Texte A : Alfred de Musset, Lorenzaccio (1834), Acte IV, scène 9
La pièce se passe à Florence, au XVl` siècle. Lorenzo de Médicis a décidé d'assassiner son cousin Alexandre de Médicis, duc de Florence, qui gouverne en tyran. Le moindre détail de ce meurtre a été prémédité : Lorenzo a volé la cotte de mailles d'Alexandre, a arrangé un faux rendez-vous galant avec sa tante Catherine Ginori pour attirer Alexandre dans sa propre maison où attend en embuscade Scoronconcolo, un ami dévoué à Lorenzo. Lorenzo erre dans les rues, attendant l'heure du rendez-vous fatal. LORENZO : Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai la lumière — cela se fait tous les jours — une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale, et Catherine1 passe pour très vertueuse. — Pauvre fille ! Qui l'est sous le ciel si elle ne l'est pas ? — Que ma mère mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver.   Ainsi donc voilà qui est fait. Patience ! Une heure est une heure, et l'horloge vient de sonner. Si vous y tenez cependant — mais non pourquoi ? — Emporte le flambeau si tu veux; la première fois qu'une femme se donne, cela est tout simple. — Entrez donc, chauffez-vous donc un peu. — Oh ! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille; et quel motif de croire à ce meurtre ? — Cela pourra les étonner, même Philippe2.   Te voilà , toi, face livide ? (La lune paraît.)   Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux; les Ruccellai seuls valent quelque chose. — Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! S'il y a quelqu'un là -haut, il doit bien rire de nous tous; cela est très comique, très comique, vraiment. — Ô bavardage humain ! Ô grand tueur de corps morts ! Grand défonceur de portes ouvertes ! Ô hommes sans bras !   Non ! non ! Je n'emporterai pas la lumière. J'irai droit au cœur; il se verra tuer... Sang du Christ ! On se mettra demain aux fenêtres.   Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles. Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, ce n'est rien; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d'un armurier ! — Je passerai le second pour entrer; il posera son épée là , — ou là — oui, sur le canapé. — Quant à l'affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé. S'il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen. Couché, assis, ou debout ? Assis plutôt. Je commencerai par sortir; Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons — je ne voudrais pourtant pas qu'il tournât le dos. J'irai à lui tout droit. Allons, la paix, la paix ! L'heure va venir. — Il faut que j'aille dans quelque cabaret; je ne m'aperçois pas que je prends du froid, et je viderai un flacon. — Non; je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc ? Les cabarets sont fermés.   Est-elle bonne fille ? — Oui vraiment. — En chemise ? — Oh ! non, non, je ne le pense pas.  — Pauvre Catherine ! Que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. — Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je pu y faire ? Au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : Crime ! Crime ! Jusqu'à son dernier soupir ! [...] 1 Catherine Ginori, tante de Lorenzo 2 Philippe Strozzi, Pierre et les Ruccellai appartiennent au clan des républicains, adversaires des Médicis |
Texte B : Jean Giraudoux, Electre, entracte : Lamento du Jardinier (1938)
Egisthe a épousé la reine Clytemnestre, veuve du roi Agamemnon, et a pris le pouvoir. Redoutant qu'Electre, fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, ne se révolte si elle parvenait au pouvoir, il l'a promise au jardinier. Mais un étranger, qui n'est autre qu'Oreste, fils d'Agamemnon et de Clytemnestre et frère d'Electre, fait annuler ce mariage. Le jardiner se retrouve seul, et occupe la scène pendant l'entracte séparant les deux actes qui composent la pièce. Moi, je ne suis plus dans le jeu. C'est pourquoi je suis libre de venir vous dire ce que la pièce ne pourra vous dire. Dans de pareilles histoires, ils ne vont pas s'interrompre de se tuer