Plan de la fiche sur
Un rêve de Aloysius Bertrand :
Introduction
Aloysius Bertrand (1807 - 1841) est issu dune famille pauvre et n'a jamais réussi à échapper à la misère. Il fut très influencé par le romantisme allemand et le baroque. Son recueil de poème
Gaspard de la nuit sera publié en 1842 à titre posthume. Longtemps inconnue du grand public, cette œuvre influencera pourtant
Baudelaire ou
Rimbaud par l'originalité de l'inspiration et de l'écriture du poème en prose. Aloysius Bertrand est le précurseur du poème en prose. "Un rêve", également appelé "Il était nuit... ", est extrait du livre III : "La nuit et ses prestiges". "Un rêve" est un poème très construit. Il se présente comme le compte-rendu d'un rêve relaté dans une atmosphère à la fois mystique et tragique.
Texte du poème Un rêve
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Lu par Clotilde B. - source : litteratureaudio.com
Un rêve
J'ai rêvé tant et plus, mais je n'y entends note.
Pantagruel, livre III.
Il était nuit. Ce furent d'abord, - ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, - une abbaye aux murailles lézardées par la lune, - une forêt percée de sentiers tortueux, - et le Morimont(*) grouillant de capes et de chapeaux.
Ce furent ensuite, - ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, - le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, - et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.
Ce furent enfin, - ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, - un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, - et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.
Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.
Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, - et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.
(*) C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.
Aloysius Bertrand - Gaspard de la nuit - Livre III - 1842
Annonce des axes
I. La composition du poème
II. Un rêve
1. Un univers cauchemardesque
2. Le dénouement
Commentaire littéraire
I. La composition du poème
La première phrase "Il était nuit.", très simple, est uniquement narrative. Elle met en situation, donnant le cadre inquiétant dans lequel va se dérouler le poème.
Les trois premiers paragraphes rapportent trois épisodes angoissants. Chronologie très marquée et construite "d'abord", "ensuite", "enfin" avec l'
anaphore de "Ce furent", à la manière d'un texte argumentatif. Reprise de l'expression "ainsi j'ai vu, ainsi je raconte" (et "ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte" la troisième fois) comme un refrain.
Les deux derniers paragraphes présentent les dénouements.
Les trois premiers paragraphes se développent chacun en trois temps : trois séquences présentées selon un ordre invariable et à l'aide de structures syntaxiques similaires, des parties de phrase à peu près égales :
-
Paragraphe 1 :
trois lieux : trois substantifs définis (deux participes passés "une abbaye aux murailles lézardées par...", "une forêt percée de" et un participe présent "le Morimont grouillant de..."). La phrase semble donc multiplier les précisions mais selon une structure et des reprises (prépositions notamment) qui font naître le malaise. Présentation de lieux inquiétants, mais pas de descriptions des actions qui se déroulent dans ces lieux. Il est difficile de comprendre pour le lecteur comment ces éléments s'articulent entre eux. Le
narrateur semble déambuler dans un monde inquiétant.
-
Paragraphe 2 :
trois sons : à chaque séquence correspondent des sons : glas + sanglots / cris + rires / prières bourdonnantes. Les substantifs sont accompagnés d'adjectifs épithètes inquiétants (funèbres (2 fois), plaintifs, féroces) et suivis chacun d'une proposition relative "auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule", "dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée", "qui accompagnaient un criminel au supplice" -> composition très régulière.
-
Paragraphe 3 :
trois personnages présentés selon la structure : substantif + relative "un moine qui...", "une jeune-fille qui...", "et moi que...". Trois suppliciés. La phrase "et moi que" surprend car jusqu'ici la structure très ordonnée du poème et très descriptive (pas de sentiments exprimés) donnait une impression de détachement de la part du narrateur, l'expression "et moi que" rend ce poème soudainement plus personnel et surprend ainsi le lecteur.
Ce paragraphe montre une musicalité recherchée. Utilisation du mètre impair et élaboration de système complexe d’alternances :
un moine qui expirait / couché dans la cendre des agonisants
7
pieds 11 pieds
une jeune fille qui se débattait / pendue aux branches d’un chêne
11 pieds 7 pieds
et moi que le bourreau liait
(synérèse sur "liait" = 1) / échevelé sur les rayons de la roue
7 pieds 11 pieds
L'ordonnance n'est plus la même dans les 2 paragraphes suivants :
Le quatrième paragraphe permet d'identifier les deux premiers suppliciés : Dom Augustin et Marguerite (Certainement celle de Faust (Goethe)), leur sort est évoqué au futur.
Le cinquième et dernier paragraphe se rapporte au narrateur, au rêveur. La conjonction "Mais" marque la rupture : son sort est différent.
