Plan de la fiche sur
l'incipit de Enfance de Nathalie Sarraute :
Introduction
Le récit autobiographique de
Nathalie Sarraute,
Enfance, est paru en 1983,
il fait davantage
appel à la métaphore poétique qu'à la chronologie, tout en jouant ainsi subtilement avec la mémoire. Faisant éclore
les souvenirs en les reliant aux images et sensations affectives qu'ils suscitent encore. Le récit se présente comme une reconquête difficile
du temps par le double jeu de la mémoire et de l’écriture.
Ce qui fait l’originalité de l’œuvre est que Nathalie Sarraute nous engage à participer à son œuvre.
Texte de l'incipit
- Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d'enfance »... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.
- Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...
- C'est peut-être... est-ce que ce ne serait pas... on ne s'en rend parfois pas compte... c'est peut-être que tes forces déclinent...
- Non, je ne crois pas... du moins je ne le sens pas...
- Et pourtant ce que tu veux faire... « évoquer tes souvenirs »... est-ce que ce ne serait pas...
- Oh, je t'en prie...
- Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu'ici, tant bien que mal...
- Oui, comme tu dis, tant bien que mal.
- Peut-être, mais c'est le seul où tu aies jamais pu vivre... celui...
- Oh, à quoi bon ? je le connais.
- Est-ce vrai ? Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s'échappe... tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant... vers quoi ? qu'est-ce que c'est ? ça ne ressemble à rien... personne n'en parle... ça se dérobe, tu l'agrippes comme tu peux, tu le pousses... où ? n'importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre... Tiens, rien que d'y penser...
- Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n'est pas toujours cette même crainte... Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d'encore informe se propose... Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l'avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes...
- Mais justement, ce que je crains, cette fois, c'est que ça ne tremble pas... pas assez... que ce soit fixé une fois pour toutes, du « tout cuit », donné d'avance...
- Rassure-toi pour ce qui est d'être donné... c'est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l'ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots... comme toujours... des petits bouts de quelque chose d'encore vivant... je voudrais, avant qu'ils disparaissent... laisse-moi...
Incipit de Enfance - Nathalie Sarraute - 1983
Annonce des axes
I. Un texte déroutant
II. Un incipit qui remplit cependant sa fonction
1. Le projet
2. Les motivations
3. Le pacte autobiographique
4. L'enjeu
III. Les difficultés du projet autobiographique
1. La première voix
2. La deuxième voix
Commentaire littéraire
I. Un texte déroutant
Le recours au dialogue permet à l'auteur de se dédoubler et est un écart par rapport à la norme. Le dialogue est mis en évidence par la topographie. Les paragraphes sont séparés par des blancs, et cela fait penser à un texte théâtral. Ces paragraphes sont précédés par des tirets ce qui renforce l'idée d'un dialogue.
La ponctuation comporte de nombreux points de suspension (étonnement, incapacité à aller au fond de sa pensée).
Il y a un jeu de questions-réponses. Les répliques sont de longueurs très différentes.
A une première lecture, le lecteur a du mal à identifier qui est le « je » et qui est le « tu ».
Nathalie Sarraute se dédouble et met en scène une des caractéristiques de l'écriture autobiographique où le narrateur raconte l'auteur. C'est-à-dire celle qui veut raconter ses souvenirs et celle qui interroge sur les raisons, les moyens de le faire, la nature des souvenirs même.
II. Un incipit qui remplit cependant sa fonction
Bien que cet incipit soit déconcertant, on y retrouve les éléments propres aux textes justificatifs de l'autobiographie.
1. Le projet
Il est évoqué dès la 1ère ligne : « Évoquer ses souvenirs d'enfance » (à expression stéréotypée). Cette expression est ensuite reprise deux fois. Elle a été annoncée par le « ça » initial, repris à la fin de la première réplique.
Le « ça » est dépréciatif.
2. Les motivations
Les interrogations répétées de la première voix poussent l'auteur à s'interroger sur ses motivations.
Ce double personnage oblige aussi l'écrivain à préciser le choix d'une forme (commencer par la naissance et finir au temps de l'écriture ?).
Nathalie Sarraute choisit le tropisme d'une écriture.
