Texte A : Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Deuxième partie, Livre Quatrième, chapitre I, 1866
Gilliatt, un pêcheur solitaire, robuste et rêveur, a bravé pendant des heures la tempête pour rejoindre l'épave de La Durande, un bateau à moteur. Tandis que la mer s'apaise, il cherche de quoi se nourrir. À la poursuite d'un gros crabe, il s'aventure dans une crevasse.
Tout à coup il se sentit saisir le bras. Ce qu'il éprouva en ce moment, c'est l'horreur indescriptible. Quelque chose qui était mince, âpre, plat, glacé, gluant et vivant venait de se tordre dans l'ombre autour de son bras nu. Cela lui montait vers la poitrine. C'était la pression d'une courroie et la poussée d'une vrille1. En moins d'une seconde, on ne sait quelle spirale lui avait envahi le poignet et le coude et touchait l'épaule. La pointe fouillait sous son aisselle. Gilliatt se rejeta en arrière, mais put à peine remuer. Il était comme cloué. De sa main gauche restée libre il prit son couteau qu'il avait entre ses dents, et de cette main, tenant le couteau, s'arc-bouta au rocher, avec un effort désespéré pour retirer son bras. Il ne réussit qu'à inquiéter un peu la ligature2, qui se resserra. Elle était souple comme le cuir, solide comme l'acier, froide comme la nuit. Une deuxième lanière, étroite et aiguë, sortit de la crevasse du roc. C'était comme une langue hors d'une gueule. Elle lécha épouvantablement le torse nu de Gilliatt, et tout à coup s'allongeant, démesurée et fine, elle s'appliqua sur sa peau et lui entoura tout le corps. En même temps, une souffrance inouïe, comparable à rien, soulevait les muscles crispés de Gilliatt. Il sentait dans sa peau des enfoncements ronds, horribles. Il lui semblait que d'innombrables lèvres, collées à sa chair, cherchaient à lui boire le sang. Une troisième lanière ondoya hors du rocher, tâta Gilliatt, et lui fouetta les côtes comme une corde. Elle s'y fixa. L'angoisse, à son paroxysme3, est muette. Gilliatt ne jetait pas un cri. Il y avait assez de jour pour qu'il pût voir les repoussantes formes appliquées sur lui. Une quatrième ligature, celle-ci rapide comme une flèche, lui sauta autour du ventre et s'y enroula. Impossible de couper ni d'arracher ces courroies visqueuses qui adhéraient étroitement au corps de Gilliatt et par quantité de points. Chacun de ces points était un foyer d'affreuse et bizarre douleur. C'était ce qu'on éprouverait si l'on se sentait avalé à la fois par une foule de bouches trop petites. Un cinquième allongement jaillit du trou. Il se superposa aux autres et vint se replier sur le diaphragme4 de Gilliatt. La compression s'ajoutait à l'anxiété ; Gilliatt pouvait à peine respirer. Ces lanières, pointues à leur extrémité, allaient s'élargissant comme des lames d'épée vers la poignée. Toutes les cinq appartenaient évidemment au même centre. Elles marchaient et rampaient sur Gilliatt. Il sentait se déplacer ces pressions obscures qui lui semblaient être des bouches. Brusquement une large viscosité5 ronde et plate sortit de dessous la crevasse. C'était le centre ; les cinq lanières s'y rattachaient comme des rayons à un moyeu6 ; on distinguait au côté opposé de ce disque immonde le commencement de trois autres tentacules, restés sous l'enfoncement du rocher. Au milieu de cette viscosité il y avait deux yeux qui regardaient. Ces yeux voyaient Gilliatt. Gilliatt reconnut la pieuvre. 1 Vrille : outil formé d'une tige métallique servant à percer le bois. 2 Ligature : lien permettant d'attacher, de comprimer. 3 Paroxysme : degré extrême, très forte intensité. 4 Diaphragme : muscle large et mince entre le thorax et l'abdomen. 5 Viscosité : état de ce qui est visqueux, gluant. 6 Moyeu : partie centrale d'une roue. |
Texte B : Joseph Kessel, Le Lion, Deuxième partie, chapitre IX, 1958
John Bullit est l'administrateur d'un Parc royal au Kenya. Sa fille Patricia est l'amie d'un lion nommé King, qu'elle a recueilli lionceau et soigné. Devenu adulte, King est rendu à la vie sauvage. Lors d'une promenade en voiture dans la réserve, Bullit procure à Patricia la joie de retrouver King. Aussitôt King fut contre elle, debout, et ses pattes de devant sur les épaules de Bullit. Avec un rauque halètement de fatigue et de joie, il frotta son mufle contre le visage de l'homme qui avait abrité son enfance. Crinière et cheveux roux ne firent qu'une toison. — Est-ce que vraiment on ne croirait pas deux lions ? dit Patricia. Elle avait parlé dans un souffle, mais King avait entendu sa voix. Il étendit une patte, en glissa le bout renflé et sensible comme une éponge énorme autour de la nuque de la petite fille, attira sa tête contre celle de Bullit et leur lécha le visage d'un même coup de langue. Puis il se laissa retomber à terre et ses yeux d'or examinèrent