Donc des actions qui se poursuivent d'un couplet à un autre selon un ordre qui relève plus de la construction intellectuelle que du rêve car un rêve a en général un aspect désordonné, sans structure.
Ainsi, la construction du texte d’Aloysius Bertrand évoque la poésie par plusieurs points :
- 5 paragraphes qui jouent le rôle de strophes
- Constructions de ces strophes
- emploi de tournures répétées qui rappelle la chanson médiévale.
- sonorités et musicalité du texte
Le poème est une œuvre d'art travaillée et non le compte rendu fidèle d'un rêve comme le refrain semble vouloir l'affirmer.
II. Un rêve
1. Un univers cauchemardesque
Pourtant Aloysius Bertrand exploite toutes les ressources du monde onirique.
Si les séquences se succèdent selon un ordre invariable, le narrateur passe de l'une à l'autre sans explication, rappelant ainsi le fonctionnement d'un rêve dans lequel on peut passer instantanément d'un endroit à un autre.
C'est l'évocation d'un monde inquiétant : la première phrase, avec sa tournure archaïque plonge le lecteur dans un espace sombre, celui du Moyen-âge (dans le reste du poème : abbaye, capes, les pénitents noirs (Inquisition), le supplice de la roue).
La présence de la lune semble maléfique : le passif ("lézardées par la lune") suggère que l'astre a une puissance maléfique permettant de créer des lézardes.
La forêt est également maléfique : les termes "percée" et "tortueux" sont descriptifs et symboliques : ils évoquent la souffrance ("tortueux" vient de "tordre"), évocation soutenue par les
allitérations de dentales [t] ("sentiers tortueux").
Quant à la place, le participe présent "grouillant" offre l'image d'une foule impénétrable, sans visages puisque les hommes sont présentés par l'intermédiaire de la
métonymie ("de capes et de chapeaux"). Le terme grouillant renvoie au monde animal plutôt qu'humain et évoque le dégoût.
Le deuxième paragraphe est placé sous le signe de la mort "glas funèbre", "pénitents noirs", de la douleur "sanglots", "cris", "supplice" et du sadisme "rires féroces". Les allitérations en [f] et [r] ("des rires féroces dont frissonnait chaque fleur") concourent à communiquer l'angoisse, d'autant que la deuxième scène évoque avec réalisme les soubresauts de la victime attachée ("frissonnait chaque feuille le long d’une ramée"). Les fleurs, d'ordinaire symboles de la beauté et de la femme chez les poètes, sont ici des témoins apeurés (elles frissonnent).
Les prières "bourdonnantes" sont plus sourdes, elles rappellent la confusion suggérée au paragraphe précédent par "grouillant".
C'est un monde où la barbarie se mêle à la mysticité : crémation et souffrance de l'agonie par pénitence, pendaison et crucifixion.
Les troisième paragraphe reflète également une atmosphère cauchemardesque, dans lequel le narrateur est condamné au supplice.
2. Le dénouement
Le quatrième paragraphe marque déjà un assouplissement du cauchemar.
Le narrateur semble alors ne plus subir : comme souvent dans les rêves, les épisodes n'arrivent pas à terme. Au moment décisif, le rêveur passe de la conscience passive à un état plus proche de l'état de veille, cependant il reste pris dans son rêve et invente un dénouement, introduisant dans ce monde sombre des notes de douceur : "La chapelle ardente", "la robe blanche", "les cierges" -> champ lexical de la lumière qui s'oppose à l'atmosphère sombre du début du poème ->
antithèse
"la robe blanche" s'oppose aux "pénitents noirs" ->
antithèse
L'
assonance en [si] "cierges de cire" montre le passage à des sonorités plus douces.
Mais ce dénouement peut aussi apparaître comme une dénonciation de la folie fanatique des hommes qui osent transformer la vie de certains en enfer pour ensuite les réhabiliter après leur mort. En effet, le moine ne sera honoré et la jeune fille ne retrouvera sa pureté qu'une fois morts.
Le cinquième et dernier paragraphe marque la rupture avec "Mais". Délivrance pour le narrateur qui revient au passé, il invente dans cet état de demi sommeil qui permet toutes les audaces, les circonstances délirantes de sa libération : une liquéfaction générale résultat d'un coup de force de son imagination. Les derniers mots "et je poursuivais d'autres songes vers le réveil." dédramatisent le cauchemar.
Conclusion
Dans son recueil
Gaspard de la nuit, Aloysius Bertrand ouvre la voie à une nouvelle forme de poésie, le poème en prose. Guidé par la volonté de créer sans trop de contraintes, Aloysius Bertrand conserve néanmoins des caractéristiques du genre poétique, ce qui permet de dire qu’il s’agit d’un poème en prose.
Ce recueil aura une influence considérable qui inspirera à
Baudelaire Le Spleen de Paris (recueil de poèmes en prose, 1869).