Plan de la fiche sur
Le banquet chez Taillefer -
La Peau de chagrin - Honoré de Balzac :
Introduction
Doit-on vendre son âme au diable pour être heureux ? Chacun poursuit une certaine quête du bonheur et on peut légitimement se poser la question de savoir jusqu’où on peut aller pour satisfaire ce désir.
Balzac, dans son
roman intitulé
La Peau de chagrin paru en 1831, invite le lecteur à y réfléchir à travers le personnage de Raphaël de Valentin. Celui-ci voit son projet de suicide repoussé par la rencontre avec un étrange antiquaire dont la boutique semble nous faire plonger dans un univers fantastique qui ressemble aux enfers dont le vieil homme serait le gardien.
Situer le passage : Raphaël est à présent en possession de la peau de chagrin, et suite à son premier vœu, il rencontre son ami Emile qui le conduit à un banquet chez Taillefer, un riche banquier. Raphaël découvre alors la haute société et tout le faste dont elle peut faire preuve. Son premier souhait se réalise.
Problématique : On peut se demander dans quelle mesure l'auteur utilise ce passage pour peindre les travers de la société d'une époque.
Honoré de Balzac
Texte étudié
Télécharger cet extrait de La Peau de chagrin - de Balzac en version audio (clic
droit - "enregistrer sous...")
Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com
- Nous allons faire, suivant l'expression de maître Alcofribas, un fameux tronçon de chiere lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.
- J'aime les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit Raphaël. Le luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens renaître.
- Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël. Ah çà ! reprit-il, j'espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces têtes-là. Puis, d'un geste moqueur, il lui montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures, de lumières, et où ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. L'un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec les gloires de la peinture impériale. L'autre avait hasardé la veille un livre plein de verdeur, empreint d'une sorte de dédain littéraire, et qui découvrait à l'école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l'occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorité nulle part, et tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes, à l'œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait en se jouant l'esprit d'un écrivain fécond, s'entretenait avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en s'adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre consolait en si bémol, et d'une voix moqueuse, un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine, les accouplait avec charité, voulant sans doute les transformer en religieux de son ordre. Enfin, il s'y trouvait deux ou trois de ces savants destinés à mettre de l'azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant, avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun. Le jugeur, qui ne s'étonne de rien, qui se mouche au milieu d'une cavatine aux Bouffons, y crie brava avant tout le monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était là, cherchant à s'attribuer les mots des gens d'esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de l'avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire viagère ; quant aux autres, ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII : Union et oubli. L'amphitryon avait la gaieté soucieuse d'un homme qui dépense deux mille écus ; de temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit homme qui fut accueilli par une flatteuse rumeur, c'était le notaire qui, le matin même, avait achevé de créer le journal. Un valet de chambre vêtu de noir vint ouvrir les portes d'une vaste salle à manger, où chacun alla sans cérémonie reconnaître sa place autour d'une table immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup d'œil. Son souhait était certes bien complétement réalisé : la soie et l'or tapissaient les appartements, de riches candélabres supportant d'innombrables bougies faisaient briller les plus légers détails des frises dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs de l'ameublement ; les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous, répandaient de doux parfums ; les draperies respiraient une élégance sans prétention ; il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige devait agir sur l'imagination d'un homme sans argent.
Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Annonce des axes
I. Une fête placée sous le signe du luxe
1. La richesse
2. Tous les sens sollicités
3. Une société idéale
II. Une vive critique de la société mondaine
1. Des êtres mal intentionnés et qui manquent d'éducation
2. Les faux-semblants
3. Le regard ironique du narrateur
Commentaire littéraire
I. Une fête placée sous le signe du luxe
On peut introduire la partie en rappelant que ce qui caractérise Raphaël au début du roman c'est, entre autre, sa pauvreté (à noter que dans son échange avec Emile, celui-ci utilise l'apostrophe « mon pauvre Raphaël », à prendre dans l'autre sens du mot « pauvre », mais quand même présente). C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il veut même se suicider. Cette scène l'amène donc à découvrir quelque chose d'inconnu pour lui, qui répond aux attentes de son vœu (« Je veux un dîner royalement splendide »), et qui va rapidement le griser.
On note avant toute chose que nous sommes bien dans une description avec l'utilisation de l'imparfait à valeur de description « resplendissait », « verdissait », etc. et que celle-ci suit la progression de Raphaël dans le lieu (péristyle, escaliers, salon c'est-à-dire indicateurs de lieux) et qu'elle retranscrit la sollicitation de tous ses sens.