3. Le pacte autobiographique
Il est implicite puisque le destinataire (le lecteur) n'apparaît pas.
Le choix du dédoublement va garantir l'authenticité ; l'auteur ne va pas dire la vérité mais « donner forme à l'informe ».
4. L'enjeu
Pourquoi écrire cette autobiographie ? pour se justifier ?
Non, pour « fixer le souvenir, donner une existence à un passé fragile, morcelé, fuyant. »
III. Les difficultés du projet autobiographique
1. La première voix
Premier danger : écrire son autobiographie = entrer dans la banalité.
Le double va obliger l'écrivain à creuser ses motivations, à réfléchir sur son projet.
Il lui pose des questions :
« Alors, tu vas vraiment faire ça ? »
« Et pourtant ce que tu veux faire. « évoquer tes souvenirs »... est-ce que ce ne serait pas... »
« est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? »...
« Est-ce vrai ? Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas ? »
ou il emploie des formules impératives ou impersonnelles qui poussent l'écrivain à s'interroger : « reconnais », « il faut se le demander ».
Cette voix insiste sur le fait que l'autobiographie est un genre trop pratiqué, que c'est une entreprise banale, ce qui st suggéré par « évoquer tes souvenirs d'enfance » et « ça ». Elle insiste sur le fait que c'est un genre stéréotypé, « du « tout cuit », donné d'avance ».
Le double insiste aussi sur le 2ème danger : écrire ton autobiographie, c'est être infidèle aux textes antérieurs, c'est en quelque sorte démissionner (« te ranger »).
L'autobiographie serait un aboutissement, un passage obligé pour un auteur, une rupture par rapport aux œuvres antérieures.
Pour Nathalie Sarraute se serait une rupture avec l'impersonnalité, l'originalité esthétique et le refus du psychologisme.
Troisième danger : le double semble craindre aussi qu'un tel projet soit une marque d'un affaiblissement, d'un manque d'inspiration : « c'est peut-être que tes forces déclinent... »
Bilan :
- doute sur l'utilité de la démarche.
- crainte d'une infidélité à ce qu'on est.
- crainte de tomber dans un genre stéréotypé.
2. La deuxième voix
A toutes les craintes, l'écrivain va répondre soit pas des négations (« Non, je ne crois pas. ») soit par des supplications (« Oh, je t'en prie... »). Nathalie Sarraute montre que malgré son âge, elle garde ses capacités créatrices mais surtout qu'elle garde le même mode d'écriture.
A chaque nouvelle création, elle a les mêmes craintes : « toujours cette même crainte », « elle revient chaque fois ».
Ainsi elle va rester fidèle à ce qu'elle a été en particulier dans son choix de l'écriture.
« tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant. » donc écrire s'est se tendre.
Elle emploie des mots qui suggèrent la fragilité : « c'est encore tout vacillant », « aucune parole ne l'ont encore touché », « il me semble que ça palpite faiblement », « des petits bouts de quelque chose d'encore vivant ».
Elle veut conserver à ses souvenirs un aspect informe : « quelque chose d'encore informe »
Ce qu'elle veut capter c'est justement ce qui n'a pas encore été dit : « aucun mot écrit, aucune parole ne l'a encore touché », « ce qui tremblote ».
Elle a la certitude que rien n'est vraiment cernable, que tout s'enfuit.
Elle veut conserver ce qui « fluctue, se transforme, s'échappe [...] se dérobe », « tu l'agrippes comme tu peux, tu le pousses ».
Elle ne veut pas restituer un passé « fixé une fois pour toutes », « donné d'avance » mais dire ses émotions, faire renaître les sensations.
Ainsi il ne s'agira pas d'un récit centré sur les faits mais sur quelque chose de plus fragile, de plus indicible.
Les répliques inachevées montrent la difficulté de l'entreprise. Aucune des deux voix n'a de certitudes.
Conclusion
Nathalie Sarraute veut faire ressurgir des fragments.
Elle fait le choix d'une forme nouvelle : le discontinu.
Elle garantit l'authenticité de sa démarche par la double voix.
Comme dans
Tropismes, elle va nommer l'innommable.