Plan de la fiche sur
Gnathon - Les Caractères de La Bruyère :
Introduction
Au XVIIème siècle,
Jean de La Bruyère veut faire réfléchir, dans
Les Caractères, publiés entre 1688 et 1696, sur
le comportement « Des Grands », « De la cour », « De l’Homme » à son époque.
Le chapitre intitulé « De l’Homme » est une nouvelle occasion pour le moraliste de soulever les problèmes de la misère et de l’inégalité, de l’injustice sociale à travers l’écriture d’un texte intitulé « Gnathon ».
Dans ce portrait, La Bruyère nous décrit un homme dégoutant, véritable allégorie de l'égocentrisme et de l'égoïsme.
En quoi l’auteur de
Les Caractères esquisse-t-il une satire d’un certain type mondain de la haute société, qu’elle soit noble ou bourgeoise, celle d’un « Gnathon » ?
Nous montrerons dans un premier temps en quoi nous avons affaire à un portrait d'un égoïste dégoutant, puis nous expliquerons que Gnathon est une caricature à portée universelle.
Jean de La Bruyère
Texte de Gnathon
Les Caractères, La Bruyère (1688-1696)
Chapitre XI, « De l’Homme »
« Gnathon »
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement5, et ne souffre pas d'être plus pressé6 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient7 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes8, équipages9. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion10 et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.
1 son propre : sa propriété.
2 viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.
3 manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer.
4 râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.
5 une manière d'établissement : il fait comme s'il était chez lui.
6 pressé : serré dans la foule.
7 prévenir : devancer.
8 hardes : bagages.
9 équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).
10 réplétion : surcharge d'aliments dans l'appareil digestif.
Annonce des axes
I. Le portrait d'un égoïste
1. Un glouton sans gêne
2. Un être égoïste
II. Un portrait à visée universelle
1. Une caricature
2. L'universalité du portrait
3. Une visée didactique
Commentaire littéraire
I. Le portrait d'un égoïste
1. Un glouton sans gêne
Gnathon est présenté comme un glouton répugnant : comportement bestial, prédateur et voleur. Le champ lexical de la nourriture est très présent. Accumulation d’actions rapides et désordonnées.
La répétition du verbe manger montre que la nourriture est une des principales préoccupations de Gnathon. Cette répétition indique aussi, outre l’importance de cette activité pour Gnathon, son statut inférieur à celui de la bête dans la mesure où le glouton ne sait pas s’arrêter là où l’animal est repu.
Gnathon est présenté comme un être sans gêne. Il ne soucie pas des autres, mais que de son confort.
La Bruyère accumule les exemples dans la première partie du texte. Les différents exemples sont séparés par des points-virgules, ce qui donne un rythme plus rapide à cette accumulation que avec des points, et lui donne ainsi plus de force.
Le rythme ternaire en gradation « les remanie, démembre, déchire » est un autre procédé de l'auteur pour insister sur le sans-gêne de Gnathon.
Gnathon est un être proche de l’animal :
- un « râtelier » (endroit où il y a du fourrage pour le bétail).
- « démembre, déchire » -> fait penser à un animal qui mange
- « on le suit à la trace »
- « Il mange haut et avec grand bruit »
2. Un être égoïste
Gnathon est un être égoïste, et cela est dit dès la première phrase (« Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point » -> il ne prête aucune attention aux autres hommes). Ce n’est pas un inconscient car Gnathon sait exploiter avec talent la commisération de ses semblables.
Gnathon s'accapare sans scrupule tout l'espace et les choses, au dépens des autres : « il occupe lui seul celle de deux autres », « il se rend maître du plat », « une manière d'établissement »… pour finir explicitement avec « Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre », c'est-à-dire qu'il agit comme si tout lui appartenait.
La répétition du pronom « il », comme une anaphore, dans tout le texte semble montrer que tout tourne autour de Gnathon, ce qui illustre son égocentrisme.