1. La richesse
La richesse est dans cet extrait clairement annoncée par un champ lexical « riche », « luxe », « dorures », etc.
Il faut distinguer :
- le
caractère exceptionnel avec la répétition de « rare » par exemple.
- le
raffinement : « dorures », « frises dorées », « candélabres », « élégance », « de soie et d'or », ainsi que des adjectifs qualificatifs mélioratifs comme « somptueux » par exemple. Il y a également la présence du valet.
- l'
abondance par l'utilisation parfois de l'
hyperbole : « innombrables », « des caisses de fleurs », etc. Par ailleurs, Emile ouvre la scène en disant à Raphaël qu'ils vont faire une «
chiere lie ».
- l'
omniprésence de cette richesse : dès les escaliers, le péristyle, etc.
- le
cadre : « péristyle » dont Raphaël souligne la rareté en France, « là-haut » (donc plusieurs étages), « vaste salle à manger », l'utilisation du pluriel « les appartements », « les salons ».
2. Tous les sens sollicités
Verbes de perception : « embaumaient », « resplendissait », « verdissait », « briller », etc.
Odorat : « doux parfums », « fleurs », « jardinières », « bambou »,
Vue : « fleurs », « jardinières », « bambou ».
3. Une société idéale
Société idéale dans sa composition, et surtout au regard de la réaction de Raphaël qui se sent « renaître » + utilisation du verbe « aimer » qui montre son bien-être. Il y a un réel enthousiasme de sa part.
Dans sa composition en effet, car le salon dans lequel se tient le banquet semble rempli des personnalités parisiennes du moment :
- Vocabulaire mélioratif pour qualifier les personnes qui constituent cette société : « talent », « audacieux », « célèbre », « jeune ».
- Il s'agit par ailleurs d'une société instruite et composée d'artistes « musicien », « poète », « écrivains », « peintres », etc. C'est donc une société qui fait une grande place aux arts, mais aussi à la connaissance et à la science avec les « savants ». On note également l'arrivée du notaire, personnage important.
- On remarque également l'utilisation de superlatifs absolus : « les plus remarquables », « le plus spirituel » + un superlatif relatif : « mieux que ».
Transition : Passage qui s'apparente pour Raphaël à l'entrée dans le monde véritable, à l'entrée dans une nouvelle vie. Or, le texte invite à penser tout ce luxe également comme un danger pour notre héros. Il s'agit en effet ici davantage d'une critique de toute cette société mondaine.
II. Une vive critique de la société mondaine
1. Des êtres mal intentionnés et qui manquent d'éducation
S'ils paraissaient dans un premier temps, pleins de qualités (artistes, savants, etc.), on s'aperçoit dans un second temps que leur nature profonde semble tout autre.
- Dès les premières lignes du passage, volonté de nuire chez les personnages. Idée d'assouvir un certain besoin de puissance, y compris chez les personnages principaux : « j'espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces têtes-là ».
- On a aussi le verbe « écraserait » ainsi que l'expression « la puissance de sa haine » et les noms « œil » et « bouche » qualifiés respectivement par les adjectifs « malin » et « mordante ».
- Impression de personnages calculateurs et manipulateurs : « contredit ceux qui préviennent son avis » et « cherchant à s'attribuer les mots des gens d'esprit », « les accouplaient avec charité » associé à « voulant les transformer ».
- Le « jugeur » incarne le manque d'éducation par excellence. Cela est mis en valeur par la structure qui enchaîne les propositions par juxtaposition : « qui ne s'étonne de rien » (absence de réflexion), « qui se mouche au milieu d'une cavatine aux Bouffons » (manque de respect, mais aussi de sens artistique puisque ne saisit pas l'importance du passage), « y crie brava avant tout le monde ».
2. Les faux-semblants
Il semblerait qu'en réalité toute cette petite société ne soit pas une réunion de personnes de qualités mais de personnes qui font mine d'en avoir sans que ce soit le cas.
Tout se passe en effet comme si les qualités étaient créées de toute pièce et encore inconnues l'instant d'avant :
- « l'un venait de révéler un talent neuf » : le verbe a ici une valeur de passé proche, et l'idée est doublée par l'adjectif « neuf ». Même chose pour la suite « l'autre avait hasardé la veille un livre plein de verdeur ».
