La Peau de chagrin

Honoré de Balzac

L'agonie - La fête

De "Raphaël demeura pendant quelques jours…" à "…la terre promise, dans un bienfaisant lointain."


Plan de la fiche sur L'agonie - La fête - La Peau de chagrin - Honoré de Balzac :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion




Introduction

    Faut-il céder à l'envie de mourir ?
    Cette question est le fil conducteur du roman de Balzac, La Peau de chagrin, paru en 1831. Le personnage de Raphaël de Valentin, à la suite d'une étrange rencontre avec un vieil antiquaire, a conclu un pacte qui le lie à une peau de chagrin. Celle-ci peut réaliser tous ses souhaits, mais diminue d'autant sa vie à chaque vœu formulé.
    Dans le passage que nous nous proposons d'étudier, nous sommes au terme du roman, terme également de la vie de Raphaël. Il s'agit d'un  extrait de la troisième et dernière partie intitulée « L'agonie ». Alors que notre héros a mené une vie de plaisirs divers, la mort se rapproche peu à peu de lui. Celui-ci se retrouve dans une fête semblable à son premier souhait sauf que la peau de chagrin est quasiment réduite à néant, à l'image de ce qui lui reste de vie.
    Nous pouvons alors nous demander de quelle manière ce passage utilise le contraste pour annoncer le dernier souffle de Raphaël.
    Dans un premier temps, nous étudierons la vie et le luxe ; dans un second temps nous nous intéresserons au sommeil et au rêve.

Honoré de Balzac
Honoré de Balzac


Texte étudié


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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com




Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre âme immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait même éteint la lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.
- Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux jours ; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment ! misérable, je sens la faim. Où est mon dîner ? Réponds.
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines ; un repas royal, fumant, et dont les mets appétissants irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillants, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de voluptueux travestissements : l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise, l’autre portait la basquina lascive des Andalouses ; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse, celle-là modeste et amoureuse sous le costume de mademoiselle de La Vallière, étaient également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte, et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
- Monstre, tu as donc juré de me faire mourir ? s’écria-t-il. Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil, et se coucha.
- Que diable ! dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait cependant bien ordonné de le distraire.

Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle égal et pur ; il souriait transporté sans doute par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire, peut-être ses petits-enfants lui souhaitaient-ils de longs jours, peut-être de son banc rustique, sous le soleil, assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète, en haut de la montagne, la terre promise, dans un bienfaisant lointain !

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831



Annonce des axes

I. Vie et luxe
1. Le luxe et la volupté
2. Une atmosphère festive
3. Le dernier souffle de Raphaël

II. Sommeil et rêve
1. L'illusion
2. L'ombre et la lumière
3. L'imminence de la mort



Commentaire littéraire

I. Vie et luxe

1. Le luxe et la volupté

Raphaël est confronté à une scène de luxe et de volupté, le terme « riche » étant associé à « heureux ».  On voit l'importance une nouvelle fois du luxe pour le héros.
- La grandeur : « immenses appartements de l'hôtel », « une vaste galerie », « un spectacle inouï ».
- L'abondance : « des lustres chargés de bougies » qui s'inscrit en plus dans une énumération qui elle-même marque l'abondance : « C'était ses lustres chargés de bougies (…) les houppes nerveuses du palais ». Le repas qualifié de « royal ».  Hyperbole : « un torrent d'harmonie ».
- L'esthétique : superlatif absolu « les fleurs les plus rares », « artistiquement disposées », le raffinement des matériaux « argenterie, or, nacre, porcelaine ». « beauté »
- La volupté est marquée par le plaisir des sens qui sont sollicités de façon agréable : deux fois « beauté », « parfum », « lumière », « musique », « mets »… avec des termes mélioratifs (les voix des femmes sont « ravissantes », les mets « appétissants », la musique « délicieuse », et le terme « voluptueux » est utilisé.
- Verbes de perception comme « frappèrent tous ses sens ».

Transition : Le passage s'inscrit non seulement dans un univers de luxe et de volupté mais aussi dans une atmosphère particulièrement festive.

2. Une atmosphère festive

- Début de la scène : Raphaël est plongé dans un quotidien mécanique et sans vie visible à travers une énumération  (« Vers les huit heures du soir (…) »). L'imparfait a ici une valeur d'habitude et de répétition. Il y a également une succession de verbes d'action qui souligne l'absence non seulement de réflexion mais aussi de sentiments, d'émotion, et de plaisir à effectuer ces gestes.
- La suite est en rupture avec ce début. Il y a un passage au passé simple (« se réveilla ») qui montre la nouveauté. Ceci est corroboré par un complément circonstanciel de temps « un soir », ainsi que l'expression « plus tard que de coutume ».
- On remarque alors le champ lexical de la fête (« ivresse », etc.) qui ressemble d'ailleurs davantage à une orgie puisque les femmes sont « à demi-nues ». Cela est repris par l'accumulation « la joie, l'amour, le plaisir ».
- Cela ressemble aussi à un spectacle : champ lexical qui évoque un spectacle : « parées », « travestissements », « costume », « convives », « fête improvisée », « musique », « tumulte enivrant ».

Transition : On assiste ainsi à une fête qui n'est pas sans rappeler le premier souhait de Raphaël. Néanmoins, contrairement à la première fois où Raphaël prenait pleinement part à la fête, cette fois-ci, on le trouve en marge de cette fête, en spectateur.

