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Le sultan Yaya
2 possédait une gazelle merveilleusement apprivoisée ; ses yeux profonds semblaient exprimer des pensées humaines et on s'attendait à chaque instant au miracle de la parole.
C'était cependant une gazelle très commune, née dans la solitude des hauts plateaux du Yémen. Un pâtre l'avait trouvée toute petite auprès de sa mère blessée et il l'avait donnée à une chèvre à la place du chevreau qu'on avait fait rôtir. Elle s'ébattait maintenant dans les jardins du sultan, se mirait avec grâce dans l'eau tranquille des bassins. À l'appel de son maître elle accourait en bonds harmonieux portée semblait-il par d'invisibles ailes.
Yaya l'avait toujours auprès de lui, couchée à ses pieds, quand il rendait la justice, et bien des fois il fut plus clément pour la détresse humaine quand le regard limpide et doux de ces grands yeux se levait sur lui.
Elle mangeait dans sa main et venait l'éveiller s'il tardait trop, lorsque résonnait l'appel de la prière. Elle le suivait en tous lieux, et prenait part à sa vie comme si réellement elle avait appartenu au monde des hommes.
En cela elle ne différait pas des autres gazelles, ses sœurs, car toutes se font aimer par la même grâce délicate. L'énigme de leurs yeux profonds trouble un peu l'homme inquiet devant le mystère, aussi imagine-t-il tout ce qui plaît à son cœur et met-il en ses pauvres bêtes si simples une âme pareille à la sienne.
Un soir, assez tard dans la nuit, Osman
3, en quittant le sultan, aperçut la gazelle au milieu du parc, broutant au clair de lune. Le lieu était désert. Une idée inattendue, brusque et précise comme la lueur d'un éclair quand elle fait surgir de la nuit les plaines et les montagnes, lui traversa l'esprit ; cette bête, vraiment, tenait-elle au cœur de son ami autant que lui-même ?
 La parole de son père lui revint en mémoire : « Ne sois jamais le familier d'un sultan, car son amitié est vaine...»
II caressait doucement la gazelle, tandis que ces pensées mélancoliques montaient du fond de son cœur... Brusquement, cédant à une impulsion, d'un geste peut-être involontaire, il la saisit, l'enveloppa dans son manteau et s'enfuit.
Il sortit des jardins sans être vu. Arrivé chez lui il enferma la bête dans une chambre retirée de sa maison où personne ne pouvait soupçonner sa présence. Cela fait, il alla se coucher et médita jusqu'au matin.
Ce jour-là était jour de marché ; il fit acheter pour six piastres (3 francs) une jeune gazelle toute semblable à celle qu'il avait emportée la nuit dernière.
Il la fit dépecer par ses serviteurs et donna l'ordre d'en préparer la viande pour le repas du midi.
— Je vais te confier un grand secret, dit-il à sa femme, un secret que tu dois garder jusque dans la tombe si tu tiens à mon honneur et à ma vie. Puis-je me fier à toi ?
— Ô mon ami, si les femmes dit-on, sont bavardes, elles savent dire uniquement ce qu'elles veulent et ton secret sera enseveli en moi comme le plus précieux trésor de l'avare.
— Eh bien, écoute, ô Haléma. Hier, sans le vouloir, j'ai blessé la gazelle du sultan, mon maître. Pour éviter son courroux, je l'ai achevée et ce matin nous la mangerons...
Le soleil n'était pas encore au milieu de sa course que déjà les hérauts4 parcouraient la ville promettant une fortune à qui retrouverait la gazelle du sultan.
Des amis vinrent voir la femme d'Osman et parlèrent de la passionnante affaire. Les suppositions les plus extravagantes couraient de bouche en bouche, tous prétendaient savoir. Haléma les écoutait avec un sourire intérieur car elle seule savait la vérité. Quel orgueil de détenir le mot d'une si prodigieuse énigme ! mais quelle amertume de passer pour une ignorante !...
— Vous qui vivez si retirée, lui disait-on, vous ne pouvez pas savoir... etc...
— Non, ma chère, taisez-vous, lui répondait-on, quand elle voulait parler, je suis bien informée, croyez-moi, etc...
C'était intolérable, au-dessus de ses forces de faible femme... elle n'y résista pas tant la joie, la volupté d'étonner, lui ôtait tout discernement.
Elle conta la chose en grand mystère et avec force serment à sa meilleure amie... et une heure après le sultan était informé.
Le gouverneur du palais arriva au moment où les deux époux achevaient de manger la gazelle.
Osman fut amené, entouré de soldats en armes, et jeté brutalement dans le cachot des condamnés à mort.
Questionné, il avoua sur-le-champ, disant qu'il avait tué la gazelle par accident. Il offrit au sultan de la remplacer ; une autre sans doute s'apprivoiserait aussi bien.
Mais le sultan refusa de l'entendre, tant un pareil crime était monstrueux. II fit saisir tous les biens de son ancien ami et beaucoup pensèrent que la disparition de cette gazelle était un prétexte pour remplir les coffres du souverain. Il ordonna ensuite qu'il eût la tête tranchée, ce qui mettait fin à toutes les revendications ultérieures.
