L'homme est en proie à l'homme

Agrippa d'Aubigné - Les Tragiques






Plan de la fiche sur Les tragiques - Misères de Agrippa d'Aubigné :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Eléments de commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Une guerre oppose les catholiques, qui est le courant officiel, au courant novateur : les protestants. A la fin du 15ème siècle, certains intellectuels remettent en cause le catholicisme, et oriente ainsi vers la réforme, et plus tard vers les protestants. A la tête du pays gouverne un roi catholique. Puis vint un roi trop jeune pour gouverner, c'est sa mère qui prend la couronne à sa place (Régence). Pour essayer de réconcilier les catholiques et les protestants, elle fait marier son fils à une protestante.

    Il y a le massacre de St-Barthélemy en 1572. La guerre civile s'arrête en 1598 grâce à l'édit de Nantes. La révocation de l'édit de Nantes est l'une des raisons pour laquelle d'Aubigné écrit Les Tragiques.
    Agrippa d’Aubigné, protestant à la charnière des 16ème et 17ème siècles, dans une œuvre versifiée de 7 livres (Les Tragiques) écrites en 1616, retrace en les dénonçant les persécutions subies par les protestants dans la dernière moitié du 16ème siècle. Il commence par exposer des scènes de violence et de "misères", titre du premier livre, dont est tiré l’extrait qui nous occupe, et finit dans le 7ème livre en montrant le supplice des persécuteurs et le bonheur des opprimés dans un juste retour des choses, à l’image de la fin de l’ancien testament.


Texte étudié

L'homme est en proie à l'homme, un loup à son pareil ;
Le père étrangle au lit le fils, et le cercueil
Préparé par le fils sollicite le père ;
Le frère avant le temps hérite de son frère.
On trouve des moyens, des crimes tout nouveaux,
Des poisons inconnus ; ou les sanglants couteaux
Travaillent au midi et le furieux vice
Et le meurtre public ont le nom de justice.
Les bélîtres armés ont le gouvernement,
Le sac de nos cités : comme anciennement
Une croix bourguignonne épouvantait nos pères,
Le blanc les fait trembler, et les tremblantes mères
Croulent à l'estomac leurs poupons éperdus
Quand les grondants tambours sont battants entendus.
Les places de repos sont places étrangères,
Les villes du milieu sont villes frontières;
Le village se garde, et nos propres maisons
Nous sont le plus souvent garnisons et prisons.
L'honorable bourgeois, l'exemple de sa ville,
Souffre devant ses yeux, violer femme et fille
Et tomber sans merci dans l'insolente main
Qui s'entendait naguère à mendier du pain.
Le sage justicier est traîné au supplice,
Le malfaiteur lui fait son procès; l'injustice
Est principe de droit ; comme au monde à l'envers
Le vieil père est fouetté de son enfant pervers.
Celui qui en la paix cachait son brigandage
De peur d'être puni, étale son pillage
Au son de la trompette, au plus fort des marchés
Son meurtre et son butin sont à l'ancan prêches :
Si qu'au lieu de la roue, au lieu de la sentence,
La peine du forfait se change en récompense.

Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, Livre I, Misères, vers 211 à 243




Eléments de commentaire littéraire

I. Champs lexicaux, antithèses et procédés de généralisation
II. Les thèmes dominants qui caractérisent la situation
III. Le renversement des valeurs
IV. La dénonciation de l’horreur de la guerre dans un texte qui dépasse la référence strictement historique


Ce texte présente des situations de paradoxes, qui deviennent le principe de justice (le mal). Cela se traduit soit par des paradoxes, soit par des expressions de renversement de valeur.


I. Champs lexicaux, antithèses et procédés de généralisation

Un ensemble de termes regroupés sous un même thème, une même idée.


Souffrance : crimes, meurtres, violer, supplice, …

Cruauté : poisons, couteau, fouetté, …

Mort : …

Guerre : …

Peur : …

Justice : …

Les antithèses affirment en réalité l'opposé de ce qui est dit.

- "les couteaux travaillent au midi"

- "le meurtre public ont le nom de justice"

- "les places de repos sont places étrangères."

Le paradoxe naît du fait qu'il est une opposition. Les figures du texte mettent en valeur le texte.

Procédé de généralisation : passer du particulier au général. Les verbes au présent de vérité générale montre une atemporisation. Le texte est une dénonciation de la guerre qui prend un exemple concret : guerre de religion du 16ème siècle.


II. Les thèmes dominants qui caractérisent la situation

L’expression "en proie" ouvre le texte sur une image de violence et de mort criminelle :
Champ lexical de la violence : étrangle vers 2 ; poisons vers 6 ; sanglants vers 6 ; meurtres vers 8 ; violer vers 20 ; supplice vers 23.

