Texte A : Joachim Du Bellay, « Seigneur, je ne saurais regarder d'un bon œil… », sonnet 150, Les Regrets, 1558 (orthographe modernisée)
De retour en France après son séjour à Rome où ses fonctions le conduisirent à fréquenter la cour du Pape, Du Bellay poursuit sa peinture des courtisans. Seigneur1, je ne saurais regarder d'un bon œil Ces vieux singes de cour, qui ne savent rien faire, Sinon en leur marcher les princes contrefaire2, Et se vêtir, comme eux, d'un pompeux appareil3. 5 Si leur maître se moque, ils feront le pareil, S'il ment, ce ne sont eux qui diront le contraire, Plutôt auront-ils vu, afin de lui complaire, La lune en plein midi, à minuit le soleil. Si quelqu'un devant eux reçoit un bon visage4, 10 Ils le vont caresser, bien qu'ils crèvent de rage : S'il le reçoit mauvais5, ils le montrent au doigt. Mais ce qui plus contre eux quelquefois me dépite6, C'est quand devant le roi, d'un visage hypocrite, Ils se prennent à rire, et ne savent pourquoi. 1 Seigneur : apostrophe conventionnelle en début de sonnet ; Du Bellay adresse son poème à un puissant. 2 Contrefaire : imiter l'allure des princes quand ils marchent. 3 Appareil : d'un vêtement digne d'un cérémonial magnifique. 4 Si quelqu'un reçoit […] un bon visage : est bien accueilli par le roi, ou par un puissant. 5 S'il le reçoit mauvais : s'il est mal accueilli. 6 Me dépite : ce qui m'irrite et me peine. |
Texte B : Jean de La Fontaine, « La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion », Fables, livre I, 6, 1668 La Génisse, la Chèvre, et leur sœur la Brebis, Avec un fier Lion, Seigneur du voisinage, Firent société1, dit-on, au temps jadis, Et mirent en commun le gain et le dommage. Dans les lacs2 de la Chèvre un cerf se trouva pris. Vers ses associés aussitôt elle envoie. Eux venus, le Lion par ses ongles3 compta, Et dit : « Nous sommes quatre à partager la proie. » Puis en autant de parts le cerf il dépeça ; Prit pour lui la première en qualité de Sire : « Elle doit être à moi, dit-il, et la raison,       C’est que je m’appelle Lion :       À cela l’on n’a rien à dire. La seconde, par droit, me doit échoir4 encor : Ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort. Comme le plus vaillant, je prétends la troisième. Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,       Je l’étranglerai tout d’abord. » 1 Firent société : s'allièrent. 2 Lacs : cordons lacés pour tendre un piège. 3 Par ses ongles : avec ses griffes. 4 Me doit échoir : doit me revenir. |
Texte C : Paul Verlaine, « L'enterrement », Poèmes saturniens, 1866 Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! L’enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille, Tout cela me paraît charmant, en vérité ! Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens, 1 Trille : note musicale, sonorité qui se prolonge. 2 Surplis : vêtement à manches larges que les prêtres portent sur la soutane. 3 Drille : homme jovial. 4 Frac : habit noir de cérémonie. |
Texte D : Arthur Rimbaud, « À la musique », Poésies, 1870 Place de la Gare, à Charleville.
Sur la place taillée en mesquines pelouses, – L’orchestre militaire, au milieu du jardin, Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs : Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins, Le long des gazons verts ricanent les voyous ; – Moi, je suis, débraillé comme un étudiant, Je ne dis pas un mot : je regarde toujours J’ai bientôt déniché la bottine, le bas… 1 Schakos : coiffure militaire rigide. 2 Gandin : jeune élégant plus ou moins ridicule. 3 Bureaux : personnes qui travaillent dans les bureaux. 4 Cornacs : au sens premier, conducteur d'éléphant. 5 Argent : puisent leur tabac à priser dans des tabatières en argent. 6 Onnaing : pipe de prix, en terre cuite. 7 Pioupious : jeunes soldats. |