Pierrots

Jules Laforgue - L’Imitation de Notre-Dame de la Lune (1886)








Introduction

    Pierrots, de Jules Laforgue (1860 - 1887), est un poème que l’on peut qualifier de moderne. Il est tiré de L’imitation de Notre-Dame la lune. Le personnage lunaire de Pierrot est inspiré à Laforgue par sa propre condition.
    Laforgue transforme la silhouette blanche de Pierrot en une image grinçante et caricaturale qui incarne la dérision, le déchirement et la marginalité. Poème douloureux. Le poète exprime sa douleur.
    En sept strophes composées d’octosyllabes, en sept quatrains. Laforgue nous présente une image distordue qui accentue certains caractères du personnage en jouant sur les contrastes. Esthétique moderne => cubisme. Brise l’harmonie. Valeur symbolique puis cette esthétique traduit une douleur, la désarticulation de la vie.
    Le lecteur peut s’interroge sur les intentions du poète et sur les sens symboliques qu’il confère à son Pierrot, qui est comme son double.

Jules Laforgue
Jules Laforgue



Texte du poème Pierrots

Pierrots


I

C'est, sur un cou qui, raide, émerge
D'une fraise empesée idem,
Une face imberbe au cold-cream,
Un air d'hydrocéphale asperge.

Les yeux sont noyés de l'opium
De l'indulgence universelle,
La bouche clownesque ensorcèle
Comme un singulier géranium.

Bouche qui va du trou sans bonde
Glacialement désopilé,
Au transcendantal en-allé
Du souris vain de la Joconde.

Campant leur cône enfariné
Sur le noir serre-tête en soie,
Ils font rire leur patte d'oie
Et froncent en trèfle leur nez.

Ils ont comme chaton de bague
Le scarabée égyptien,
À leur boutonnière fait bien
Le pissenlit des terrains vagues.

Ils vont, se sustentant d'azur !
Et parfois aussi de légumes,
De riz plus blanc que leur costume,
De mandarines et d'œufs durs.

Ils sont de la secte du Blême,
Ils n'ont rien à voir avec Dieu,
Et sifflent: « tout est pour le mieux
« Dans la meilleur' des mi-carême ! »

Jules Laforgue
L’Imitation de Notre-Dame de la Lune (1886)




Annonce des axes

I. Le personnage de Pierrot, personnage reconnaissable
1. Un personnage traditionnel
2. Le jeu des contrastes
3. Rapport entre comique et tristesse

II. Interprétation personnelle du personnage
1. Aspect réaliste
2. Personnage transcendant le réel
3. L'assimilation du poète au Pierrot

III. Le Pierrot comme allégorie de l'artiste


Commentaire littéraire

I. Le personnage de Pierrot, personnage reconnaissable

1. Un personnage traditionnel

« C’est » (vers 1) est représentatif => description - présentation très familière et offre au lecteur des traits reconnaissables - portrait physique comme moral.
Silhouette familière : insistance sur la raideur du personnage « minceur », hauteur et disproportion. Tout le contraire d’un personnage harmonieux, gracieux (raide, idem). Le recours à une expression latine est une tournure familière : Idem = laconique, brutale.
La métaphore « hydrocéphale asperge » confine à la caricature. C’est péjoratif. Dimension caricaturale et contraste : dysharmonie. C’est aussi une sorte d’oxymore. Exagération ; côté excessif du contraste.
Pierrot a aussi une blancheur excessive.
Nous avons la forme générale de sa silhouette complétée par les éléments du costume. Anglicisme confine à la caricature (cold cream), et est dysharmonieux car il y a beaucoup de consonnes.
Silhouette familière. Attitude : « se sustentant d’azur » évoque le caractère aérien et léger d’un personnage en dehors des réalités terrestres. « Ils vont » évoque aussi l’errance nonchalante, hasardeuse. Ce la s’accorde avec son caractère lunaire. Cette évocation renforce le jeu de contraste.


