Le Roman comique

Paul Scarron

Madame Bouvillon

De "L'ayant fait comme elle l'avait dit…" à "Elle cria qu'elle était morte."





Plan de la fiche sur Madame Bouvillon - Le Roman comique de Scarron :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Paul Scarron, paralysé à partir de 1638, tient un salon avec Françoise d'Auvigné son épouse où il reçoit gens de lettres, esprits libres et libertins. Il se consacre à l'écriture et privilégie la parodie : sur le mode héroï-comique avec Le Virgile travesti (1648), parodie de L'Enéide de Virgile ; sur le mode burlesque avec Le Roman comique (1651-1657), parodie du roman héroïque. Dans ce dernier, il met en scène de manière très réaliste, et souvent triviale, les aventures d'une troupe de comédiens du XVIIème siècle.

    L'extrait proposé raconte la seconde tentative de séduction entre une matrone, Madame Bouvillon et un comédien de la troupe surnommé Destin, dans une hôtellerie. Ces personnages ressemblent à des personnages de Farce.

    En quoi la présentation du personnage de Madame Bouvillon relève-t-elle de la Farce ?


Texte étudié


    L'ayant fait comme elle l'avait dit, elle approcha de Destin son gros visage fort enflammé et ses petits yeux fort étincelants, et lui donna bien à penser de quelle façon il se tirerait à son honneur de la bataille que vraisemblablement elle lui allait présenter. La grosse sensuelle ôta son mouchoir de col et étala aux yeux du Destin, qui n'y prenait pas grand plaisir, dix livres de tétons pour le moins, c'est-à-dire la troisième partie de son sein, le reste étant distribué à poids égal sous ses deux aisselles. Sa mauvaise intention la faisant rougir (car elles rougissent aussi les dévergondées), sa gorge n'avait pas moins de rouge que son visage et l'un et l'autre ensemble auraient été pris de loin pour un tapabor d'écarlate. Destin rougissait aussi, mais de pudeur, au lieu que la Bouvillon, qui n'en avait plus, rougissait je vous laisse à penser de quoi. Elle s'écria qu'elle avait quelque petite bête dans le dos et se remuant en son harnais comme quand on y sent quelque démangeaison, elle pria Destin d'y fourrer la main. Le pauvre garçon le fit en tremblant, et cependant la Bouvillon, lui tâtant les flancs au défaut du pourpoint, lui demanda s'il n'était point chatouilleux. Il fallait combattre ou se rendre, quand Ragotin se fit ouïr de l'autre côté de la porte, frappant des pieds et des mains comme s'il l'eût voulu rompre et criant à Destin qu'il ouvrît promptement. Destin tira sa main du dos suant de la Bouvillon pour aller ouvrir à Ragotin qui faisait toujours un bruit de diable ; et voulant passer entre elle et la table, assez adroitement pour ne la pas toucher, il rencontra du pied quelque chose qui le fit broncher et se choqua la tête contre un banc, assez rudement pour en être quelque temps étourdi. La Bouvillon cependant, ayant repris son mouchoir à la hâte, alla ouvrir à l'impétueux Ragotin qui, en même temps, poussant la porte de l'autre côté de toute sa force, la fit donner si rudement contre le visage de la pauvre dame qu'elle en eut le nez écaché et de plus une bosse au front grosse comme le poing. Elle cria qu'elle était morte.

Paul Scarron - Le Roman comique - 1651-1657




Annonce des axes

I. Le portrait caricatural d'un stéréotype : la matrone
1. Un stéréotype farcesque : le personnage de la matrone
2. L'omniprésence du « bas corporel »
3. Portrait en action : mécanisation grotesque du personnage

II. Une scène de séduction farcesque
1. Détournement des codes du roman héroïque
2. La parodie d'un combat épique : l'assaut tourne à la bouffonnerie
3. Une écriture narrative théâtralisée



Commentaire littéraire

I. Le portrait caricatural d'un stéréotype : la matrone

Scarron se livre au portrait caricatural de Madame Bouvillon, stéréotype emprunté aux personnages de la Farce, en l'occurrence celui de la matrone.