La densité de ce champ lexical dès le début du passage définit le thème dominant de la violence que connaît le pays. Si le début du texte expose la violence dans un cercle familial (père, fils, frère), un glissement s’opère rapidement grâce à l’adjectif "public", lié à "meurtre" qui prouve que cette violence est certes généralisée chez les particuliers mais est également celle de l’Etat, donc un acte politique (bélîtres ; troupes 9 ; gouvernement 9 ; tambours 14 ; garnisons et prisons 14) qui donnent l’image d’une armée combattant.
C’est à ce moment que se met en place le champ lexical de la guerre (vers 9 à 14).

Mais il est important de remarquer que c’est surtout la peur qui domine ce passage (épouvantait 11 ; trembler et tremblantes 12 ; éperdus 13) et non les atteintes physiques. Les sonorités imitatives contribuent à l’expression de cette crainte, amplifiant l’impression par les échos sonores des "grondants tambours" ; présence dans ces mêmes vers de nombreux [T, D, B, K, R, P] imitant le tambour ou les cœurs qui battent de peur.

Enfin, tout au long du texte, le champ lexical de la justice tantôt positif (justice, honorable, exemple, sage, justicier) et tantôt négatif (souffrir, sans merci, malfaiteur, injustice), met en place l’idée d’un renversement présenté comme un paradoxe.


III. Le renversement des valeurs

C’est d’abord la structure syntaxique qui attire l’attention sur le renversement : le poète par ce biais montre le remplacement d’une valeur positive par une autre, négative : vers 7 et 8, la construction met l’accent sur l’analogie entre "meurtre", "vice" et "justice" pourtant opposés ce qui crée un paradoxe. Le renversement des valeurs est posé clairement à la suite d’exemples concrets familiaux qui laissent déjà prévoir (voir 2 et 3, les valeurs de protection et d’amour normalement contenues dans les relations familiales disparaissent au profit d’une volonté de mort : cercueil, étrangle).

Dès les vers 15 à 18, la structure toujours identique bâtie autour du verbe "être" montre à la fois le remplacement d’une notion par une autre et le bouleversement, la confusion ainsi engendrée par l’état de guerre : ce qui est paisible et sécurisant est remplacé par ce qui fait peur et ce qui est hostile. Ici, c’est évidemment la figure de l’antithèse qui prédomine.

Ce reversement des valeurs touche tout ce qui concerne l’organisation de la ville depuis sa part la plus privée (familiale) jusqu’à sa part la plus publique (le bourgeois, exemple de sa ville). On peut remarquer dans cette dernière partie que l’accent est mis sur la décadence que l’on voit s’opérer sous nos yeux : "honorable ; exemple ; souffle ; tomber". A partir de ce moment, le poète installe un nouvel ordre au supplice, le malfaiteur fait son procès, l’injustice est un principe de droit.

Le texte est couronné par la comparaison générale et conclusive "comme au monde à l’envers" (25) suivie d’un dernier vers renvoyant au début de l’extrait comme pour montrer un schéma sans cesse répété, sans espoir de fin.


IV. La dénonciation de l’horreur de la guerre dans un texte qui dépasse la référence strictement historique

Par le repérage des personnages mis en scène, on peut facilement comprendre qu’il s’agit ici d’une guerre civile clairement définissable comme étant celle qui enflamma la France au 16ème siècle, mais les procédés de généralisation permettent de dépasser cette relation à l’histoire de la France et envisagent l’explication dans le cadre plus large de la dénonciation de toute guerre civile, fonctionnant selon un même principe et détruisant toute valeur morale au profit de son antithèse immorale ou amorale. Les procédés sont les suivants :

- La plupart des verbes sont au présent, valeur intemporelle et donc généralisante.

- Des articles au singulier marquent une généralisation (début et fin du texte).

- De même lorsque ce sont des articles définis.

- Aucune situation n’est temporellement ni géographiquement clairement définissable : situation valable en tout lieu et tout temps.





Conclusion

    Le propos de d’Aubigné est certes de dénoncer l’horreur des guerres de religions qu’il a lui-même subies mais, au-delà de sa propre expérience, on comprend qu’il se veut dénonciateur de toute guerre civile amenant irrémédiablement au renversement total des valeurs, à la mise en place du mal comme principe fondateur d’un ordre nouveau. Cela mène à la négation de toute humanité, comme nous le rappelle d’ailleurs la comparaison des attitudes du loup et de l’homme, et fait de cette œuvre un témoignage extrêmement pessimiste.

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