- Le
narrateur remet en question le talent à plusieurs reprises, comme dans la comparaison du talent du poète avec sa propre haine « si son talent avait la puissance de sa haine » avec la mise en relief par le « si » hypothétique. Ici, il souligne non seulement l'absence de talent, mais également la haine. Double défaut donc.
- Parallélisme dans la construction « tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir ». Double négation qui marque le rôle que chacun joue. On est dans une représentation, pas dans une situation naturelle, et cela est intensifié à la fin de la phrase par les « douces flatteries ».
- Leurs gestes sont toujours des gestes non affichés clairement : « guettait », « riaient sous cape », « était là, cherchant à s'attribuer les mots des gens d'esprit », « consolait en si bémol », etc.
3. Le regard ironique du narrateur
- Tout d'abord à travers le personnage d'Emile qui se moque de la société parisienne : « d'un geste moqueur », « d'une voix moqueuse », « écraserait ».
- Lorsque l'on parle de l'hôte, le terme « amphitryon » est utilisé. En langage soutenu, on entend par ce mot l'hôte d'un dîner. Mais il s'agit de la référence à une comédie de
Molière inspirée de celle de Plaute, dans laquelle Amphitryon, personnage éponyme, organise un dîner au cours duquel il est déshonoré notamment en apprenant qu'il est trompé.
- Le narrateur semble prendre plaisir à peindre les travers de cette société, en témoigne la description du notaire brève, péjorative et sans appel : « un gros petit homme ». Si la société qu'il décrit ne tire aucune grâce à ses yeux, le narrateur s'en amuse clairement : «
De jeunes auteurs sans style étaient auprès
de jeunes auteurs sans idées, des
prosateurs
pleins de
poésie
près de
poètes
prosaïques » : Parallélisme (souligné) +
allitération en « p » +
chiasme, le tout dans la même phrase. Et cela se poursuit par ces êtres qualifiés par l'adjectif « incom
plets » qui poursuit l'allitération en donnant l'impression que malgré cette abondance, quoi qu'il advienne, ils restent incomplets. Il y a ici un petit clin d'œil de Balzac lui-même qui montre sa maîtrise de la langue en jouant avec celle-ci alors même qu'il parle des faux auteurs. C'est peut-être une manière de régler ses comptes puisque Raphaël est d'une certaine façon un avatar de Balzac qui lui aussi, lorsqu'il était jeune, s'est retrouvé sans un sou, à travailler pour un journal, à rêver de luxe, à loger dans de petites chambres de bonnes, etc. Et pendant ce temps-là, il avait du mal à faire reconnaître son talent avéré d'auteur pendant que d'autres se montraient dans les salons mais sans talent.
- On remarque par ailleurs que l'expression « une élégance sans prétention » est étonnante si on la met en regard de la description que l'on a depuis le début.
- Le passage se termine sur une conclusion amusante de la part du narrateur, qui intervient clairement (présence du pronom personnel « je ») : « (…) il y avait en tout je ne sais quelle
grâce poétique dont le
prestige devait agir sur l'imagination d'un homme sans argent » > Les termes soulignés sont mélioratifs, mais leur importance est immédiatement remise en question puisque leur pouvoir d'action ne concerne que l'imagination d'un homme sans argent, c'est-à-dire finalement une personne tout à fait négligeable. L'idée est de montrer qu'il n'y a que pour lui que c'est important.
Conclusion
Au cours de ce banquet, Raphaël réalise pleinement son premier vœu et le constate lui-même : « Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup d'œil. Son souhait était certes bien complètement réalisé ».
L'extrait étudié s'articule autour de deux thématiques : le luxe d'une fête, tout à fait omniprésent et qui émerveille le héros, mais aussi une critique de la société mondaine. En effet, il s'agit d'un passage important qui montre que le roman
La Peau de chagrin n'est pas simplement une réflexion sur le bonheur à travers le thème de l'homme qui pourrait réaliser tous ses souhaits. Il s'agit aussi pour Balzac de peindre la société de son époque, pour en dénoncer savamment les travers. Ici, il montre que la haute société est avant tout un monde de l'hypocrisie, des faux-semblants et de l'illusion où il s'agit de paraître plus que d'être. On peut alors faire le parallèle avec la question du bonheur – et ce faisant, enrichir notre réflexion à ce sujet - en ce sens que cela donne de l'importance à ce que nous sommes et non à ce que nous voulons paraître.