Gnathon n'a pas d'empathie pour autrui, comme le montre l'accumulation avec négation restrictive « ne… » (« Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne »…).
L’opposition :
Gnathon semble opposé à tous les autres êtres humains dans ce portrait. Le pronom personnel singulier « il » revient à de nombreuses reprises, opposé aux pluriels pour désigner les autres : « les hommes », « ils », « deux autres »… il souhaiterait même se différencier du genre humain (« il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain »).
Gnathon n'hésite pas à utiliser le mensonge pour arriver à ses fins : « si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse ». Il exige le meilleur (« première place », « la meilleure chambre le meilleur lit »…), mais au dépens des autres.
II. Un portrait à visée universelle
1. Une caricature
De nombreux procédés d'accumulation et d'exagération montrent que nous avons affaire à une caricature. Par exemple, à la fin de l'extrait l'accumulation avec l'
anaphore de « ne » : « Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne »…
Toute l'attitude de Gnathon semble théâtralisée jusqu'à la caricature : « il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire », « il roule les yeux en mangeant »…
La répétition de « tout » et « tous » tout au long du texte montre que l'auteur est dans l'exagération, sans nuance. Beaucoup d'
hyperboles dans le texte illustre aussi le fait que le texte est une caricature.
On a une visée satirique car La Bruyère tourne en dérision Gnathon, il est le contraire d’un honnête homme.
Registre satirique avec l'exagération des faits et gestes de Gnathon.
2. L'universalité du portrait
Le portrait n'est pas porté sur le physique. C'est surtout un portrait moral : une éthopée (
= figure de pensée qui a pour objet la peinture des mœurs et du caractère d'un personnage).
Gnathon est présenté comme un égoïste, cupide : rachèterait sa mort.
Nous avons ici une description d'un « Caractère », en l'occurrence d'un défaut : l'égocentrisme.
D’après l’onomastique (étude des noms propres), Gnathon veut dire mâchoire : c’est une
synecdoque pour désigner l’être.
On a affaire à un type, auquel on prête des traits collectifs. Le présent de vérité générale, le présent gnomique, en témoigne. En fait, on pourrait parler d’une antonomase, c'est-à-dire qu’à travers Gnathon, on a le portrait de plusieurs Gnathons.
Gnathon est une allégorie de l'égocentrisme et de l'égoïsme.
En résumé, c’est un caractère auquel on applique des termes spécifiques bien précis, qui évolue sur la scène d’un fragment, avec une écriture de la concision, une esthétique de la condensation, tout en étant dynamique par la construction de l’asyndétique (propositions indépendantes sans lien),
tout en gardant le ton plaisant, léger qui convient à l’esprit de salon.
3. Une visée didactique
La Bruyère dresse un portrait satirique de Gnathon. L’implicite du texte que Gnathon est un exemple à ne pas suivre.
La Bruyère a une visée polémique avec une intention de choquer :
Un vocabulaire agressif : « les sauces lui dégouttent du menton ». Il joue sur les homophones entre « dégoutte » et « dégoûte », cela vise à dégoûter le lecteur.
Gnathon est un être grossier proche de l’animal.
Ainsi, Gnathon dégoutte le lecteur.
Le texte est en focalisation externe, c'est donc au lecteur de se faire son propre jugement sur Gnathon, jugement négatif à n'en pas douter.
On parle de littérature édifiante lorsqu’elle vise à l’édification positive de l’Homme.
Conclusion
Le Caractère dépeint par La Bruyère du type que représente Gnathon est dénoncé par une description à l’inverse de l’éloge, c'est-à-dire le blâme. Le moraliste cherche l’approbation du lecteur en utilisant sa rhétorique polémique et en employant un ton satirique afin d’amener le lecteur à suivre son avis. Le contre-exemple que représente alors Gnathon est tourné en dérision et est même comparé implicitement à un animal.