vis de lui. Célimène se défile, joue le dédain et refuse le dialogue. Célimène laisse Alceste se débattre tout seul dans son problème de biller et fait exprès mal à Alceste en le laissant croire que ce billet est pour Oronte. Elle va faire exprès d’appuyer le soupçon d’Alceste, pour le faire enrager. Nous avons ici un ton très différent des autres scènes…




Texte :

Alceste
1371. Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé ?
1372. Et jamais coeur fut-il de la sorte traité ?
1373. Quoi ? d'un juste courroux je suis ému contre elle,
1374. C'est moi qui me viens plaindre, et c'est moi qu'on querelle !
1375. On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
1376. On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
1377. Et cependant mon coeur est encore assez lâche
1378. Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l'attache,
1379. Et pour ne pas s'armer d'un généreux mépris
1380. Contre l'ingrat objet dont il est trop épris !
1381. Ah ! que vous savez bien ici, contre moi-même,
1382. Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
1383. Et ménager pour vous l'excès prodigieux
1384. De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
1385. Défendez-vous au moins d'un crime qui m'accable,
1386. Et cessez d'affecter d'être envers moi coupable ;
1387. Rendez-moi, s'il se peut, ce billet innocent :
1388. A vous prêter les mains ma tendresse consent ;
1389. Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
1390. Et je m'efforcerai, moi, de vous croire telle.

Célimène
1391. Allez, vous êtes fou, dans vos transports jaloux,
1392. Et ne méritez pas l'amour qu'on a pour vous.
1393. Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
1394. A descendre pour vous aux bassesses de feindre,
1395. Et Pourquoi, si mon coeur penchait d'autre côté,
1396. Je ne le dirais pas avec sincérité.
1397. Quoi ? de mes sentiments l'obligeante assurance
1398. Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
1399. Auprès d'un tel garant, sont-ils, de quelque poids ?
1400. N'est-ce pas m'outrager que d'écouter leur voix ?
1401. Et puisque notre coeur fait un effort extrême
1402. Lorsqu'il peut se résoudre à confesser qu'il aime,
1403. Puisque l'honneur du sexe, ennemi de nos feux,
1404. S'oppose fortement à de pareils aveux,
1405. L'amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
1406. Doit-il impunément douter de cet oracle ?
1407. Et n'est-il pas coupable en ne s'assurant pas
1408. A ce qu'on ne dit point qu'après de grands combats ?
1409. Allez, de tels soupçons méritent ma colère,
1410. Et vous ne valez pas que l'on vous considère ;
1411. Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
1412. De conserver encor pour vous quelque bonté ;
1413. Je devrais autre part attacher mon estime,
1414. Et vous faire un sujet de plainte légitime.

Alceste
1415. Ah ! traîtresse, mon faible est étrange pour vous !
1416. Vous me trompez sans doute avec des mots si doux ;
1417. Mais il n'importe, il faut suivre ma destinée :
1418. A votre foi mon âme est toute abandonnée ;
1419. Je veux voir, jusqu'au bout, quel sera votre coeur,
1420. Et si de me trahir il aura la noirceur.

Célimène
1421. Non, vous ne m'aimez point comme il faut que l'on aime.

Alceste
1422. Ah ! rien n'est comparable à mon amour extrême ;
1423. Et dans l'ardeur qu'il a de se montrer à tous,
1424. Il va jusqu'à former des souhaits contre vous.
1425. Oui, je voudrais qu'aucun ne vous trouvât aimable,
1426. Que vous fussiez réduite en un sort misérable,
1427. Que le Ciel, en naissant, ne vous eût donné rien,
1428. Que vous n'eussiez ni rang, ni naissance, ni bien,
1429. Afin que de mon coeur l'éclatant sacrifice
1430. Vous pût d'un pareil sort réparer l'injustice,
1431. Et que j'eusse la joie et la gloire, en ce jour,
1432. De vous voir tenir tout des mains de mon amour.



Etude :

- Lamentations d’Alceste à la 3ème personne de singulier (elle, on) -> il s’adresse à tout le monde (public). Le fait de ne pas s’adresser à Célimène montre qu’Alceste fait comme si elle n’était pas là (car elle joue le dédain). Le public = le témoin de la cruauté de Célimène, de l’injustice de la situation et de l’impuissance d’Alceste. Alceste joue les désespérés / exaspérés dans sa tirade.

- La ponctuation est très forte dans les tirades. Alceste semble aussi accuser le destin (un destin de malheur dont Célimène est l’instrument), et sa passion contre laquelle la raison ne peut rien.

- Nous avons le vocabulaire de la tragédie : « fatal », « perfide », « crime »…

- Face à la faiblesse extrême d’Alceste, il y a cet amour prodigieux pour Célimène.

- Alceste demande à Célimène qu’elle triche pour être heureux -> il ne peut pas tomber plus bas : l’apparence lui suffit. Il accepte l’hypocrisie totale de Célimène, et lui demande même d’être hypocrite ! (v.1389).

- Célimène va jouer une scène méprisante : selon elle Alceste est jaloux ; entre elle et lui c’est elle qui a du mérite (Alceste ne mérite pas son amour) ; et elle lui fait la morale (Célimène ne va pas descendre dans les bassesses de l’hypocrisie… alors qu’elle fait ça tout le temps !). Célimène va ensuite rassurer Alceste, mais elle va aussi être très méchante avec lui (v.1393-1394). Contre-attaque de Célimène : c’est Alceste qui ne l’aime plus, et se met en colère après lui et lui fait comprendre qu’il la mérite.

- Célimène va lui montrer qu’Alceste était le premier dans son cœur : si elle aimait quelqu’un d’autre, elle l’aurait dit ; Célimène est vexée qu’Alceste l’outrage en la traitant d’hypocrite (son style faussement outragé ne peut que convaincre Alceste).

- Alceste va une fois de plus clamer son amour pour Célimène, et sa tirade devient comique : son amour pour Célimène le pousse à souhaiter qu’elle n’ait rien, pour qu’il puisse la sauver et ainsi lui prouver son amour.


Conclusion :

Cette scène s’apparente à la tragédie plus qu’à la comédie :
• Alceste est soumis à une véritable passion à laquelle il ne peut rien ; et cela le fait souffrir (c’est une fatalité qui s’acharne sur lui)
• l’échec de sa passion
• le langage soutenu de la tragédie : « vengeance, outrage, perfidie, trahison » ; la tirade d’Alceste est pratiquement calquée sur la tirade du Cid -> les débuts des stances sont identiques.

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