Texte A - Voltaire (1694-1778), Œdipe, acte I, scène 1, vers 36-68 (1718) Dans la scène d’exposition de la tragédie Œdipe, le Thébain Dimas apprend à son ami, qui revient à Thèbes après quatre ans d’absence, que le roi Laïos est mort assassiné et que la ville subit un terrible fléau. Le monstre dont il s’agit est le sphinx1. […] DIMAS Ce fut de nos malheurs la première origine. Ce crime a de l’empire2 entraîné la ruine. Du bruit de son trépas mortellement frappés, À répandre des pleurs nous étions occupés ; Quand du courroux des dieux ministre3 épouvantable, Funeste à l’innocent sans punir le coupable, Un monstre (loin de nous que faisiez-vous alors ?) Un monstre furieux vint ravager ces bords. Le ciel industrieux4 dans sa triste vengeance, Avait à le former épuisé sa puissance. Né parmi des rochers au pied du Cithéron5 Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion, De la nature entière exécrable assemblage, Unissait contre nous l’artifice à la rage. Il n’était qu’un moyen d’en préserver ces lieux. D’un sens embarrassé dans des mots captieux6, Le monstre chaque jour dans Thèbe7 épouvantée Proposait une énigme avec art concertée ; Et si quelque mortel voulait nous secourir, Il devait voir le monstre et l’entendre8 ou périr. À cette loi terrible il nous fallut souscrire ; D’une commune voix Thèbe offrit son empire9 À l’heureux interprète inspiré par les dieux, Qui nous dévoilerait ce sens mystérieux. Nos sages, nos vieillards, séduits par l’espérance, Osèrent sur la foi d’une vaine science, Du monstre impénétrable affronter le courroux ; Nul d’eux ne l’entendit ; ils expirèrent tous. Mais Œdipe héritier du sceptre de Corinthe, Jeune et dans l’âge heureux qui méconnaît la crainte, Guidé par la fortune en ces lieux pleins d’effroi Vint, vit ce monstre affreux, l’entendit, et fut roi. Il vit, il règne encor. […] 1 Sphinx : monstre fabuleux que l’on trouve en Égypte et en Grèce. En Égypte, le Sphinx était une statue colossale représentant généralement un lion accroupi, à poitrine et à tête humaine. La mythologie grecque a placé le Sphinx aux environs de Thèbes, et lui a ajouté des ailes d’aigle. Ce monstre était une jeune fille qui proposait une énigme à deviner. 2 Empire : le pouvoir en place à Thèbes. 3 Ministre : serviteur. 4 Industrieux : ingénieux, inventif. 5 Cithéron : montagne proche de Thèbes, où les mythes situent le Sphinx. 6 Des mots captieux : des mots qui séduisent par de belles et fausses apparences. 7 Thèbe : Thèbes (orthographe sans « s » adoptée par Voltaire pour que l’alexandrin comporte douze syllabes). 8 Entendre : comprendre, même sens aux vers 28 et 32. 9 Empire : pouvoir de gouverner la cité. |
Texte B - José Maria de Heredia (1842-1905), « Sphinx », Les Trophées (1893) Dans ce poème, le héros qui se présente devant le Sphinx n’est pas Œdipe. Sphinx Au flanc du Cithéron1, sous la ronce enfoui, Le roc s’ouvre, repaire2 où resplendit au centre Par l’éclat des yeux d’or, de la gorge et du ventre, La Vierge aux ailes d’aigle et dont nul n’a joui. Et l’Homme s’arrêta sur le seuil, ébloui. — Quelle est l’ombre qui rend plus sombre encor mon antre3 ? — L’Amour. — Es-tu le Dieu ? — Je suis le Héros. — Entre ; Mais tu cherches la mort. L’oses-tu braver ? — Oui. Bellérophon4 dompta la Chimère farouche. — N’approche pas. — Ma lèvre a fait frémir ta bouche… — Viens donc ! Entre mes bras tes os vont se briser ; Mes ongles dans ta chair… — Qu’importe le supplice, Si j’ai conquis la gloire et ravi le baiser ? — Tu triomphes en vain, car tu meurs. — Ô délice !… 1 Cithéron : montagne proche de Thèbes, où les mythes situent le Sphinx. 2 Repaire : lieu qui sert de refuge aux animaux sauvages. 3 Antre : caverne. 4 L’Homme se compare à Bellérophon, un autre héros de la mythologie grecque, qui tua la Chimère, un monstre à la fois lion, dragon et chèvre ; elle était, selon les sources, fille ou sœur du Sphinx. |
Texte C - Albert Samain (1858-1900), « Le Sphinx », Symphonie héroïque (1900)
Le Sphinx Seul, sur l’horizon bleu vibrant d’incandescence, L’antique Sphinx s’allonge, énorme et féminin. Dix mille ans ont passé ; fidèle à son destin, Sa lèvre aux coins serrés garde l’énigme immense. De tout ce qui vivait au jour de sa naissance, Rien ne reste que lui. Dans le passé lointain, Son âge fait trembler le songeur incertain ; Et l’ombre de l’histoire à son ombre commence. Accroupi sur l’amas des siècles révolus, Immobile au soleil, dardant ses seins aigus, Sans jamais abaisser sa rigide paupière, Il songe, et semble attendre avec sérénité L’ordre de se lever sur ses pattes de pierre, Pour rentrer à pas lents dans son éternité. |
Texte D - Jean Cocteau (1889-1963), La Machine infernale, acte II (1932). Extrait.
