Texte A : Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, 1834.
Félix Grandet (le père Grandet) est un tonnelier devenu extrêmement riche grâce à sa grande avarice ; il fait travailler chez lui comme servante « la Grande Nanon ». À l’âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n’avait pu se placer1 chez personne, tant sa figure semblait repoussante ; et certes ce sentiment était bien injuste : sa figure eût été fort admirée sur les épaules d’un grenadier de la garde2 ; mais en tout il faut, dit-on, l’à -propos. Forcée de quitter une ferme incendiée où elle gardait les vaches, elle vint à Saumur, où elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse à rien. Le père Grandet pensait alors à se marier, et voulait déjà monter son ménage3. Il avisa cette fille rebutée4 de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier5, il devina le parti qu’on pouvait tirer d’une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chêne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité6 vigoureuse comme l’était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial7, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n’épouvantèrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l’âge où le cœur tressaille. Il vêtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages8, et l’employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrètement de joie, et s’attacha sincèrement au tonnelier, qui d’ailleurs l’exploita féodalement9. 1Se placer : entrer au service de quelqu’un comme domestique. 2 Grenadier de la garde : soldat d’élite de la garde royale ou impériale. 3 Monter son ménage : acquérir tous les objets divers nécessaires dans une maison. 4 Rebutée : rejetée avec mépris. 5 Tonnelier : il fabrique et répare des tonneaux. 6 Probité : honnêteté. 7 Martial : qui dénote ou rappelle la guerre, l’armée. 8 Gages : somme versée pour payer les services d’un domestique. 9 Féodalement : à la manière d’un seigneur du Moyen-Âge qui domine et exploite les serfs de son fief. |
Texte B : Victor Hugo, L'Homme qui rit, deuxième partie, livre deuxième, chapitre I, 1869.
Enfant d'origine noble, Gwynplaine a été enlevé par des voleurs qui en ont fait un monstre de foire. Le narrateur présente au lecteur ce personnage singulier. La nature avait été prodigue1 de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche s’ouvrant jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour l’oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait regarder sans rire. Nous venons de le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. Mais était-ce la nature ? Ne l’avait-on pas aidée ? Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus2 pour bouche, une protubérance camuse3 avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant pour résultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-d’œuvre. Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ? Si, en présence de ce bateleur4, — car c’était un bateleur, — on laissait se dissiper la première impression de gaieté, et si l’on observait cet homme avec attention, on y reconnaissait la trace de l’art5. Un pareil visage n’est pas fortuit6, mais voulu. Être à ce point complet n’est pas dans la nature. L’homme ne peut rien sur sa beauté, mais peut tout sur sa laideur. 1Prodigue : généreuse. 2 Hiatus : ouverture étroite et allongée. 3 Protubérance camuse : bosse de chair courte et aplatie. 4 Bateleur : personne exécutant des tours dans les foires et sur les places publiques. 5 Art : habile intervention de l’homme. 6 Fortuit : dû au hasard. |
Texte C : Albert Cohen, Mangeclous, chapitre I, 1938.
Le roman raconte la vie de six compères et cousins juifs, sur l'île de Céphalonie, en Grèce. Le premier qui arriva fut Pinhas Solal, dit Mangeclous. C’était un ardent, maigre et long phtisique1 à la barbe fourchue, au visage décharné et tourmenté, aux pommettes rouges, aux immenses pieds nus, tannés, fort sales, osseux, poilus et veineux, et dont les orteils étaient effrayamment écartés. Il ne portait jamais de chaussures, prétendant que ses extrémités étaient « de grande délicatesse ». Par contre, il était, comme d’habitude, coiffé d’un haut-de-forme et revêtu d’une redingote crasseuse — et ce, pour honorer sa profession de faux avocat qu’il appelait « mon apostolat »2. Mangeclous était surnommé aussi Capitaine des Vents à cause d’une particularité physiologique3 dont il était vain4. Un de ses autres surnoms était Parole d’Honneur — expression dont il émaillait ses discours peu véridiques. Tuberculeux depuis un quart de siècle mais fort gaillard, il était doté d’une toux si vibrante qu’elle avait fait tomber un soir le lampadaire de la synagogue5. Son appétit était célèbre dans tout l’Orient non moins que son éloquence et son amour immodéré de l’argent. Presque toujours il se promenait en traînant une voiturette qui contenait des boissons glacées et des victuailles à lui seul destinées. On l’appelait Mangeclous parce que, prétendait-il avec le sourire sardonique6 qui lui était coutumier, il avait en son enfance dévoré une douzaine de vis pour calmer son inexorable7 faim. Une profonde rigole8 médiane traversait son crâne hâlé et chauve auquel elle donnait l’aspect d’une selle. Il déposait en cette dépression9 divers objets tels que cigarettes ou crayons. 1Phtisique : malade atteint de tuberculose. 2 Apostolat : mission qui demande beaucoup d’efforts et de dévouement. 3 Physiologique : physique, corporelle. 4 Dont il était vain : dont il tirait orgueil. 5 Synagogue : lieu de culte de la religion juive. 6 Sardonique : moqueur, teinté de méchanceté. 7 Inexorable : auquel on ne peut se soustraire. 8 Rigole : sillon ou creux, long et étroit. 9 Dépression : creux, enfoncement. |
Texte D : Marc Dugain, La Chambre des officiers, 1998.
Adrien Fournier, à peine mobilisé en 1914, se retrouve défiguré par un éclat d'obus. On le conduit dans la chambre des officiers de l'hôpital du Val de Grâce, où sont soignés les soldats dans son cas, les « gueules cassées ». Le matin suivant, je me lève pour la première fois. Ma démarche est hésitante. Je longe les fers de lits comme les premiers marins explorateurs longeaient les côtes. À chaque pas je crains de m’effondrer, mais la curiosité est plus forte que l’appréhension1. Lorsque enfin j’atteins mon but, je me penche sur l’un des deux nouveaux arrivants. Mon compagnon de chambre gît sur le dos, un petit crucifix dans la main droite, serré contre sa poitrine. Sa face est à l’air libre, sans aucun bandage. Un obus, certainement, lui a enlevé le menton. La mâchoire a cédé comme une digue sous l’effet d’un raz de marée. Sa pommette gauche est enfoncée et la cavité de son œil est comme un nid d’oiseau pillé. Il respire doucement. Je reprends mon chemin, faisant halte à chaque lit vide jusqu’au troisième occupant de la salle. Sa peau mate et ses cheveux noirs contrastent avec la blancheur de son oreiller. Son profil est plat. Le projectile lui a soufflé le nez, lui laissant les sinus béants. L’absence de lèvre supérieure lui donne un rictus inquisiteur2. Je comprends pourquoi notre salle se remplit si lentement, pourquoi nous sommes au dernier étage. Dans cette grande salle sans glaces, chacun d’entre nous devient le miroir des autres. 1 Appréhension : crainte. 2 Rictus inquisiteur : grimace menaçante, qui semble exprimer une question insistante. |