Texte A - Paul Verlaine, « Le paysage dans le cadre des portières », La Bonne Chanson, 1870. Le paysage dans le cadre des portières Court furieusement, et des plaines entières Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel Où tombent les poteaux minces du télégraphe1 Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe2. Une odeur de charbon qui brûle et d'eau qui bout3, Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette ; Et tout à coup des cris prolongés de chouette. - Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux La blanche vision qui fait mon cœur joyeux, Puisque la douce voix pour moi murmure encore, Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement, Au rythme du wagon brutal, suavement. 1 Télégraphe : au XIX siècle, réseau de fils électriques permettant de transmettre des messages, appelés télégrammes. 2 Paraphe : signature. 3 Cette odeur provient de la locomotive à vapeur. |
Texte B - Anna de Noailles, « Trains en été », Les Éblouissements, 1907. Trains en été Pendant ce soir inerte1 et tendre de l'été, Où la ville, au soir bleu mêlant sa volupté2, Laisse les toits d'argent s'effranger dans l'espace, J'entends le cri montant et dur des trains qui passent… — Qu'appellent-ils avec ces cris désespérés ? Sont-ce les bois dormants, l'étang, les jeunes prés, Les jardins où l'on voit les petites barrières Plier au poids des lis et des roses trémières ? Est-ce la route immense et blanche de juillet Que le brûlant soleil frappe à coups de maillet3 ; Sont-ce les vérandas dont ce dur soleil crève Le vitrage ébloui comme un regard qui rêve ? — Ô trains noirs qui roulez en terrassant le temps, Quel est donc l'émouvant bonheur qui vous attend ? Quelle inimaginable et bienfaisante extase4 Vous est promise au bout de la campagne rase ? Que voyez-vous là -bas qui luit et fuit toujours Et dont s'irrite ainsi votre effroyable amour ? — Ah ! de quelle brûlure en mon cœur s'accompagne Ce grand cri de désir des trains vers la campagne… 1 Inerte : sans mouvement, sans énergie. 2 Volupté : plaisir sensuel. 3 Maillet : sorte de marteau. 4 Extase : joie extrême. |
Texte C - Jacques Prévert, « En sortant de l'école », Histoires, 1946. En sortant de l'école nous avons rencontré un grand chemin de fer qui nous a emmenés tout autour de la terre dans un wagon doré Tout autour de la terre nous avons rencontré la mer qui se promenait avec tous ses coquillages ses îles parfumées et puis ses beaux naufrages et ses saumons fumés Au-dessus de la mer nous avons rencontré la lune et les étoiles sur un bateau à voiles partant pour le Japon et les trois mousquetaires des cinq doigts de la main tournant la manivelle d'un petit sous-marin plongeant au fond des mers pour chercher des oursins Revenant sur la terre nous avons rencontré sur la voie de chemin de fer une maison qui fuyait fuyait tout autour de la terre fuyait tout autour de la mer fuyait devant l'hiver qui voulait l'attraper Mais nous sur notre chemin de fer on s'est mis à rouler rouler derrière l'hiver et on l'a écrasé et la maison s'est arrêtée et le printemps nous a salués C'était lui le garde-barrière1 et il nous a bien remerciés et toutes les fleurs de toute la terre soudain se sont mises à pousser pousser à tort et à travers sur la voie du chemin de fer qui ne voulait plus avancer de peur de les abîmer Alors on est revenu à pied à pied tout autour de la terre à pied tout autour de la mer tout autour du soleil de la lune et des étoiles À pied à cheval en voiture et en bateau à voiles. 1 Garde-barrière : agent des chemins de fer, responsable de la manœuvre des barrières d'un passage à niveau. |