Dans cette pièce, le Sphinx est une jeune fille, tombée sous le charme d’Œdipe, mais celui-ci lui résiste. Elle le tient alors dans un état de paralysie et lui fait connaître les souffrances qu ’elle lui infligerait si elle lui faisait subir le sort des autres hommes tombés en son pouvoir. Le chien Anubis, dieu égyptien de la mort, veille au respect des consignes données par les dieux : il n’est pas question de s’attendrir sur les humains.
LE SPHINX : Ensuite, je te commanderais d’avancer un peu et je t’aiderais en desserrant tes jambes. Là ! Et je t’interrogerais. Je te demanderais, par exemple : « Quel est l’animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? » Et tu chercherais, tu chercherais. À force de chercher, ton esprit se poserait sur une petite médaille de ton enfance, ou tu répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre ces deux colonnes détruites ; et je te remettrais au fait en te dévoilant l’énigme. Cet animal est l’homme qui marche à quatre pattes lorsqu’il est enfant, sur deux pattes quand il est valide, et lorsqu’il est vieux, avec la troisième patte d’un bâton. ŒDIPE : C’est trop bête ! LE SPHINX : Tu t’écrierais : « C’est trop bête ! » Vous le dites tous. Alors puisque cette phrase confirme ton échec, j’appellerais Anubis, mon aide. Anubis ! Anubis paraît, les bras croisés, la tête de profil, debout à droite du socle. ŒDIPE : Oh ! Madame… Oh ! Madame ! Oh ! non ! non ! non ! non, madame ! LE SPHINX : Et je te ferais mettre à genoux. Allons… Allons… là , là … Sois sage. Et tu courberais la tête… et l’Anubis s’élancerait. Il ouvrirait ses mâchoires de loup ! Œdipe pousse un cri. J’ai dit : courberais, s’élancerait… ouvrirait… N’ai-je pas toujours eu soin de m’exprimer sur ce mode ? Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette face d’épouvante ? C’était une démonstration, Œdipe, une simple démonstration. Tu es libre. ŒDIPE : Libre ! (Il remue un bras, une jambe… il se lève, il titube, il porte la main à sa tête.) ANUBIS : Pardon, Sphinx. Cet homme ne peut sortir d’ici sans subir l’épreuve. LE SPHINX : Mais… ANUBIS : Interroge-le… ŒDIPE : Mais… ANUBIS : Silence ! Interroge cet homme. Un silence. Œdipe tourne le dos, immobile. LE SPHINX : Je l’interrogerai… je l’interrogerai… C’est bon. (Avec un dernier regard de surprise vers Anubis.) Quel est l’animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? ŒDIPE : L’homme parbleu ! qui se traîne à quatre pattes lorsqu’il est petit, qui marche sur deux pattes lorsqu’il est grand et qui, lorsqu’il est vieux, s’aide avec la troisième patte d’un bâton. Le Sphinx roule sur le socle. ŒDIPE, prenant sa course vers la droite : Vainqueur ! Il s’élance et sort par la droite. Le Sphinx glisse dans la colonne, disparaît derrière le mur, reparaît sans ailes. LE SPHINX : Œdipe ! Où est-il ? Où est-il ? ANUBIS : Parti, envolé. Il court à perdre haleine proclamer sa victoire. LE SPHINX : Sans un regard vers moi, sans un geste ému, sans un signe de reconnaissance. ANUBIS : Vous attendiez-vous à une autre attitude ? LE SPHINX : L’imbécile ! Il n’a donc rien compris. ANUBIS : Rien compris. |