et de se mordre pour venir vous dire que la vie n'a qu'un seul but, aimer. Ce serait même disgracieux de voir le parricide s'arrêter, le poignard levé, et vous faire l'éloge de l'amour. Cela paraîtrait artificiel. Beaucoup ne le croiraient pas. Mais moi qui suis là , dans cet abandon, cette désolation, je ne vois vraiment pas ce que j'ai d'autre à faire ! Et je parle impartialement. Jamais je ne me résoudrai à épouser une autre qu'Electre, et jamais je n'aurai Electre. Je suis créé pour vivre jour et nuit avec une femme, et toujours je vivrai seul. Pour me donner sans relâche en toute saison et occasion, et toujours je me garderai. C'est ma nuit de noces que je passe ici, tout seul merci d'être là - et jamais je n'en aurai d'autre, et le sirop d'oranges que j'avais préparé pour Electre, c'est moi qui ai dû le boire — il n'en reste plus une goutte, c'était une nuit de noces longue. Alors qui douterait de ma parole ? L'inconvénient est que je dis toujours un peu le contraire de ce que je veux dire ; mais ce serait vraiment à désespérer aujourd'hui, avec un cœur aussi serré et cette amertume dans la bouche — c'est amer, au fond, l'orange —, si je ne parvenais à oublier une minute que j'ai à vous parler de la joie. Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c'est préférable à Aigreur et Haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c'est tellement mieux, ou en bégonias nains sur un massif. Évidemment, la vie est ratée, mais c'est très très bien, la vie. Évidemment, rien ne va jamais, rien ne s'arrange jamais, mais parfois avouez que cela va admirablement, que cela s'arrange admirablement... Pas pour moi... Ou plutôt pour moi !... Si j'en juge d'après le désir d'aimer, le pouvoir d'aimer tout et tous que me donne le plus grand malheur de la vie, qu'est-ce que cela doit être pour ceux qui ont des malheurs moindres ! [...] |
Texte C : Samuel BECKETT Oh ! les beaux jours (1963)
La pièce a été publiée en anglais et jouée sous le titre de Happy days en 1961 avant d'être traduite en français par l'auteur en 1963. Elle évoque le vide des journées et des préoccupations de l'homme et développe la métaphore de l'enlisement dans la solitude : tandis que Willie, la soixantaine, demeure muet et presque invisible tout au long de la pièce, sa compagne Winnie, âgée de cinquante ans, parle et s'enlise progressivement au milieu d'une « étendue d'herbe brûlée s'enflant au centre en petit mamelon ». Scène
comme au premier
acte. |
Annexe au texte C : Photographie de la mise en scène de Oh ! les beaux jours de Samuel Beckett par Roger Blin au théâtre du Rond Point, 1981. (Madeleine Renaud dans le rôle de Winnie)
Photo Thérèse Le Prat - Ministère de la culture France
Annexe au corpus : Antonin Artaud, Le Théâtre et son double (1938)
Le Théâtre et son double est un recueil qui rassemble les articles, conférences et manifestes exprimant la réflexion d'Artaud sur le théâtre. La découverte du théâtre balinais, notamment, l'a amené à effectuer examen critique du théâtre occidental. La révélation du théâtre balinais a
été de nous fournir, du théâtre une idée physique et non
verbale, où le théâtre est contenu dans les limites de tout ce
qui peut se passer sur une scène, indépendamment du texte
écrit, au lieu que le théâtre tel que nous le concevons en
Occident a partie liée avec le texte et se trouve limité par
lui. Pour nous, au théâtre, la Parole est tout et il n'y a pas
de possibilité en dehors d'elle ; le théâtre est une branche
de la littérature, une sorte de variété sonore du langage, et
si nous admettons une différence entre le texte parlé sur la
scène et le texte lu par les yeux, si nous enfermons le
théâtre dans les limites de ce qui apparaît entre les
répliques, nous ne parvenons pas à séparer le théâtre de
l'idée du texte réalisé. |
Le sujet d'invention proposé renvoie au thème du corpus. Il s'agit d'un monologue théâtral qui mettra en œuvre, en particulier, la caractéristique psychologique des personnages des trois textes : Ils sont tous "désenchantés".
