Dans cet extrait du Supplément au voyage de Bougainville, de Denis Diderot, présenté sous la forme d'un dialogue, il est question d'un vieux Tahitien qui adresse des reproches à Bougainville et à ses
intentions de coloniser Tahiti. Les propos du vieux Tahitien, qui incarne le
mythe du « bon sauvage », laissent transparaître la critique
acerbe de Diderot. La phrase réprobatrice « Qui es-tu donc pour
faire des esclaves » unit les aspects principaux : en condamnant l'esclavage,
Diderot défend les droits de l'homme, tout d'abord la liberté de
l'individu, mais il exprime aussi l'opinion selon laquelle les Français
n'ont pas de justification raisonnable pour leurs menées impérialistes.
En outre, il fait une apologie des mœurs des Tahitiens, menacées
par la civilisation occidentale. Il montre que le comportement prétentieux
des colonisateurs est à l'opposé des valeurs des Lumières
et n'a pas de place dans une société éclairée. Le
dialogue entre l'aumônier et Orou est d'ailleurs une critique des dérives
de la religion catholique.
Problématique : Comment Diderot va-t-il comparer les deux types de civilisation ?
" Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l'arrivée, et lion du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. (Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. "
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : " Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
Supplément au voyage de Bougainville (extrait) - Diderot
Synthèse :
I. Cruauté et injustice
La cruauté et la violence
Les Tahitiens jettent des "regards de dédain sur eux", la tonalité est donc critique.
Le champ lexical appartenant à la cruauté est riche : "enchaîner", "égorger", "assujettir", "servirez", "se haïr", "asservir"...
Il manifeste en même temps l'attitude des Européens et l'attitude des Tahitiens entre eux. On a une contamination de la violence. Il y beaucoup de termes de violence qui est celle de la colonisation pour la souligner : "funeste avenir", "fureurs inconnues", "folles", "féroces", "esclaves", "teintes de votre sang".
Diderot emploie aussi des termes qui connotent le mépris : "vis", "corrompus", "vils", "ambitieux" qui
renvoient à la question rhétorique : "Sommes-nous dignes de méprit ?". On a une
mise en cause du bien fondé de la colonisation.
L'injustice et l'immoralité
L'injustice est marquée par l'intrusion de la notion de possession. (l.29). On
a aussi l'émergence de besoins nouveaux : des besoins factices qui créent une
hiérarchie, une jalousie. Cette injustice s'exprime par la loi du plus fort qui
est marquée par l'attitude des occidentaux qui arrivent sur la côte : ligne 25 : "Ce pays est à nous". Cette loi du plus fort s'oppose à la loi naturelle qui est élogée dans la seconde partie de ce texte.
II. Les méfaits de la civilisation, l'éloge de la vie naturelle
Un monde d'innocence et de bonheur
"nous sommes innocents, nous sommes heureux". Le fait que les Tahitiens soient innocents (ignorants du point de vue des Européens) est la raison de leur bonheur => Bonheur simple.
Ceci est rattaché à
la nature : "nous suivons le pur instinct de la nature". => renvoie à Rousseau défenseur de cette cause.
Une des causes est le fait
que l'on est en régime de copropriété : "tout
est à tous" et "nos mœurs sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes". Ce que
les Européens appellent l'ignorance est en fait une innocence qui équivaut à une
sagesse et est source de bonheur.
Un monde de liberté et de tolérance
"nous sommes libres." La liberté se manifeste également par opposition
dans le terme "esclavage". Elle s'exprime aussi par le souci de tolérance : la
compréhension d'autrui est marquée par l'expression "nous avons respecté l'image
qui est en toi." et aussi par les questions rhétoriques de la ligne 31 à 35.
Un monde dans lequel la vie est simple
On a une insistance sur l'absence de superflu à la fin de cet extrait : "Tout ce qui est ... possédons.".
Les Tahitiens sont les défenseurs de l'égalité entre les hommes
"le Tahitien est ton frère."
Cette égalité est vue par les Tahitiens comme une loi fondamentale de la Nature.
"Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ?"
=> ceci est généralement une revendication des Lumières européennes, alors que ici c'est le supposé sauvage qui revendique cette égalité entre les hommes.
III. L'art de persuader
Le discours est divisé en deux paragraphes
Dans le premier, il s'adresse aux Tahitiens et dans le second, il s'adresse à Bougainville.
Dans le premier paragraphe de ce discours, on remarque qu'il y a un jeu d'opposition entre vous et eux : "un jour vous les connaîtrez mieux", "aussi malheureux qu'eux", "vous sevirez sous eux" et en face on a "ils" qui désigne les "hommes ambitieux et méchants".
Dans le second paragraphe de ce discours, "nous" désigne le vieillard et les Tahitiens et "tu" désigne le chef des brigands". Ces deux pronoms s'opposent : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent" / " nous sommes innocents" ; "nous sommes heureux" / "tu ne peux que nuire à notre bonheur"... Cette opposition marque leur style de vie. Il y a une interpellation de la personne par ce jeu d'interpellations.
Symétries en chiasme
"elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs".
La structure en chiasme permet de souligner l'opposition. La symétrie exprime
l'hypothèse inversée : le vieillard met les Européens à la place des Tahitiens.
Il utilise également des questions oratoires à la fin de cet extrait, dont la
réponse est contenue dans la question : à partir de la ligne 25 : "Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? parce que tu y a mis le pied ?" "... qu'en penserais-tu ?", "Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ?", "avons-nous pillé ton vaisseau ?". Ces questions animent le discours et elles montrent l'assurance du vieillard.