chacun de ceux qui se trouvaient dans la voiture. Il nous connaissait tous : Kihoro, les rangers1 et moi-même. Alors, tranquille, il tourna son regard vers Bullit. Et Bullit savait ce que le lion attendait. Il ouvrit lentement la portière, posa lentement ses pieds sur le sol, alla lentement à King. Il se planta devant lui et dit, en détachant les mots : — Alors, garçon, tu veux voir qui est le plus fort ? Comme dans le bon temps ? C'est bien ça ? Et King avait les yeux fixés sur ceux de Bullit et comme il avait le gauche un peu plus rétréci et fendu que le droit, il semblait en cligner. Et il scandait2 d'un grondement très léger chaque phrase de Bullit. King comprenait. — Allons, tiens-toi bien, mon garçon, cria soudain Bullit. Il fonça sur King. Le lion se dressa de toute sa hauteur sur ses pattes arrière et avec ses pattes avant enlaça le cou de Bullit. Cette fois, il ne s'agissait pas d'une caresse. Le lion pesait sur l'homme pour le renverser. Et l'homme faisait le même effort afin de jeter bas le lion. Sous la fourrure et la peau de King, on voyait la force onduler en longs mouvements fauves. Sous les bras nus de Bullit, sur son cou dégagé saillaient des muscles et des tendons d'athlète. Pesée contre pesée, balancement contre balancement, ni Bullit ni King ne cédaient d'un pouce. Assurément, si le lion avait voulu employer toute sa puissance ou si un accès de fureur avait soudain armé ses reins et son poitrail de leur véritable pouvoir, Bullit, malgré ses étonnantes ressources physiques, eût été incapable d'y résister un instant. Mais King savait — et d'une intelligence égale à celle de Bullit — qu'il s'agissait d'un jeu. Et de même que Bullit, quelques instants plus tôt avait poussé sa voiture à la limite seulement où King pouvait la suivre, de même le grand lion usait de ses moyens terribles juste dans la mesure où ils lui permettaient d'équilibrer les efforts de Bullit. Alors, Bullit changea de méthode. Il enveloppa de sa jambe droite une des pattes de King et la tira en criant : — Et de cette prise-là , qu'est-ce que tu en dis, mon fils ? L'homme et le lion roulèrent ensemble. Il y eut entre eux une mêlée confuse et toute sonore de rires et de grondements. Et l'homme se retrouva étendu, les épaules à terre, sous le poitrail du lion. 1 Rangers : mot anglais pour désigner les gardes dans une réserve, dans un parc national. 2 Scander : marquer le rythme. |
Texte C : Joy Sorman, La peau de l'ours, 2014
Le narrateur, créature monstrueuse moitié homme moitié ours, raconte sa vie malheureuse. Il a progressivement perdu tout trait humain pour prendre l'apparence d'une bête et a été vendu à un montreur d'ours puis à un organisateur de combats d'animaux. Ce dernier orchestre une parade des animaux avant leur combat. Le lendemain je suis mené, muselé et enchaîné, à travers les rues de cette ville toujours aussi brouillonne, par un homme au physique de bourreau, glabre1 et épais. Il me semble qu'il prend mille détours pour que la promenade soit sans fin, que nous n'atteignions jamais notre but ; nous tournons en rond, repassant plusieurs fois aux mêmes carrefours. Le bourreau fait durer le plaisir, celui de me montrer à la foule qui, sur mon passage, produit toujours ces mêmes cris d'étonnement et d'admiration, ces mêmes sifflements et ces mêmes interpellations suscitant en moi, selon les jours et mon humeur, peur, fierté, indifférence ou excitation — mes émotions peinent à se fixer. Ce nouveau maître se contente de me faire avancer sur les pattes postérieures, ne me demande d'exécuter aucun tour, même pas une révérence aux dames, un grognement feint à l'attention des enfants, non, juste marcher vers une destination inconnue, tenter de fendre cette masse survoltée qui m'entoure, me serre de trop près, m'étouffe, une marée humaine que ma présence semble aimanter. Je reçois une pierre à l'arrière de la tête et vois aussitôt détaler un jeune garçon, je sens le bout d'une canne s'enfoncer furtivement entre mes côtes, une botte écrase mon pied, un soldat me bouscule puis une femme vêtue d'une robe éclatante se jette sur moi en hurlant — ours, sauve-moi, emmène-moi avec toi, loin très loin sinon ils m'attraperont me tueront. Le bourreau la repousse violemment avant qu'elle ait pu m'étreindre2, elle s'effondre dans la poussière, personne ne la relève, nous continuons notre chemin, j'entends maintenant des applaudissements dans mon dos, et puis des : regarde, regarde, je sens des mains qui se tendent dans notre direction, le fracas de la rue enfle, bourdonne, ma tête comme une poche qu'on remplit d'eau, ma tête qui gonfle sous l'effet du bruit, une cohue redoublée par ma présence dans ces rues. 1 Glabre : dépourvu de poils. 2 Étreindre : entourer de ses bras en serrant fortement. |