Après une première attente à l'acte II où le comte a failli surprendre Chérubin chez sa femme, tout paraît tourner à la confusion du comte qui en est réduit à demander le pardon à sa femme à l'acte 2 scène 19 "Mais vous répétez que vous me pardonnez." et qui ne trouve plus de prétextes valables pour retarder la cérémonie du mariage de Figaro et de Suzanne. Mais tout à coup, Antonio entre et se plaint d'un "pot de giroflées" que Chérubin aurait écrasé en sautant par la fenêtre (cf. acte 2 scène 14) ce qui fait rebondir l'action.
Mouvement du texte
A la suite de la plainte d'Antonio, Figaro va essayer de sauver la situation par son intervention.
Lecture du texte
Le Mariage de Figaro - BeaumarchaisScène 21
FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, LE COMTE, ANTONIO
ANTONIO, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées. Monseigneur ! Monseigneur ! LE COMTE. Que me veux-tu, Antonio ? ANTONIO. Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres : et tout à l'heure encore on vient d'en jeter un homme. LE COMTE. Par ces fenêtres ? ANTONIO. Regardez comme on arrange mes giroflées ! SUZANNE, bas à Figaro. Alerte, Figaro, alerte ! FIGARO. Monseigneur, il est gris dès le matin. ANTONIO. Vous n'y êtes pas. C'est un petit reste d'hier. Voilà comme on fait des jugements... ténébreux. LE COMTE, avec feu. Cet homme ! cet homme ! où est-il ? ANTONIO. Où il est ? LE COMTE. Oui. ANTONIO. C'est Ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique ; il n'y a que moi qui prends soin de votre jardin ; il y tombe un homme ; et vous sentez... que ma réputation en est effleurée. SUZANNE, bas à Figaro. Détourne, détourne ! FIGARO. Tu boiras donc toujours ? ANTONIO. Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé. LA COMTESSE. Mais en prendre ainsi sans besoin... ANTONIO. Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, madame, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes. LE COMTE, vivement. Réponds-moi donc, ou je vais te Chasser. ANTONIO. Est-ce que je m'en irais ? LE COMTE. Comment donc ? ANTONIO, se touchant le front. Si vous n'avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître. LE COMTE le secoue avec colère. On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre ? ANTONIO. Oui, mon Excellence ; tout à l'heure, en veste blanche, et qui s'est enfui, jarni, courant... LE COMTE, impatienté. Après ? ANTONIO. J'ai bien voulu Courir après ; mais je me suis donné, contre la grille, une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied, ni patte, de ce doigt-là. Levant le doigt. LE COMTE. Au moins, tu reconnaîtrais l'homme ? ANTONIO. Oh ! que oui-dà ! si je l'avais vu pourtant ! SUZANNE, bas à Figaro. Il ne l'a pas vu. FIGARO. Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! combien te faut-il, pleurard, avec ta giroflée ? Il est inutile de chercher, Monseigneur, c'est moi qui ai sauté. LE COMTE. Comment, C'est vous ! ANTONIO. Combien te faut-il, pleurard ? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là ; car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre, et plus fluet ! FIGARO. Certainement ; quand on saute, on se pelotonne... ANTONIO. M'est avis que C'était plutôt... qui dirait, le gringalet de page. LE COMTE. Chérubin, tu veux dire ? FIGARO. Oui, revenu tout exprès, avec son Cheval, de la porte de Séville, où peutêtre il est déjà. ANTONIO. Oh ! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça ; je n'ai pas vu sauter de Cheval, Car je le dirais de même. LE COMTE. Quelle patience ! FIGARO. J'étais dans la chambre des femmes, en veste blanche : il fait un chaud ?... J'attendais là ma Suzannette, quand j'ai oui tout à coup la voix de Monseigneur et le grand bruit qui se faisait ! je ne sais quelle crainte m'a saisi à l'occasion de ce billet ; et, s'il faut avouer ma bêtise, j'ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. Il frotte son pied. ANTONIO. Puisque c'est vous, il est juste de vous rendre ce brimborion de papier qui a coulé de votre veste, en tombant. |
La plainte d'Antonio
Dans l'impasse où se trouve l'action, il fallait la faire rebondir
par un
nouveau personnage, Antonio dont rien n'annonçait la venue et qui appartient
davantage à la tradition de la parade qu'à celle de la comédie. C'est à peine
si nous avons entendu parler de lui : C'est le père de Fanchette, l'oncle de
Suzanne et le comte a déjà dit de lui (acte 1 scène 9) : "Mon
ivrogne de jardinier". Conformément à la tradition, il arrive " demi-gris "
et il nous paraît immédiatement ridicule. Son langage prête à rire par les
maladresses et les impropriétés qu'il accumule :
- "On jette toutes sortes de choses par ses fenêtres ; et tout à l'heure
encore on vient d'en jeter un homme.";
- "Voilà comment on fait des jugements…ténébreux." (au lieu de "téméraires" ,
confusion plaisante de termes dans la bouche du paysan qui veut parler avec
autant de distinction que ses maîtres.);
- "Ma réputation en est effleurée." (jeu de mots tout à fait volontaire
cette fois, accompagné d'un coup d'œil guilleret au fait qu'Antonio ne craint
guère pour sa réputation. Il a comme maître Jacques, le souci de sa dignité
professionnelle.);
- "Mon Excellence." ainsi que la reprise maladroite de l' " Après ? " du
comte transposé en courir après, " Je ne peux plus remuer ni pieds ni pattes
de ce doigt-là. " et le pléonasme d'illettré " plus moindre ". Mais il vient
au secours du comte, inconsciemment sans doute, lequel Comte a senti qu'il
était dupé et pense trouver en lui un allié providentiel, ce qui explique
son attitude devant le bavardage du jardinier. Certes il manifeste une
impatience extérieure ponctuée dans les didascalies par "avec feu", "
vivement", "avec colère", "impatienté" mais en fait, témoigne d'une
patience véritable pour supporter le ton impérieux du valet " Faites donc une
fois griller les croisées ", insolent même " Si vous n'avez pas assez de ça
pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer
un si bon maître. " ou parfaitement grossier "boire sans soif et faire
l'amour en tout temps, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes".