3. Le dernier souffle de Raphaël

- La position de spectateur face à cette fête semble redonner un peu de vie au personnage pourtant moribond. Voir le dernier paragraphe dans lequel l'adjectif « jeune » est utilisé deux fois.
- On peut aussi évoquer les couleurs : les joues de Raphaël sont « blanches » mais colorées d'un « rose » intensifié par l'adjectif « vif », sa bouche est « vermeille » (couleur du sang, donc de la vie).
- Par ailleurs le héros semble serein. Son visage « tranquille et reposé », il fait preuve d'un « bon sommeil », et son souffle est, contrairement à celui d'un mourant « égal et pur ».
- Le passage met également en avant sa beauté. Description qui s'ouvre sur « resplendissait », puis « front gracieux », et il est comparé à une « jeune fille ». Seulement sur la fin, nous avons une comparaison à un vieillard avec la reprise anaphorique de « peut-être », le champ lexical de la vieillesse (à citer) et de la longévité (« banc rustique », référence à Moïse qui est mort âgé).

Transition : Ce passage relate et décrit donc une fête, de la même manière que dans la première partie du roman. Néanmoins, le narrateur insiste plus particulièrement sur ce dont est privé désormais Raphaël, puisqu'il ne participe pas à cette fête mais la regarde, et de fait sur sa mort maintenant imminente.


II. Sommeil et rêve

1. L'illusion

Ce passage est marqué par le sommeil du héros, mais surtout par l'illusion.
- Importance du sommeil commandé : il s'agit d'un sommeil « factice ». Le narrateur indique « l'opium » qui agit sur Raphaël.  Il y a également une opposition entre « matérielle »/ « immatérielle » qui indique la domination de l'opium sur l'esprit (« puissance (…) exercée »).
- Les repères floués : Raphaël est décrit comme un « homme d'imagination », cette imagination est qualifiée d'« active » et cet adjectif est renforcé par deux adverbes d'intensité « si puissamment ».
- Illusion également à travers l'énumération « confuses images (…) ».
- Par ailleurs, la fête est encadrée par deux moments de sommeil. « ouvrit la porte » s'oppose à « ferma brusquement la porte » (comme pour l'entrée dans la boutique de l'antiquaire, cela contribue à maintenir une atmosphère fantastique en ne sachant pas vraiment si tout ceci est réel ou non).
- L'adverbe « brusquement » indique l'idée de rapidité.

Transition : Les thèmes du sommeil, du rêve et de l'illusion contribuent à maintenir une atmosphère fantastique. Cela est prolongé par le contraste entre l'ombre et la lumière qui renforce l'isolement du héros.

2. L'ombre et la lumière

- Contraste saisissant entre la lumière de la fête et l'ombre dans laquelle se trouve Raphaël. Ce dernier est en effet dans l'obscurité (« plongé dans le néant » et les indications sur le temps).
- Importance de la lumière naturelle qui n'existe plus : « Il avait même éteint (…) », « le jour n'entrait plus chez lui ».
- Le narrateur insiste aussi sur l'intensité de l'obscurité qui est qualifiée par l'adjectif « profonde ».
- Opposition lumière/obscurité : lumière intense. Raphaël est « inondé de lumière », « ébloui ». La source de lumière, moindre au départ (« bougie dont la lumière tremblotait », « c'était ces lustres chargés de bougies »), devient de plus en plus imposante et semble émaner des objets et des êtres vivants (table « étincelante », les convives « brillaient », acclamation « rutilante »).
- Remarque : la lumière artificielle n'éclaire pas directement le personnage mais plutôt ce qu'a été sa vie, en tout cas, l'image qu'il en a, son idéal.

Transition : Tout contribue ainsi à isoler Raphaël et à le faire entrer dans la mort, à présent toute proche.

3. L'imminence de la mort

- Champ lexical de la mort.
- L'heure propice à un événement particulier : le temps du récit choisi est celui symboliquement de la nuit (l'aube représente généralement la naissance, la journée  représente la vie, le soir représente la mort).
- Mort qui atteint déjà le personnage (cf. sa description). On a l'impression que Raphaël est dans un sas entre la vie et la mort (il ne fait plus partie de la vie qu'il observe, mais n'est pas encore tout à fait mort). Il est privé de ce qui fait de lui un homme (« redevenu machine », « sans vie », gestes mécaniques, etc.)
- Penser également à parler de toute la métaphore du début.





Conclusion

    A travers ce passage du roman La Peau de chagrin, Balzac nous permet de relire le choix de vie de Raphaël à travers cette scène étonnante pour un homme qui va mourir. Plongé dans une espèce de féérie, Raphaël montre ici au lecteur qu'en croyant vivre il s'enferme en réalité dans une illusion comparable à celle du rêve et que c'est ce qui l'a fait mourir.  Cela invite le lecteur à réfléchir également sur sa vie, et la manière dont on en dispose entre nos souhaits, la réalité et les illusions dont nous nous berçons parfois. Doit-on chercher à réaliser tous nos souhaits quel qu'en soit le prix ?



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Merci à Betty pour cette analyse de L'agonie - La fête - La Peau de chagrin - Honoré de Balzac