1. Un stéréotype farcesque : le personnage de la matrone

Le personnage de la matrone existe déjà dans la comédie grecque et surtout romaine (Plaute), on le trouve en particulier dans un sous genre de la comédie romaine appelé « Les attelâmes » (farce romaine, IV siècle). Il s'agit de pièces jouées dans des tavernes ou des foires avec une très grande grossièreté et une très grande violence. On le trouve également dans les farces européennes du Moyen-âge avec par exemple La Farce de Maître Patelin de Molière.

La matrone est souvent dominatrice, séductrice, infidèle, avec un besoin sexuel irrépressible et souvent très bien en chair.
Ici, Madame Bouvillon tente de séduire Destin, or elle est mariée. On retrouve bien le thème du mari cocu et de la femme adultère. L'expression péjorative « la grosse sensuelle » utilisée pour la désigner relève du thème de l'embonpoint, voire de l'obésité avec l'emploi de l'adjectif « grosse », et « sensuelle » souligne ses appétits sexuels incontrôlables. Elle concentre bien les deux caractéristiques du stéréotype farcesque de la matrone.
Le groupe nominal « La Bouvillon » (répété 4 fois) est également péjoratif. L'article défini a une valeur péjorative, il relève de la langue populaire et est utilisé pour désigner une mégère, femme d'une couche sociale basse comme dans la Farce. Le nom « Bouvillon » qui signifie « jeune bœuf » vient de « bovis » en latin qui signifie bœuf. Elle est ainsi assimilée à un animal, le bœuf qui représente la lourdeur, la pesanteur et la violence.
Cette idée d'animalité est renforcée par le mot « harnais » désignant son corset. La matrone apparaît ici comme un monstre d'animalité tout en chair, tout en graisse, tout en robustesse.
Elle est soumise à des appétits sexuels débridés contraires à l'idéalisation de la figure féminine dans l'épopée, le roman héroïque ou la tragédie.


2. L'omniprésence du « bas corporel »

De surcroît, le « bas corporel » est omniprésent dans cet extrait. Contrairement aux portraits idéalisés de la figure féminine dans le roman héroïque qui célèbre la beauté mais aussi la vertu de l'héroïne, qui double ainsi le portrait physique d'un portrait moral, le texte de Scarron limite Madame Bouvillon à son corps. Elle n'est que matière.
Mais en plus, on ne décrit son corps que dans ses aspects le plus repoussants ou les plus sexués. On retrouve l'univers grossier de la Farce.

La description du corps procède par effet de zooms successifs sur des parties précises de son corps, connotées sexuellement. On part du haut « gros visage fort enflammé » puis on a un rétrécissement sur « les petits yeux fort étincelants ». On a ici une antithèse qui crée un contraste entre grossissement et rétrécissement propre à la caricature.
Puis le regard descend sur la poitrine « dix livres de tétons pour le moins », qui est comiquement et péjorativement comparée à une marchandise que l'on pourrait évaluer (métaphore).
Le regard se déplace ensuite vers les aisselles « le reste avait été distribué à poids égal sous ses deux aisselles » (encore une fois l'idée de poids comme pour une marchandise), puis il revient vers ce qui est important : la poitrine « sa gorge n'avait pas moins de rouge que son visage ».
Puis on atteint son « dos suant » et enfin on retourne sur son visage « nez écaché », « bosse au front ».

Madame Bouvillon se réduit à son visage, sa poitrine, ses aisselles et son dos. On a un portrait caricaturé et simplificateur qui s'oppose en tout point à celui de l'héroïne classique fine, d'une parfaite blancheur et qui contrôle ses pulsions. Pour appuyer cet effet caricatural, Scarron multiplie les exagérations « tapabor d'écarlate » (comparaison), le rythme mimétique dans la longue description qui s'étend sur deux lignes en trois groupes ternaires évoquant le triple étage qui entoure son buste et répétition de l'adverbe intensif « fort » (« fort enflammé […] fort étincelants »).
Comme dans la farce Madame Bouvillon est réduite à son corps, dénuée de toute psychologie. Ce n'est qu'un corps agissant.


