TEXTE A - Honoré de Balzac, Illusions perdues. Jeune homme idéalement beau, Lucien quitte la ville d’Angoulême en compagnie de sa protectrice, Madame de Bargeton, pour aller chercher à Paris la gloire littéraire. Il y perdra vite ses illusions, comme ici, lors de sa première sortie au théâtre. […] Le plaisir qu’éprouvait Lucien, en voyant pour la première fois le spectacle à Paris, compensa le déplaisir que lui causaient ses confusions1. Cette soirée fut remarquable par la répudiation2 secrète d’une grande quantité de ses idées sur la vie de province. Le cercle s’élargissait, la société prenait d’autres proportions. Le voisinage de plusieurs jolies Parisiennes si élégamment, si fraîchement mises, lui fit remarquer la vieillerie de la toilette de Mme de Bargeton, quoiqu’elle fût passablement ambitieuse : ni les étoffes, ni les façons, ni les couleurs n’étaient de mode. La coiffure qui le séduisait tant à Angoulême lui parut d’un goût affreux comparée aux délicates inventions par lesquelles se recommandait chaque femme. – Va-t-elle rester comme ça ? se dit-il, sans savoir que la journée avait été employée à préparer une transformation. En province il n’y a ni choix ni comparaison à faire : l’habitude de voir les physionomies leur donne une beauté conventionnelle. Transportée à Paris, une femme qui passe pour jolie en province, n’obtient pas la moindre attention, car elle n’est belle que par l’application du proverbe : Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Les yeux de Lucien faisaient la comparaison que Mme de Bargeton avait faite la veille entre lui et Châtelet3. De son côté, Mme de Bargeton se permettait d’étranges réflexions sur son amant. Malgré son étrange beauté, le pauvre poète n’avait point de tournure4. Sa redingote5 dont les manches étaient trop courtes, ses méchants gants de province, son gilet étriqué, le rendaient prodigieusement ridicule auprès des jeunes gens du balcon : Madame de Bargeton lui trouvait un air piteux. […] 1 Confusions : maladresses, embarras. |
TEXTE B - Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet. À la suite d’un héritage, Bouvard et Pécuchet renoncent à leur métier démployé et à leur vie urbaine pour aller s’installer en Normandie, où ils se lancent dans l’agriculture. Mais, ils échouent lamentablement dans tout ce qu’ils entreprennent. Des jours tristes commencèrent. Ils n’étudiaient plus, dans la peur de déceptions, les habitants de Chavignolles s’écartaient d’eux, les journaux tolérés n’apprenaient rien, et leur solitude était profonde, leur désœuvrement complet. Quelquefois, ils ouvraient un livre, et le refermaient ; à quoi bon ? En d’autres jours, ils avaient l’idée de nettoyer le jardin, au bout d’un quart d’heure une fatigue les prenait ; ou de voir leur ferme, ils en revenaient écœurés ; ou de s’occuper de leur ménage, Germaine poussait des lamentations ; ils y renoncèrent. Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum1, et déclara ces bibelots stupides. Pécuchet emprunta la canardière2 de Langlois pour tirer des alouettes ; l’arme, éclatant du premier coup, faillit le tuer. Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc écrase de sa monotonie un cœur sans espoir. On écoute le pas d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient frôler la vitre, puis tournoie, s’en va. Des glas3 indistincts sont apportés par le vent. Au fond de l’étable, une vache mugit. Ils bâillaient l’un devant l’autre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule, attendaient les repas ; et l’horizon était toujours le même : des champs en face, à droite l’église, à gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpétuellement, d’un air lamentable. 1 Muséum : musée. |
TEXTE C - Guy de Maupassant, Une Vie. Jeanne, jeune fille noble, sort du couvent à l’âge de dix-sept ans. Elle épouse l’homme de son cœur. Mais, il se révèle brutal et avare. Il trompe très vite sa jeune épouse. Jeanne va de déception en déception et d’épreuve en épreuve. Elle ne trouvera réconfort et espoir qu’à la toute fin du roman, en acceptant de prendre soin de sa petite fille, laissée par ses parents. Le passage proposé constitue justement la dernière page du roman. Le soleil baissait vers l’horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place en place par l’or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude1 infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval. Et Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré2 des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair ; c’était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux. Alors une émotion infinie l’envahit. Elle découvrit brusquement la figure de l’enfant qu’elle n’avait pas encore vue : la fille de son fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à l’embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers. Mais Rosalie3, contente et bourrue, l’arrêta. « Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez ; vous allez la faire crier. » Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » 1 Quiétude : calme. |
TEXTE D - Karl-Joris Huysmans, Là -bas. Ecrivain parisien, Durtal entreprend d’écrire un livre sur Gilles de Rais, compagnon d’arme de Jeanne d’Arc. Au cours de ses recherches, il rencontre Madame Chantelouve avec qui il a une aventure. Ils montaient, cahotés dans un fiacre1, la rue de Vaugirard. Mme Chantelouve s’était rencoignée et ne soufflait mot. Durtal la regardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueur courait puis s’éteignait sur sa voilette2. Elle lui semblait agitée et nerveuse sous des dehors muets. Il lui prit la main qu’elle ne retira pas, mais il la sentait glacée sous son gant et ses cheveux blonds lui parurent, ce soir-là , en révolte et moins fins que d’habitude et secs. Nous approchons, ma chère amie ? – Mais, d’une voix angoissée et basse, elle lui dit : – Non, ne parlez pas. – Et, très ennuyé de ce tête-à -tête taciturne3, presque hostile, il se remit à examiner la route par les carreaux de la voiture. La rue s’étendait, interminable, déjà déserte, si mal pavée que les essieux du fiacre criaient, à chaque pas ; elle était à peine éclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, à mesure qu’elle s’allongeait vers les remparts. Quelle singulière équipée ! se disait-il, inquiété par la physionomie4 froide, rentrée de cette femme. Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une rue noire, fit un coude et s’arrêta. 1 Cahotés dans un fiacre : secoués dans une voiture à cheval. (Le fiacre sert de taxi au XIXe siècle.) |