Plan de la fiche sur
le chapitre 8 de La Bête humaine de Emile Zola :
Introduction
La Bête humaine est un roman d'
Emile Zola qui fut publié en 1890, dix-septième volume de la série
Les Rougon-Macquart.
Dans cet extrait du chapitre 8, dans la chambre de l’impasse d’Amsterdam, Jacques et Séverine passent la nuit ensemble et s’adonnent à leur passion. Séverine, entraînée par ses souvenirs de la chambre, avoue à son amant les brutalités de Roubaud et lui raconte comment il l’a associée de force au crime de Grandmorin. Jacques, pris d’une curiosité morbide, l’interroge en détail sur le meurtre et les sensations qu’elle a éprouvées.
Texte étudié
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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com
Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri était comme l'épanouissement même de son besoin de joie, dans l'exécration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu'elle avait bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.
" Non, non, attends... Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu l'as senti mourir ? " En lui, l'inconnu se réveillait, une onde farouche montait des entrailles, envahissait la tête d'une vision rouge. Il était repris de la curiosité du meurtre.
" Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer ?
- Oui, un coup sourd.
- Ah ! un coup sourd... Pas un déchirement ! tu es sûre ?
- Non, non, rien qu'un choc.
- Et, ensuite, il a eu une secousse, hein ?
- Oui, trois secousses, oh ! d'un bout à l'autre de son corps, si longues, que je les ai suivies jusque dans ses pieds.
- Des secousses qui le raidissaient, n'est-ce pas ?
- Oui, la première très forte, les deux autres plus faibles.
- Et il est mort, et à toi qu'est-ce que ça t'a fait, de le sentir mourir comme ça, d'un coup de couteau ?
- A moi, oh ! je ne sais pas.
- Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu ? Dis-moi, dis-moi ce que ça t'a fait, bien franchement... De la peine ?
- Non, non, pas de la peine !
- Du plaisir ?
- Du plaisir, ah ! non, pas du plaisir !
- Quoi donc, mon amour ? Je t'en prie, dis-moi tout... Si tu savais... Dis-moi ce qu'on éprouve.
- Mon Dieu ! est-ce qu'on peut dire ça ?... C'est affreux, ça vous emporte, oh ! si loin, si loin ! J'ai plus vécu dans cette minute-là que dans toute ma vie passée. " Les dents serrées, n'ayant plus qu'un bégaiement, Jacques cette fois l'avait prise ; et Séverine aussi le prenait. Ils se possédèrent, retrouvant l'amour au fond de la mort dans la même volupté douloureuse des bêtes qui s'éventrent pendant le rut. Leur souffle rauque, seul, s'entendit. Au plafond, le reflet saignant avait disparu ; et, le poêle éteint, la chambre commençait à se glacer, dans le grand froid du dehors. Pas une voix ne montait de Paris ouaté de neige. Un instant, des ronflements étaient venus de chez la marchande de journaux, à côté. Puis, tout s'était abîmé au gouffre noir de la maison endormie.
La Bête humaine - Extrait du chapitre 8 - Zola
Jean Gabin (Jacques Lantier) et Simone Simon (Severine Roubaud)
dans l'adaptation cinématographique de La Bête humaine par Jean Renoir (1938)
Annonce des axes
I. Une sensualité fascinante et morbide
II. L’extase amoureuse : un rite bestial
III.L’expérience de l’indicible : Eros et Thanatos
Commentaire littéraire
I. Une sensualité fascinante et morbide
Cet extrait s’inscrit à plus d’un titre dans la dynamique dramatique du récit. Il apparaît en effet comme une scène-catalyse, un moment émancipateur où l’intrigue progresse et où la bestialité des personnages se déploie, sans que toutefois aucun deux n’atteigne une réelle complétude.
Frustrée par l’astuce narrative de la rétrospection, la curiosité du lecteur est enfin satisfaite par l’aveu de Séverine qui offre un récit exhaustif de l’assassinat de Grandmorin. Trop longtemps contenue par Séverine, cette confession livrée à Jacques, son amant, résonne comme une révélation pour la jeune femme, encore que d’un genre bien singulier. A mesure que Séverine évoque à Jacques la préméditation puis l’exécution du crime, n’épargnant aucun détail sordide, elle connaît une franche délectation, un plaisir sans mesure qui la rend suffocante et haletante, comme en témoigne ici le style saccadé avec ses interrogatives, ses exclamatives et ses points de suspensions : "- Mon Dieu ! est-ce qu’on peut dire ça ? [...] ça vous emporte, oh ! si loin, si loin ! J’ai plus vécu dans cette minute-là que dans toute ma vie passée...". Evacuant cette culpabilité abominable, le crime de Grandmorin, Séverine éprouve étrangement une volupté secrète et insoupçonnable, celle de la mort, qui est nécessaire à sa propre jouissance : "Jacques cette fois l’avait prise ; et Séverine aussi le prenait".