3. Portrait en action : mécanisation grotesque du personnage

En effet, au-delà de ces éléments descriptifs, le portrait de Madame Bouvillon se construit aussi par la narration de ses actions. On peut parler de portrait en action.
Comme dans la Farce, ce personnage est caractérisé par son apparence extérieure et ses actions. Celles-ci sont d'ailleurs particulièrement comiques.
D'abord, elle « approcha » éprise du désir de Destin, puis elle « ôta son mouchoir de col », elle improvise un stratagème face au malaise et à l'indécision de Destin « elle s'écria qu'elle avait quelque petite bête dans le dos », elle lui « tâta les flancs » après lui avoir fourré les mains entre sa veste et la chemise.
On a d'abord un comique de caractère provenant de ses intentions dont le but est de séduire à tout prix Destin.
On a aussi un comique de situation se retrouvant dans son acharnement pathologique pour le séduire alors qu'il montre de la réticence et dans le contraste entre force physique de la matrone et la fébrilité de Destin. Aveuglée par son désir, elle manque de lucidité et procède de manière insistante et imposante qui traduit sa grossièreté.
Elle se livre ici à une véritable pantomime et semble s'agiter en tous sens « elle se remue dans son harnais », « tâtant les flancs » de Destin comme de la viande et lorsqu‘elle parle elle « s'écrie ». Ces actions révèlent un caractère très brut, sans épaisseur psychologique. Elle se réduit à un corps désirant et inassouvi.

Ainsi, la présentation de Mme Bouvillon relève de la Farce car il s'agit d'une matrone qui est un stéréotype propre à la farce, le « bas corporel » est omniprésent et enfin tout comme les personnages de farce, elle se caractérise uniquement par son apparence et ses actions, se livrant à une scène de séduction farcesque.


II. Une scène de séduction farcesque

Madame Bouvillon est un stéréotype emprunté à l'univers burlesque de la farce ; la scène de séduction à laquelle elle se livre est traitée sur le même mode. Le lecteur pourrait se croire face à une scène de farce, donnée sur des tréteaux de foire médiévale.

1. Détournement des codes du roman héroïque

Comme dans la farce, on a un détournement des codes du roman héroïque.
D'une part, il y a inversion des rôles de l'homme et de la femme. C'est Mme Bouvillon, et non Destin, qui entreprend de séduire, c'est elle qui tente de le faire céder à son désir et qui recourt aux grands moyens : montrer sa poitrine et badiner avec lui en lui « tâtant les flancs au défaut du pourpoint ». Elle adopte un comportement inconvenant, incompatible avec la dignité supposée d'une femme mariée et d'âge mur. On a donc un contraste entre femme dominatrice, puissante, acharnée dans l'expression de son désir et un homme dominé, impuissant.
D'autre part, il s'agit d'un assaut physique, et non une déclaration verbale, qui s'oppose au lyrisme de la séduction du roman héroïque. Mme Bouvillon ne se donne pas la peine de cacher son désir physique sous le masque raffiné du sentiment amoureux. Elle est sous l'emprise du pulsionnel et multiplie les signes ostensibles de son attirance. Ses actions tentent un contact de plus en plus rapproché : d'abord elle se montre, puis oblige Destin à la toucher, et enfin elle le touche. Par leur caractère répétitif et de plus en plus agressif, d'autant plus qu'elles ne sont pas suivies de l'effet escompté, elles transforment la scène en pantomime burlesque, selon un procédé fréquent dans la farce. En effet, on a inversion entre registre « haut » et registre « bas ».


