Texte A - Victor Hugo, « La Sieste », L'Art d'être grand-père, 1871. Elle fait au milieu du jour son petit somme ; Car l'enfant a besoin du rêve plus que l'homme, Cette terre est si laide alors qu'on vient du ciel ! L'enfant cherche à revoir Chérubin, Ariel, Ses camarades, Puck, Titania1, les fées, Et ses mains quand il dort sont par Dieu réchauffées. Oh ! comme nous serions surpris si nous voyions, Au fond de ce sommeil sacré, plein de rayons, Ces paradis ouverts dans l'ombre, et ces passages D'étoiles qui font signe aux enfants d'être sages, Ces apparitions, ces éblouissements ! Donc, à l'heure où les feux du soleil sont calmants, Quand toute la nature écoute et se recueille, Vers midi, quand les nids se taisent, quand la feuille La plus tremblante oublie un instant de frémir, Jeanne2 a cette habitude aimable de dormir ; Et la mère un moment respire et se repose, Car on se lasse, même à servir une rose. Ses beaux petits pieds nus dont le pas est peu sûr Dorment ; et son berceau, qu'entoure un vague azur Ainsi qu'une auréole entoure une immortelle, Semble un nuage fait avec de la dentelle ; On croit, en la voyant dans ce frais berceau-là , Voir une lueur rose au fond d'un falbala3 ; On la contemple, on rit, on sent fuir la tristesse, Et c'est un astre, ayant de plus la petitesse ; L'ombre, amoureuse d'elle, a l'air de l'adorer ; Le vent retient son souffle et n'ose respirer. Soudain, dans l'humble et chaste alcôve4 maternelle, Versant tout le matin qu'elle a dans sa prunelle5, Elle ouvre la paupière, étend un bras charmant, Agite un pied, puis l'autre, et, si divinement Que des fronts dans l'azur se penchent pour l'entendre. Elle gazouille… — Alors, de sa voix la plus tendre, Couvant des yeux l'enfant que Dieu fait rayonner, Cherchant le plus doux nom qu'elle puisse donner À sa joie, à son ange en fleur, à sa chimère6 : — Te voilà réveillée, horreur ! lui dit sa mère. 1 Chérubin, Ariel, Puck, Titania sont des personnages surnaturels ou féériques issus de la littérature. 2 Jeanne est la petite-fille de Victor Hugo. 3 Falbala : bande de tissu plissée. 4 Alcôve : renfoncement dans le mur d'une chambre, où l'on place un ou plusieurs lits. 5 Prunelle : pupille de l'œil. 6 Chimère : rêve. |
Texte B - Charles Cros, « À ma femme endormie », Le Collier de griffes, (posthume) 1908. Tu dors en croyant que mes vers Vont encombrer tout l'univers De désastres et d'incendies ; Elles sont si rares pourtant Mes chansons au soleil couchant Et mes lointaines mélodies. Mais si je dérange parfois La sérénité des cieux froids, Si des sons d'acier ou de cuivre Ou d'or, vibrent dans mes chansons, Pardonne ces hautes façons, C'est que je me hâte de vivre. Et puis tu m'aimeras toujours. Éternelles sont les amours Dont ma mémoire est le repaire ; Nos enfants seront de fiers gas1 Qui répareront les dégâts, Que dans ta vie a faits leur père. Ils dorment sans rêver à rien, Dans le nuage aérien Des cheveux sur leurs fines têtes ; Et toi, près d'eux, tu dors aussi, Ayant oublié le souci De tout travail, de toutes dettes. Moi je veille et je fais ces vers Qui laisseront tout l'univers Sans désastre et sans incendie ; Et demain, au soleil montant Tu souriras en écoutant Cette tranquille mélodie. 1 Gas : autre orthographe pour « gars ». |
Texte C - Claude Roy, « Dormante », Clair comme le jour, 1943. Toi ma dormeuse mon ombreuse ma rêveuse ma gisante aux pieds nus sur le sable mouillé toi ma songeuse mon heureuse ma nageuse ma lointaine aux yeux clos mon sommeillant œillet distraite comme nuage et fraîche comme pluie trompeuse comme l'eau légère comme vent toi ma berceuse mon souci mon jour ma nuit toi que j'attends toi qui te perds et me surprends la vague en chuchotant glisse dans ton sommeil te flaire et vient lécher tes jambes étonnées ton corps abandonné respire le soleil couleur de tes cheveux ruisselants et dénoués Mon oublieuse ma paresseuse ma dormeuse toi qui me trompes avec le vent avec la mer avec le sable et le matin ma capricieuse ma brûlante aux bras frais mon étoile légère je t'attends je t'attends je guette ton retour et le premier regard où je vois émerger Eurydice1 aux pieds nus à la clarté du jour dans cette enfant qui dort sur la plage allongée. 1 Eurydice : personnage de la mythologie grecque, elle est l'épouse d'Orphée, grand poète et musicien. Elle est mordue par un serpent et meurt. Inconsolable, Orphée se met à chanter et les dieux lui accordent de descendre jusqu'aux Enfers pour la sauver, à la condition qu'il ne se retourne pas avant d'en être sorti. Mais Orphée se retourne pour voir si Eurydice est toujours derrière lui et il la perd à jamais. |