TEXTE A - Jean de La Bruyère, Les Caractères, « De l’homme ».
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait quelque part où il se trouve, une manière d’établissement6, et ne souffre pas d’être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient8 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain. 1 Son propre : sa propriété. 2 Viandes : se dit pour toute espèce de nourriture. 3 Manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer. 4 Râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail. 5 Écurer : se curer. 6 Une manière d’établissement : il fait comme s’il était chez lui. 7 Pressé : serré dans la foule. 8 Prévenir : devancer. 9 Hardes : bagages. 10 Équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.). 11 Réplétion : surcharge d’aliments dans l’appareil digestif. |
TEXTE B - Victor Hugo, Choses vues Hier, 22 février1, j’allais à la Chambre des pairs2. Il faisait beau et très froid, malgré le soleil et midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte et souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu’il couchait habituellement sur le pavé, la tête nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le peuple disait autour de lui qu’il avait volé ce pain et que c’était à cause de cela qu’on l’emmenait. En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra et l’homme resta à la porte, gardé par l’autre soldat. 1 22 février 1846, deux ans avant les émeutes de 1848 qui entraîneront l’abdication du roi Louis-Philippe. 2 Chambre des Pairs : désigne la Haute Assemblée législative dont Victor Hugo était membre. 3 Berline armoriée : voiture à chevaux sur laquelle sont peints les emblèmes d’une famille noble. 4 Couronne ducale : cet emblème signale que la passagère est une duchesse. 5 Damas bouton d’or : étoffe précieuse de couleur jaune. 6 Coudoyer : côtoyer. |
TEXTE C - Jacques Prévert, Paroles, « La Grasse Matinée » Il est terrible Le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain. Il est terrible ce bruit Quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim. Elle est terrible aussi la tête de l’homme La tête de l’homme qui a faim. Quand il se regarde à six heures du matin Dans la glace du grand magasin Une tête couleur poussière Ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde Dans la vitrine de chez Potin1. Il s’en fout de sa tête l’homme Il n’y pense pas Il songe Il imagine une autre tête Une tête de veau par exemple Avec une sauce de vinaigre Ou une tête de n’importe quoi qui se mange Et il remue doucement la mâchoire Doucement Et il grince des dents doucement Car le monde se paye sa tête Et il compte sur ses doigts un deux trois Un deux trois. Cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé Et il a beau se répéter depuis trois jours Ça ne peut pas durer. Ça dure Trois jours Trois nuits Sans manger Et derrière ces vitres Ces pâtés ces bouteilles ces conserves Poissons morts protégés par les boîtes Boîtes protégées par les vitres Vitres protégées par les flics Flics protégés par la crainte Que de barricades pour six malheureuses sardines… Un peu plus loin le bistrot Café-crème et croissants chauds L’homme titube Et dans l’intérieur de sa tête Un brouillard de mots Un brouillard de mots Sardines à manger Œuf dur café-crème Café arrosé rhum Café-crème Café-crème Café-crème arrosé sang !… Un homme très estimé dans son quartier A été égorgé en plein jour L’assassin le vagabond lui a volé deux francs Soit un café arrosé Zéro franc soixante-dix Deux tartines beurrées Et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon Il est terrible Le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain Il est terrible ce bruit Quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim. 1 Potin : nom d’une chaîne de magasins d’alimentation |