Il apparaît que Séverine se révèle une véritable initiatrice, transmettant à Jacques, par un jeu d’écho, la sensualité macabre de son aveu. Littéralement subjugué par cette force envoûtante, Jacques s'adonne alors avec sa maîtresse à une joute érotique qui les conduira à l’extase bestiale du "rut" : "Mais Jacques, qu’elle avait bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore. "Non, non attends... Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu l’as senti mourir ?" En lui, l’inconnu se réveillait, une onde farouche montait des entrailles, envahissait la tête d’une vision rouge. Il était repris de la curiosité du meurtre.". Plongeant dans un au-delà indicible parce qu’incompréhensible à tous deux, les amants se trouvent ainsi transportés par un vertige inconnu et mystérieux : la puissance du désir.
II. L’extase amoureuse : un rite bestial
Dans cet extrait, l’union de Séverine et de Jacques s’articule sur la communion de désirs irrésistibles. Il ne s’agit pas ici de passion amoureuse, de vagues besoins mystiques, mais de la nécessité du rut. Zola ne cherche d’aucune façon à édulcorer le désir, au contraire. Le rapprochement puis l’accouplement des corps s’accomplit en effet avec toute la brutalité et la violence de forces obscures : "Ils se possédèrent, [...] dans la même volupté douloureuse des bêtes qui s’éventrent pendant le rut.". Pris dans la fulgurance de leur élan charnel auquel ils laissent libre cours, les amants se métamorphosent en bêtes sauvages ainsi que l’atteste le réseau lexical de l’animalité. Quand elle n’est pas haletante, Séverine pousse des "cris". Jacques qui d’abord formule fiévreusement ses questions perd ensuite l’usage de la parole gardant "les dents serrées" et "n’ayant plus qu’un bégaiement". Enfin, lors de leur étreinte brutale, les amants ne respirent pas mais laissent échapper un "souffle rauque". Il semble ainsi que dans leur extase Séverine et Jacques soient totalement dépossédés d’eux-mêmes.
Il est bien question ici comme au reste dans l’ensemble de l’œuvre de sexe et d’attirance pulsionnelle et non d’amour et de sentiments. Emoustillés d’abord par le récit lugubre et infâme du meurtre, les deux amants dérivent et se perdent dans un monde inconnu par-delà le bien et le mal mais aussi le normal et l’anormal.
III.L’expérience de l’indicible : Eros et Thanatos
Emile Zola ne représente pas l’amour, ni même la sensualité ou l’érotisme, mais plus brutalement, le rut et l’appétit meurtrier comme des penchants indissociables, propres à l’Homme. Sous l’égide de Séverine qui incarne dans cette scène à la fois Eros et Thanatos, Jacques goûte à la volupté de la mort qu’elle éprouve elle-même : "Ils se possédèrent, retrouvant l’amour au fond de la mort". Chez la jeune femme, le désir de raconter à Jacques le meurtre de Grandmorin se confond avec l’exigence d’un ravissement plus grand : "Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri était comme l’épanouissement même de son besoin de joie, dans l’exécration de ses souvenirs.". L’aveu est désiré par Séverine comme un "embrasement". Et Zola insiste et martèle en revenant plusieurs fois sur la sensualité de l’aveu : elle en éprouve "comme le désir physique qu’elle ne distinguait plus de son désir sensuel" (chapitre VIII) ; "il montait en elle du désir éperdu d’être reprise et possédée" (chapitre VIII).
Par son récit puis son étreinte avec Jacques, Séverine, figure du Désir, révèle ainsi que l’horreur et le plaisir sont indiscernables dans l’expérience de l’extrême, de l’intense qui finalement met en cause la possibilité d’une parole : "Est-ce qu’on peut dire ça ?... C’est affreux, ça vous emporte, oh ! si loin, si loin !". Il est à cet égard significatif que l’atmosphère de la chambre dominée d’abord par le motif de l’embrasement : "montée ardente", "brûlait", "vision rouge" révèle après le rut des amants une teinte plus sinistre et sombre : "Au plafond, le reflet saignant avait disparu ; et le poêle éteint, la chambre commençait à se glacer, dans le grand froid du dehors.". Et ceci à l’intérieur comme à l’extérieur : "Pas une voix ne montait de Paris ouaté de neige.".
Conclusion
Pressentant le caractère universel de la dualité pulsionnelle de l’homme, Emile Zola signifie ici par l’étreinte de Séverine et Jacques que l’expérience de l’extase se réalise par-delà toute morale mais aussi toute explication, tout discours. Plus tard, Bataille, libéré de toute servitude, s’intéressera aux expériences radicales de l’inconnu, à un érotisme de la perte et de la mort.