Le sujet laissait une large place à la créativité du candidat mais il ne fallait néanmoins pas tomber dans le piège de l'écriture débridée et il convenait de tenir compte des apports conceptuels de chacun des textes. Même s'ils étaient plus utiles pour la dissertation, on pouvait aussi utiliser, à titre indicatif, les documents complémentaires, en particulier ce qu'écrit Artaud sur la suprématie de la parole par rapport au visuel dans le théâtre occidental.
II - LES REACTIONS A CHAUD DU PROFESSEUR
Un sujet d'imagination, portant sur le théâtre, a évidemment l'avantage de permettre aux élèves de s'approcher du langage parlé.
De plus l'expérience de la désillusion est commune à la plupart des adolescents. Il était donc facile en prenant appui sur les textes proposés, d'imaginer un monologue sur le sujet.
Le danger était cependant de se laisser aller à trop de relâchement dans l'expression.
III - UN TRAITEMENT POSSIBLE DU SUJET
1) "Imaginer un personnage désenchanté"
Dans le sujet, il est clairement indiqué que le candidat doit "imaginer un personnage désenchanté". Cependant, le sujet précise aussi : "comme le sont ceux des extraits du corpus". Il convient donc, avant de commencer à "inventer" un monologue, d'analyser précisément les caractéristiques particulières de chaque personnage pour se fonder sur elles.
Ainsi, Lorenzo exprime ses craintes et ses atermoiements avant l'assassinat d'Alexandre. La multiplication des interjections, des interrogations et la marque de la suspension indiquent sa profonde hésitation et son désarroi face à l'acte qu'il envisage de commettre. La parole, ainsi rapportée, rend compte de la pensée chaotique du personnage.
Pour sa part, le jardinier ressasse sa déception et regrette sa solitude au moment de sa nuit de noces avec Electre. Il exprime le malheur que lui apporte "son désir d'aimer". De façon évidente, le jardinier, durant le lamento, devient la voix de l'auteur et il faut lire, derrière ce monologue, une interrogation de Giraudoux sur le sens de la parole au théâtre : "Je suis libre de vous dire ce que la pièce ne pourrait vous dire". Tout comme dans Lorenzaccio, on retrouve ici, la ponctuation propre au monologue, les interjections, les interrogations et les points de suspension. Le jardinier paraît moins déchiré que Lorenzo et semble davantage fataliste, face à ce qui lui arrive.
Enfin, Winnie incarne la solitude et l'inutilité de la parole. La parabole ainsi mise en place par Beckett, est marquée par la déconstruction de la parole qui disparaît au profit de la didascalie. Cependant, la ponctuation est tout aussi présente et a tout autant d'importance que dans les deux autres textes.
Ainsi, pour produire son texte le candidat devra s'être interrogé sur la place de la ponctuation, sur l'utilisation des interjections, des interrogations et des suspensions. Chaque utilisation doit être motivée et apporter un sens supplémentaire au propos du personnage : l'accentuer, le moduler.
2) La cause du désenchantement
Le sujet donne une deuxième piste de création qui doit inciter le candidat à réfléchir sur la cause du désenchantement du personnage. Les trois propositions permettent d'ouvrir largement le champ de la création. Le candidat pourra décider la source du mal être : "sentimental, professionnel ou existentiel". Le choix ne sera pas innocent et aura obligatoirement des incidences sur l'espace et le temps de l'action. Ainsi un désenchantement professionnel impliquera plutôt un personnage contemporain qui tiendra sans doute un discours plus social. Alors qu'une déconvenue sentimentale aura un cadre plus large et appellera des propos plus sensibles dans un champ lexical davantage basé sur l'affectif. Le choix de la troisième proposition, la désillusion existentielle, vous conduit obligatoirement à une réflexion philosophique et nécessite un degré d'abstraction plus important que les deux autres. En tout état de cause, vous devez clairement vous positionner au préalable, sur un des trois types de désillusion. La lecture de votre monologue doit permettre au correcteur de comprendre l'origine des interrogations du personnage, soit parce que le personnage les explicitera clairement tout au long de son discours, soit parce que les didascalies permettront d'en déchiffrer les causes.
