Document A - D’Alembert (1717-1783), Discours préliminaire, in L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751.
Coordonnée et dirigée par Diderot et d’Alembert, L’Encyclopédie est un ouvrage emblématique du siècle des Lumières, qui cherche à établir la somme des connaissances scientifiques, des progrès techniques et des idées philosophiques du XVIIIe siècle. Le Discours préliminaire propose au lecteur un tableau synthétique des connaissances, qui réhabilite la place des arts mécaniques et des métiers.
Le mépris qu’on a pour les arts mécaniques1 semble avoir influé2 jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à -dire des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité3 de l’esprit, de sa patience et de ses ressources. J’avoue que la plupart des arts n’ont été inventés que peu à peu, et qu’il a fallu une assez longue suite de siècles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n’en est-il pas de même des sciences ? Combien de découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs, avaient été préparées par les travaux des siècles précédents, souvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu’un pas à faire ? Et pour ne point sortir de l’horlogerie, pourquoi ceux à qui nous devons la fusée4 des montres, l’échappement5 et la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé successivement à perfectionner l’algèbre6 ? D’ailleurs, si j’en crois quelques philosophes que le mépris de la multitude pour les arts n’a point empêchés de les étudier, il est certaines machines si compliquées, et dont toutes les parties dépendent tellement l’une de l’autre, qu’il est difficile que l’invention en soit due à plus d’un seul homme. Ce génie rare dont le nom est enseveli dans l’oubli, n’eût-il pas été bien digne d’être placé à côté du petit nombre d’esprits créateurs, qui nous ont ouvert dans les sciences des routes nouvelles ? 1 Arts mécaniques : sciences de la construction et du fonctionnement des machines. 2 Avoir influé : avoir eu un impact. 3 Sagacité : finesse et vivacité d’esprit. 4 Fusée de montre : pièce mécanique en forme de petite toupie allongée. 5 Échappement : mécanisme d’horlogerie qui règle le mouvement. 6 Algèbre : domaine des mathématiques. |
Document B - Jules Verne (1828-1905), Vingt mille lieues sous les mers, première partie, chapitre XII « Tout par l’électricité », 1871.
Dans son ouvrage de science-fiction, Jules Verne imagine un fabuleux sous- marin, le Nautilus, conçu et commandé par un étrange personnage, le Capitaine Nemo. Dans cet extrait, ce dernier fait visiter au narrateur, le scientifique Aronnax, les différents espaces de son sous-marin. Je suivis le capitaine Nemo, à travers les coursives1 situées en abord, et j’arrivai au centre du navire. Là , se trouvait une sorte de puits qui s’ouvrait entre deux cloisons étanches. Une échelle de fer, cramponnée à la paroi, conduisait à son extrémité supérieure. Je demandai au capitaine à quel usage servait cette échelle. « Elle aboutit au canot, répondit-il. — Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je, assez étonné. — Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible, qui sert à la promenade et à la pêche. — Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes forcé de revenir à la surface de la mer ? — Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la coque du Nautilus, et occupe une cavité disposée pour le recevoir. Il est entièrement ponté2, absolument étanche, et retenu par de solides boulons. Cette échelle conduit à un trou d’homme percé dans la coque du Nautilus, qui correspond à un trou pareil percé dans le flanc du canot. C’est par cette double ouverture que je m’introduis dans l’embarcation. On referme l’une, celle du Nautilus ; je referme l’autre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue les boulons, et l’embarcation remonte avec une prodigieuse rapidité à la surface de la mer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-là , je mâte3, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promène. — Mais comment revenez-vous à bord ? — Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui revient. — À vos ordres ! — À mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance un télégramme4, et cela suffit. — En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n’est plus simple ! » Après avoir dépassé la cage de l’escalier qui aboutissait à la plate-forme, je vis une cabine longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et Ned Land5, enchantés de leur repas, s’occupaient à le dévorer à belles dents. Puis, une porte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, située entre les vastes cambuses6 du bord. Là , l’électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz lui-même, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient à des éponges de platine une chaleur qui se distribuait et se maintenait régulièrement. Elle chauffait également des appareils distillatoires7 qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Auprès de cette cuisine s’ouvrait une salle de bains, confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient l’eau froide ou l’eau chaude, à volonté. À la cuisine succédait le poste de l’équipage, long de cinq mètres. Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui m’eût peut-être fixé sur le nombre d’hommes nécessité par la manœuvre du Nautilus. 1 Coursive : couloir étroit à l’intérieur d’un navire. 2 Ponté : qui est muni d’un pont. 3 Mâter : installer le mât d’un bateau. 4 Télégramme : message envoyé à distance par télégraphe ou téléphone. 5 Conseil et Ned Land sont deux compagnons d’expédition d’Aronnax. 6 Cambuse : pièce de stockage des réserves de nourriture sur un bateau. 7 Appareil distillatoire : appareil qui permet de purifier l’eau. |
Document C - Albert Robida (1848-1926), Le Vingtième Siècle, 1883. Cette gravure intitulée « Station centrale des aéronefs1 à Notre-Dame2 » est extraite de l’œuvre de science-fiction Le Vingtième Siècle, réalisée par Albert Robida, dessinateur, journaliste et écrivain du XIXe siècle. Il imagine dans cet ouvrage le Paris du futur, transformé par les évolutions techniques. 1 Aeronef : appareil capable de se diriger dans les airs. 2 Notre-Dame : la cathédrale de Paris est un des monuments les plus célèbres de la capitale. |
Document D - Michel Serres (né en 1930), Petite Poucette, 2012.
Michel Serres désigne sous l’expression « Petite Poucette » la nouvelle génération, dont il admire la capacité à écrire et à envoyer rapidement des messages avec les deux pouces. À la fin de son livre, il imagine une structure originale, symbole d’un nouveau rapport au savoir et de cette génération connectée et mobile. Michel Authier1, concepteur génial, avec moi, son assistant, projetons d’allumer un feu ou de planter un arbre face à la tour Eiffel sur la rive droite de la Seine. Dans des ordinateurs, dispersés ailleurs ou ici, chacun introduira son passeport, son Ka2, image anonyme et individuée, son identité codée, de sorte qu’une lumière laser, jaillissante et colorée, sortant du sol et reproduisant la somme innombrable de ces cartes, montrera l’image foisonnante de la collectivité, ainsi virtuellement formée. De soi-même, chacun entrera en cette équipe virtuelle et authentique qui unira, en une image unique et multiple, tous les individus appartenant au collectif disséminé, avec leurs qualités concrètes et codées. En cette icône3 haute, aussi haute que la tour, les caractéristiques communes s’assembleront en une sorte de tronc, les plus rares en des branches et les exceptionnelles en feuillages ou bourgeons. Mais comme cette somme ne cesserait de changer, que chacun avec chacun et que chacun après chacun se transformerait de jour en jour, l’arbre ainsi levé vibrerait follement, comme embrasé de flammes dansantes. Face à la Tour4 immobile, ferreuse, portant, orgueilleuse, le nom de l’auteur et oublieuse des milliers qui ferraillèrent l’ouvrage, dont certains moururent là , face à la Tour porteuse, en haut, de l’un des émetteurs de la voix de son maître, dansera, nouvelle, variable, mobile, fluctuante, bariolée, tigrée, nuée, marquetée5, mosaïque, musicale, kaléidoscopique, une tour volubile en flammèches6 de lumière chromatique, représentant le collectif connecté, d’autant plus réelle, pour les données de chacun, qu’elle se présentera virtuelle, participative - décidante quand on le voudra. Volatile, vive et douce, la société d’aujourd’hui tire mille langues de feu au monstre d’hier et d’antan, dur, pyramidal et gelé. Mort. 1 Michel Authier : mathématicien, philosophe et sociologue contemporain. 2 Ka : force vitale d’un être et passeport vers l’au-delà , dans la mythologie égyptienne. 3 Icône : image sacrée ; personne ou chose qui est un symbole. 4 La Tour désigne ici la tour Eiffel. 5 Marquetée : marquée de couleurs, de dessins variés. 6 Flammèches : petites flammes, étincelles. |