Texte A - Jean Racine (1639-1699), Phèdre, acte V, scène 6, vers 1527-1561 (1677)
Phèdre, épouse de Thésée, éprouve une passion coupable pour son beau-fils,
Hippolyte, fils de Thésée et de la reine des Amazones. Persuadée que son
époux a trouvé la mort, elle déclare son amour à Hippolyte. Mais Thésée
revient. Phèdre regrette d'avoir avoué sa passion. De crainte d'être
trahie par Hippolyte, qui ne répond pas à son amour, elle l'accuse
devant Thésée d'avoir voulu la séduire. Furieux, Thésée demande Ã
Neptune d'anéantir son fils. Dans l'acte V, Théramène fait le récit de
la mort d'Hippolyte, victime d'un monstre surgi des flots.
THÉRAMÈNE […] Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros, Arrête ses coursiers1, saisit ses javelots, Pousse au monstre, et d'un dard2 lancé d'une main sûre, Il lui fait dans le flanc une large blessure. De rage et de douleur le monstre bondissant Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant, Se roule, et leur présente une gueule enflammée, Qui les couvre de feu, de sang et de fumée. La frayeur les emporte ; et sourds à cette fois, Ils ne connaissent plus ni le frein3 ni la voix. En efforts impuissants leur maître se consume, Ils rougissent le mors d'une sanglante écume. On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux, Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux. À travers des rochers la peur les précipite ; L'essieu crie, et se rompt. L'intrépide Hippolyte Voit voler en éclats tout son char fracassé ; Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé. Excusez ma douleur. Cette image cruelle Sera pour moi de pleurs une source éternelle. J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils Traîné par les chevaux que sa main a nourris. Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ; Ils courent. Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie. De nos cris douloureux la plaine retentit. Leur fougue impétueuse enfin se ralentit : Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques Où des rois ses aïeux sont les froides reliques. J'y cours en soupirant, et sa garde me suit. De son généreux sang la trace nous conduit : Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes4 Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes. J'arrive, je l'appelle ; et me tendant la main, Il ouvre un œil mourant, qu'il referme soudain. « Le Ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie. […] » 1 Coursiers : chevaux. 2 Dard : lance. 3 Frein : partie métallique de la bride, placée dans la bouche du cheval pour le contenir, le diriger. 4 Les ronces dégouttantes : les ronces d'où tombent des gouttes de sang. |
Texte B - Eugène Ionesco (1909-1994), Le roi se meurt, fin de la pièce (1962)
Le Roi, Bérenger Ier, se meurt et se révolte contre l'idée de la mort. Tout s'efface progressivement autour de lui. À la fin de la pièce sa femme Marguerite l'accompagne vers sa mort. MARGUERITE Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle… c'est un peintre… trop partisan de la monochromie1. (Au Roi.) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du Roi.) Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi, de loin.) Ce n'est plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler. Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite… Mains gluantes, mains implorantes, bras et mains impitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le touchez pas, ou je vous frappe ! (Au Roi.) Ne tourne pas la tête. Évite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle… ses crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup.) Loup, n'existe plus ! (Au Roi.) Ne crains pas non plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils. (Aux rats.) Rats et vipères, n'existez plus ! (Au Roi.) Ne te laisse pas apitoyer par le mendiant qui te tend la main… Attention à la vieille femme qui vient vers toi… Ne prends pas le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as pas soif. (À la vieille femme imaginaire.) Il n'a pas besoin d'être désaltéré, bonne femme, il n'a pas soif. N'encombrez pas son chemin. Évanouissez-vous. (Au Roi.) Escalade la barrière… Le gros camion ne t'écrasera pas, c'est un mirage… Tu peux passer, passe… Mais non, les pâquerettes ne chantent pas, même si elles sont folles. J'absorbe leurs voix ; elles, je les efface !… Ne prête pas l'oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l'entend pas. C'est aussi un faux ruisseau, c'est une fausse voix… Fausses voix, taisez-vous. (Au Roi.) Plus personne ne t'appelle. Sens, une dernière fois, cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n'as plus la parole. À qui pourrais-tu parler ? Oui, c'est cela, lève le pas, l'autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône.) Tiens-toi tout droit, tu n'as pas besoin de ton gourdin, d'ailleurs tu n'en as pas. Ne te baisse pas, surtout, ne tombe pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône.) Plus haut, encore plus haut, monte, encore plus haut, encore plus haut, encore plus haut. (Le Roi est tout près du trône.) Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit… Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche. (À mesure qu'elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts… trois… quatre… cinq… les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une statue.) Et voilà , tu vois, tu n'as plus la parole, ton cœur n'a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas ? Tu peux prendre place. […] 1 Monochromie : qualité de ce qui est peint d'une seule couleur. 2 Avant que le rideau ne tombe, Ionesco introduit une dizaine de lignes d'indications scéniques qui font suite aux dernières paroles de Marguerite. |
Texte C - Laurent Gaudé (né en 1972), Le Tigre bleu de l'Euphrate, acte X (2002)
L'extrait se situe à la fin de la pièce, composée de dix actes. Une seule voix se
fait entendre, celle d'Alexandre le Grand. Au premier acte, il se
prépare à mourir et chasse tous ceux qui se pressent autour de lui. Il
raconte à la Mort, qu'il imagine face à lui, comment le Tigre bleu lui
est un jour apparu et comment il a su que le but de sa vie était de le
suivre, toujours plus loin, à travers le Moyen-Orient. Mais, cédant à la
prière de ses soldats, il cesse de suivre le Tigre bleu pour faire
demi-tour.
[…] Je vais mourir seul Dans ce feu qui me ronge, Sans épée, ni cheval, Sans ami, ni bataille, Et je te demande d'avoir pitié de moi, Car je suis celui qui n'a jamais pu se rassasier, Je suis l'homme qui ne possède rien Qu'un souvenir de conquêtes. Je suis l'homme qui a arpenté la terre entière Sans jamais parvenir à s'arrêter. Je suis celui qui n'a pas osé suivre jusqu'au bout le tigre bleu de l'Euphrate. J'ai failli1. Je l'ai laissé disparaître au loin Et depuis je n'ai fait qu'agoniser. À l'instant de mourir, Je pleure sur toutes ces terres que je n'ai pas eu le temps de voir. Je pleure sur le Gange2 lointain de mon désir. Il ne reste plus rien. Malgré les trésors de Babylone3, Malgré toutes ces victoires, Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère. Pleure sur moi, sur l'homme assoiffé. Je ne vais plus courir, Je ne vais plus combattre, Je serai bientôt l'une de ces millions d'ombres qui se mêlent et s'entrecroisent dans tes souterrains sans lumière. Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval. Pleure sur moi, Je suis l'homme qui meurt Et disparaît avec sa soif. 1 J'ai failli : j'ai échoué. 2 Gange : fleuve de l'Inde. Alexandre a fait demi-tour avant d'y arriver. 3 Babylone : capitale de la Perse, gouvernée par Darius. Première grande conquête victorieuse d'Alexandre. |