3) "Rédiger son monologue"
Enfin la dernière partie du sujet invite le candidat à "rédiger son monologue". On trouve là deux indications précises : tout d'abord, cela signifie que vous devez placer votre écriture dans le genre théâtral. Les caractéristiques du genre doivent être connues du candidat qui aura toujours en tête le principe du double langage, de la relation au public et de la parole sur scène.
Par ailleurs, le sujet précise par son intitulé même, le type de parole que le candidat doit mettre en œuvre : le choix du monologue est ainsi imposé. Il est donc nécessaire d'avoir aussi, en mémoire les caractéristiques du monologue. Le personnage doit être seul sur scène, il exprime à voix haute ses pensées intérieures. Cette parole peut être dirigée vers lui même comme le fait Lorenzo dans Lorenzaccio. Dans ce cas, on peut penser aux pièces de Corneille et à leur fameux dilemme. La parole du monologue peut aussi se diriger vers le public comme le fait le Jardinier dans Electre. A ce moment là , la réflexion du personnage a sans doute une connotation plus philosophique, voire plus théâtrale.
Le temps du monologue est généralement un moment de pause comme celui du Jardinier. Dans la pièce, cet extrait est vraiment mis à part d'un point de vue typographique. Il s'agit d'un intermède entre les deux actes. Comme une sorte de pause, une attente, une mise en suspens du temps qui s'accélèrera, au point d'ailleurs de rattraper les personnages à la fin de la pièce. Il peut aussi être générateur d'une relance de l'action comme celui de Lorenzo. Il convient de regarder d'un œil différent le monologue de Winnie qui travaille beaucoup plus sur l'aspect de la représentation visuelle du théâtre que sur le contenu réel du propos. Le nombre de didascalies est extrêmement important et marque à la fois le jeu des personnages (sourire), (avec véhémence) et indique de façon conséquente l'aspect temporel de la pièce.
En effet, la didascalie, "un temps", se multiplie ainsi à l'infini, tout au long du monologue. Ce silence sur scène est tout aussi "parlant" que la parole. Il peut être intéressant d'utiliser cette technique dans l'écriture d'invention. De toute façon, le candidat devait s'aventurer sur le terrain de la didascalie et réfléchir à l'aspect visuel de la représentation même si ce n'était pas clairement indiqué dans le sujet.
L'intitulé et la direction du corpus incitaient largement à rédiger des didascalies. Le texte de Beckett indiquait que vous pouviez aller plus loin que les simples indications de temps et de lieu, comme c'est le cas dans Lorenzaccio. En tout état de cause. et quelle que soit l'option choisie, il n'était pas envisageable que l'écriture d'invention ne fasse pas apparaître des didascalies sous une forme ou sous une autre.
4) Le registre utilisé
Le contenu du texte relevait de la pure création. Il était nécessaire de s'interroger sur le registre utilisé. Le désenchantement du personnage ne conduisait pas obligatoirement à un registre tragique ou lyrique, même si c'était sans doute le chemin le plus facile. L'ironie ou l'absurde, plus difficile à mettre en place pouvait aussi permettre d'exprimer ce type de sentiment avec un peu plus d'originalité.
IV - LES ERREURS A EVITER
Le danger consistait à oublier de prendre appui sur le corpus et à laisser ainsi de côté certains aspects des caractéristiques propres au monologue.
Un autre écueil résidait dans le fait de rester trop "convenu" dans le propos et l'écriture. La créativité et l'originalité était, sur ce type de sujet, des facteurs de réussite très important.