2. La parodie d'un combat épique : l'assaut tourne à la bouffonnerie

De plus, la scène ressemble à un assaut qui tourne à la bouffonnerie. En effet, cette scène de séduction est présentée comme une lutte acharnée comme le suggère l'emploi du lexique de la guerre qui apparaît dès la première phrase : elle « lui donna bien à penser de quelle façon il se tirerait à son honneur de la bataille que vraisemblablement elle allait lui présenter ».
Cette métaphore est reprise avec « il fallait combattre ou se rendre ».
De plus, certains clichés épiques sont utilisés pour exprimer l'ardeur au combat des héros sont repris : « visage […] enflammé » et « yeux […] étincelants ». Cependant, il n'y a rien d'héroïque ici : le combat est inégal, l'enjeu est vulgaire et la forme est grotesque.
Or, dans l'épopée, les combattants doivent être de forces égales pour la beauté de la lutte, ils se battent pour leur roi, leur dieu ou leur patrie, et ils font preuve de dextérité et d'élégance. Il s'agit donc d'une parodie du combat épique qui transforme les assauts de Mme Bouvillon en pantomime maladroite et ridicule et qui relève de la bouffonnerie farcesque.


3. Une écriture narrative théâtralisée

Enfin, l'alternance du regard entre Mme Bouvillon et Destin est très théâtrale. En effet, pour rendre compte du décalage entre les intentions de Mme Bouvillon et les réticences de Destin, la narration passe d'un personnage à l'autre selon le schéma action/réaction comme le regard du spectateur de théâtre :
- évocation du rouge qui couvre le corps de la matrone (« Sa mauvaise intention la faisant rougir […] un tapabor d'écarlate ») / évocation du rouge de pudeur qui monte aux joues de Destin,
- demande de Mme Bouvillon au jeune homme de l'aider à combattre ses démangeaisons (« Elle s'écria qu'elle avait quelque petite bête dans le dos ») / mention du geste de Destin qui obéit (« Le pauvre garçon le fit en tremblant »).

Tout comme dans la farce, on a un renversement final ou coup de théâtre provoqué par l'arrivé inattendue de Ragotin qui met fin au « combat » entre les deux personnages. Ce dernier se méprend sur la scène qui se tient à l'intérieur de la chambre, comme le manifeste son empressement à faire ouvrir la porte : « frappant des pieds et des mains comme s'il l'eût voulu rompre ». Sans doute pense-t-il que Destin se fait molester par un brigand.
Les précautions de Destin pour ne pas toucher Madame Bouvillon, son mouvement et la conséquence de son geste « se choqua la tête contre un banc », sont mentionnés dans une même phrase qui semble s'allonger indéfiniment. Cela crée un contraste burlesque entre le ralenti syntaxique et l'accélération de l'histoire.
L'arrivée brusque de Ragotin contribue à ridiculiser Mme Bouvillon qui « heurta la porte » et qui s'en retrouve avec le « nez écaché » et une « bosse » sur le front. Elle est assimilée à un personnage de farce dont les coups reçus prêtent à rire.
Comme dans la farce, Ragotin surgit comme un deus ex machina burlesque pour réduire la tentative de Mme Bouvillon à néant, variante du schéma de « l'arroseur arrosé ».





Conclusion

    La présentation du personnage de Mme Bouvillon relève de la farce tout d'abord parce que son portrait rappelle le stéréotype de la matrone par son obésité, sa rougeur, sa lubricité. Comme dans la farce elle est réduite à sa corporéité, évoquée sur mode grivois. Sa psychologie est quasi inexistante : le personnage est avant tout une force agissante.

    Elle apparaît en outre comme le personnage principal d'une scène farcesque procédant comme dans la farce à un détournement des codes du roman héroïque, substituant à la déclaration d'amour l'expression violente du désir physique, dans une scène muette, qui vire à la parodie du combat épique. La théâtralité de la narration, pantomime farcesque, finit de transformer les personnages en pantins grotesques, jouets de leurs incapacités et victimes de leur maladresse.

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Merci à Claudia pour cette analyse de Madame Bouvillon - Le Roman comique de Scarron