Texte A : Jean-Pierre Claris de Florian, « Le Voyage », Fables, IV, 21 (1792) PARTIR avant le jour, à tâtons, sans voir goutte1, Sans songer seulement à demander sa route, Aller de chute en chute, et, se traînant ainsi, Faire un tiers du chemin jusqu'à près de midi ; Voir sur sa tête alors s'amasser les nuages, Dans un sable mouvant précipiter ses pas, Courir, en essuyant orages sur orages, Vers un but incertain où l'on n'arrive pas ; Détrempé2 vers le soir, chercher une retraite3, Arriver haletant, se coucher, s'endormir : On appelle cela naître, vivre et mourir. La volonté de Dieu soit faite ! 1 Sans voir goutte : sans y voir quoi que ce soit. 2 Détrempé : trempé de la tête aux pieds. 3 Retraite : lieu où l'on se retire, refuge. |
Texte B : Alphonse de Lamartine, « Les Voiles », poème publié en 1873 dans Œuvre posthume Quand j'étais jeune et fier et que j'ouvrais mes ailes, Les ailes de mon âme à tous les vents des mers, Les voiles emportaient ma pensée avec elles, Et mes rêves flottaient sur tous les flots amers. Je voyais dans ce vague où l'horizon se noie Surgir tout verdoyants de pampre1 et de jasmin Des continents de vie et des îles de joie Où la gloire et l'amour m'appelaient de la main. J'enviais chaque nef2 qui blanchissait l'écume, Heureuse d'aspirer au rivage inconnu, Et maintenant, assis au bord du cap qui fume, J'ai traversé ces flots et j'en suis revenu. Et j'aime encor ces mers autrefois tant aimées, Non plus comme le champ de mes rêves chéris, Mais comme un champ de mort où mes ailes semées De moi-même partout me montrent les débris. Cet écueil me brisa, ce bord surgit funeste, Ma fortune3 sombra dans ce calme trompeur ; La foudre ici sur moi tomba de l'arc céleste Et chacun de ces flots roule un peu de mon cœur.
Ischia4, 1844, septembre.
1 Pampre : branche, rameau de vigne portant des feuilles et des grappes de raisin. 2 Nef (nom féminin) : navire. 3 Ma fortune : mon destin, mon sort, ma vie. 4 Ischia : île de la baie de Naples. |
Texte C : Jean de La Ville de Mirmont, L'Horizon chimérique, recueil posthume (1920) Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte ; Le dernier de vous tous est parti sur la mer. Le couchant emporta tant de voiles ouvertes Que ce port et mon cœur sont à jamais déserts. La mer vous a rendus à votre destinée, 1 Qui vous grise : qui vous met dans un état de grande exaltation, d'ivresse. |
Texte D : Jean-Michel Maulpoix, L'Instinct de ciel, section III, extrait (2000)
Je suis cet homme tout bossué de sacs et de valises qui va et vient dans sa propre vie, avec des départs, des retours, portant au cœur des coups, et des bleus plein la tête, traînant des cartables de cuir remplis de phrases et des serviettes bourrées de lettres, toujours rêvant de se blottir dans le sac à main d'une femme, parmi les tubes de rouge à lèvres, les miroirs, les photos d'enfants et les flacons de parfum.
Cet homme hérissé d'antennes essaie de capter son amour sur les ondes et tend vers lui des fils où il se prend les pieds. Cet homme-là ne sait pas auprès de qui il dormira le soir même, ni en quel sens demain matin s'en ira la vie. Tic-tac de l'encre et du désir… L'existence balance son pendule entre le côté des livres et le côté de l'amour, les tickets d'envol et les longues stations dans la chambre, le dos tourné et les bras ouverts, l'homme immobile et le piéton, celui qui ne croit plus au ciel et celui qui l'espère encore, celui qui fabrique des figures et celui qui veut un visage. Il fut un temps où je poussais dans mes racines de par ici, ne connaissant des lointains que la rêverie et de la langue les mots les plus approximatifs. Mais j'ai quitté l'allée de buis1 et le petit jardin. Je ne m'alimente plus en eau par les racines mais par le ciel. J'ai fumé la cigarette du voyage. Elle m'a piqué les yeux et fait battre le coeur plus vite. Elle a laissé sur mes réveils un goût de tabac froid. J'ai toussé, j'ai perdu ma voix. J'ai deux grosses valises sous les yeux. Je suis un voyageur brumeux qui n'y voit plus très clair et qui croit encore nécessaire de s'en aller plus loin. J'ai fui, j'ai pris le large. L'habitude surtout de n'être nulle part, en apnée dans ma propre vie. Portrait du poète fin-de-siècle en créature d'aéroport, avec cette tête bizarre qu'a l'homme des foules en ces lieux-là : cerveau de gélatine blanche, oeil à demi ensommeillé tourné vers le dedans, mais de la fièvre au bout des doigts. Je m'en suis allé de par le monde, à la recherche de mes semblables : les inconnus, les passagers, les hommes en vrac et en transit que l'on rencontre dans les aéroports et sur les quais des gares. Ceux dont on ne sait rien et que l'on ne connaîtra pas. Ceux que malgré tout on devine, à cause de leurs tickets, leur fatigue, leurs bagages. Ceux de nulle part et de là -bas, qui s'en vont chercher des soleils en poussant leur vie devant eux et en perdant mémoire. 1 Buis : arbustes à feuilles persistantes. |