Osman restait insensible à une sentence aussi cruelle et ses amis le virent avec admiration marcher au supplice sans le moindre trouble. Il était souriant et calme comme un juste que rien ne peut émouvoir.
Le sultan voulut assister à la punition du coupable. Il était assis entouré de ses courtisans, - les anciens amis d'Osman qui maintenant étaient les plus
acharnés contre lui. - Ils lui disaient :
— Voyez, sire, quel cynisme5, quelle dureté de cœur, pas le moindre remords, il semble joyeux d'avoir offensé Votre Majesté, son bienfaiteur et son ami et sa perversité est si grande que la mort même lui est indifférente. Que Votre Majesté ne lui fait-elle pas crever les yeux et couper les mains pour l'envoyer mourir abandonné dans le désert.
Cependant, à la vue de cet homme qui allait mourir, le souvenir de l'ami d'autrefois éveilla en son cœur un peu de pitié. Il se revit, assis à ses côtés, lisant les strophes d'Omar Kayan6, devant la mer éternelle, au moment où le messager lui apporta la terrible nouvelle de son avènement7 ; elle lui parut alors passer sur son destin, comme l'ombre d'un corbeau en travers de sa route...
II allait faire le geste généreux du pardon quand son intendant, cet ancien esclave qu'Osman avait sauvé et qui lui devait tout, jeta aux pieds du souverain la tête à demi carbonisée d'une gazelle qu'il avait découverte derrière la maison de son bienfaiteur.
À cette vue, la fureur étouffa la pitié naissante et le sultan donna l'ordre fatal.
— Merci, Ali, dit Osman à l'ancien esclave qui venait de réveiller contre lui la colère du souverain, merci, tu me rends aujourd'hui la mort que j'ai écartée de toi naguère. Mais tu viens de tromper ton maître en voulant le flatter : cette tête n'est pas celle de la bête bien-aimée qu'il pleure aujourd'hui sans que ma mort ignominieuse puisse le consoler.
« Prends cette clé et qu'il plaise au sultan notre seigneur d'envoyer sur-le-champ deux gardes dans ma maison. Dans la chambre du second étage, derrière l'appartement des femmes, il y a là la vraie gazelle ; pas un poil n'y manque. Je te demande en grâce, et ceci est ma dernière volonté, d'avoir la tête tranchée en m'agenouillant sur elle.»
Le bourreau déjà était prêt. Du doigt il vérifiait le tranchant de son sabre et Osman, toujours calme, demeurait agenouillé.
L'Imam voulut attendre le retour de l'envoyé, soit pour confondre l'imposteur, si la tête qu'il avait montrée n'était pas celle de la vraie gazelle ou bien pour accabler Osman de son nouveau mensonge.
Il n'attendit pas longtemps. Rapide comme la foudre, la gazelle, aussitôt libérée, bondit à travers la foule et sauta sur son maître en le couvrant de caresses.
Le sultan, d'abord muet de stupeur, crut à un miracle. Transporté de joie il s'élança vers Osman, l'embrassa, et le pressa sur son cœur avant même que le bourreau ait délié ses mains.
Le jour même Osman voulut quitter la ville. En vain le sultan le supplia de pardonner son injuste fureur, de rester près de lui, et d'accepter des présents magnifiques en compensation de tout le mal qu'il lui avait fait.
— Non, je te remercie. Aucun présent ne peut payer une amitié fidèle. Permets-moi de me retirer dans ma palmeraie de Kauka8 où nous avons connu le dernier baiser de l'amitié sincère. J'ai imaginé cette histoire pour savoir si dans ton cœur je comptais plus qu'une gazelle de 6 piastres... Si tu veux faire quelque chose pour moi, pardonne à ce malheureux esclave qui a menti pour m'accuser. Il a fait comme tant d'autres pour qui la vie d'un homme compte bien peu quand elle doit servir à flatter le souverain. Tous les courtisans qui t'entourent sont ainsi et je voudrais que cet exemple te mette en garde contre le poison de leur flatterie pour qu'il ne corrompe pas à jamais le cœur généreux que Dieu t'a donné.
« Je veux aller vivre loin des hommes et des villes, au milieu de mes esclaves et de mes troupeaux, dans la nature généreuse, indifférente et sans haine.
« Puissè-je, un jour, mourir comme mon père dans le calme d'un beau soir, sans interrompre le chant d'une jeune esclave.»
Le texte respecte la ponctuation et la manière d'écrire les nombres de l'édition (Gallimard 1935)
1 L'Arabie heureuse : désigne l'actuel Yémen, pays situé â l'extrême sud du désert arabique.
2 Sultan Yaya : souverain qui régna sur le Nord Yémen de 1918 à 1948.
3 Osman : ami d'enfance du sultan Yaya qui en a fait son premier conseiller.
4 Hérauts : messagers.
5 Cynisme : brutalité, absence de scrupules.
6 Omar Kayan (1050-1123) : poète et savant perse.
7 Avènement : moment où Yaya est devenu sultan, à la mort de son père.
8 Kauka : ville des bords de la Mer Rouge, très éloignée des terres du sultan