Si le comte ne le chasse sur le champ, c'est qu'il devine l'aide qu'il peut
lui apporter.
Cette aide, Figaro, Suzanne et la Comtesse l'ont devinée
mieux que le comte car ils ont compris de quoi il s'agit et ne savent comment
éviter le danger (cf. " Alerte, Figaro, alerte. "). Attaquer Antonio sur
son ivrognerie ne suffit pas à détourner l'attention du comte. " Détourne,
détourne ! Le comte en effet continue son enquête, ramenant à chaque fois la
conversation à l'essentiel. " Par ces fenêtres ? "," Cet homme, cet homme,
où est-il ? ", " Réponds moi donc. ", " On a, dis-tu, jeté un homme par cette
fenêtre ? ", " Après ? ", " Au moins, tu reconnaîtrais l'homme ? ". On peut
admirer sa ténacité dans la recherche de la vérité : il se sent près
d'obtenir la révélation du fait qui lui permettrait de dominer ses
adversaires et Antonio, plus fin qu'il ne paraît, sent son importance et se
permet de parler sur un ton dont il n'a pas l'habitude : il se sent important
et en profite. Mais dans son accusation, il a avoué qu'il ignore " où est cet
homme ", qu'il n'a pu le poursuivre et qu'il ne l'a même pas vu. Ces détails
n'ont pas échappé à ses adversaires. C'est là dessus que Figaro va élaborer
une version vraisemblable des événements.
L'intervention de Figaro
Figaro tente de prendre la direction de la conversation et malmène Antonio :
" Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! Combien te faut-il, pleurard !
avec ta giroflée ? " et en s'avouant le responsable. Aussitôt, Antonio
réagit, assuré de la protection du comte, il apporte des éléments nouveaux.
Il a vu la silhouette de celui qui a sauté " plus moindre et plus fluet " et
met en cause " le gringalet de page ". On peut se demander si il a gardé cet
élément en réserve pour ménager ses effets ou si il est bien content de
faire soupçonner le page qui fait la cour à sa fille. L'effet est immédiat
tant de la part du comte " Chérubin, tu veux dire ? " que de Figaro qui tente
de montrer là une invraisemblance " Revenu tout exprès avec son cheval, de la
porte de Séville ". Figaro avec les quelques éléments qu'il possède invente
une histoire ou il va mêler la veste blanche, la chaleur, la colère du comte,
et même un détail qui fait vrai " Je me suis même un peu foulé le pied
droit. ".
Le comte, quant à lui, observe le silence et il n'intervient que
deux fois : pour faire préciser que c'est bien de Chérubin dont il s'agit ; "
quelle patience ", traduit la tension morale dans laquelle il se trouve. Le silence du
comte s'explique fort bien : il a compris que le mieux pour apprendre la
vérité est de laisser les deux adversaires Antonio et Figaro, aux prises sans
intervenir. Il fait preuve ainsi d'une réelle perspicacité ; et en fait, il
mène habilement son enquête. C'est Antonio qui finira par verser une pièce à
conviction dans le procès avec le " brimborion de papier ". Ici, on peut se
demander si Antonio joue avec finesse en ménageant ses effets ou si il gère
l'importance du papier. Toute la scène va tourner autour de ce papier et le
comte finira par être une fois de plus dupé, et partira, dépité, en disant :
"Alors, il est écrit que je ne saurais rien.".
Conclusion
La scène qui commence en force, évolue progressivement vers un nouveau danger pour Figaro et Suzanne. L'action rebondit et tient le spectateur en haleine. La situation est de plus en plus compliquée. Cette scène présente, en plus d'un intérêt dramatique, une palette plus large des figures de valets. Antonio est certes un valet traditionnel (Arlequin pris de vin, paysan dans son affaiblissement cf. p 84, éberlué et lié à la terne, grotesque dans ses rapports avec le langage) mais il a une épaisseur familiale, une profession et accède à une réflexion sociologique. Enfin, les rapports de force évoluent au cours de la scène. Antonio passe de la soumission à un statut de supériorité.
Merci à Léa qui m'a envoyé cette fiche...