2. Le jeu des contrastes

Dans les évocations de couleurs et sur le visage des Pierrots : trois couleurs dominent, en oppositions :
blanc et noir (vers 13-14) et le rouge. En effet, les strophes 2 et 3 insistent suer la bouche : « singulier géranium » (rouge). Adjectif clownesque suggère un maquillage outré, renforcé par l’évocation du géranium qualifié de singulier. Au vers 23-25 => rappel de la dominante blanche.
Dans la présentation de la bouche :
Au vers 10, oxymore « glacialement désopilé » : maximum de rires et de froideur. Bouche : parole. Rapport métonymique, l’organe de la parole. Cette oxymore attire l’attention sur un rire qui n’en est pas un.
« Ils font rire leurs pattes d’oies » => on est dans le rire et la grimace. Faux sourire qui a à voir avec le maquillage. Personnage énigmatique, difficile à déchiffrer. Reflète bien la condition du poète. flirt avec la dérision et le tragique.
Mystérieux sourire de la Joconde : plus humain. Le « transcendantal en-allé » sourire de la Joconde : entre le sublime et la vanité.
Renvoie à la double appartenance de Pierrot : au monde du rire et à celui de la mélancolie.


3. Rapport entre comique et tristesse

Aspect caricatural comme peut l’être un clown et se double d’une signification mystique.
Gentillesse du personnage qui va jusqu'à la plaisanterie : hydrocéphale asperge, « ses yeux sont noyés », « L’indulgence universelle » => personnage dénué de malice.
Caractère lunaire, mystique du personnage : lune, astre de a mélancolie. Appartenance à une secte (« scarabée », « secte du blême »). Mystique égyptienne. Régime alimentaire bizarre. Isole Pierrot de la communauté des hommes.
Le poète reprend les éléments traditionnels du personnage de Pierrot mais les reprend dans une esthétique très moderne, dispersée. Le poète a recherché un effet de désordre dans la présentation.
Dans ce portrait se dégage un contraste. Lecture Laforienne du personnage de Pierrot.


II. Interprétation personnelle du personnage

Personnage dérisoire intégré au réel et intemporel (Laforgue).
Beaucoup de pluriels dans l’évocation du personnage : diversité d’acteurs plus plusieurs personnages de Pierrot. Démultiplication du personnage.

1. Aspect réaliste

Pierrot intégré au réel => modernité du poème. Détails triviaux de la vie quotidienne (vers 9-19-20) : contraire de la fleur poétique : pissenlit : fleur du pauvre = sens péjoratif. Nourriture : œufs durs, riz blancs.
Dimension symbolique car nourriture peu variée. Allusion au poète pauvre. Vers 22 => « aussi », rapprochement à deux registres opposés. Vers 15 : « patte d’oie ».
Evocation de la condition de beaucoup d’artistes. Mélancolie du temps. Vie triste de Laforgue.


2. Personnage transcendant le réel

A force d’humanité : grotesque, aspect déformé que ce personnage transcende le monde humain.
Devient 1 personnage hézothérique : opium => paradis artificiel de Baudelaire. « ensorcelé », allusion à la magie.
Pierrot est communication avec un au-delà = couleur, parfums.
Scarabée : dimension hézothérique plus sectaire.
=> Etre complexe dont les contradictions sont exacerbées et détournées par l’ironie. Volonté d’exorciser le mal de vivre.


3. L’assimilation du poète au Pierrot

L’image de Pierrot est récurrente chez Laforgue. Le titre Pierrots est au pluriel (indice de récurrence). Cela laisse à penser qu’il se sent proche des Pierrots par leur maladresse et leur gentillesse. Le Pierrot incarne le dérisoire de la condition humaine. Le jeu des oppositions fait de ce personnage à la fois prisonnier du quotidien et capable de s’évader. Le poème Pierrots joue sur ce qui est subit et sur ce qui est dominé. La première strophe montre un être qui subit mais les verbes « ensorceler », « font rire », « fronce », « siffle » suggèrent des initiatives, des capacités d’action. L’image de la patte d’oie en rire tout comme les deux derniers vers proposent un optimisme calqué sur celui de Candide (« tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes ») et montre que l’on vit dans un monde de carnaval. Le texte insiste sur la capacité qu’ont les pierrots de modifier le cours des choses.

Le pierrot est une allégorie de l’artiste, du créateur.


III. Le Pierrot comme allégorie de l’artiste

Cette distorsion apparaît comme le poète. Le poète donne une vision du monde distordue. Il y a un poète magicien, la tête dans l’azur et les pieds dans les terrains vagues. Le poète est comme un Dandy (issu de Baudelaire), poète mondain et artiste à la fois. Au vers 19, souci de l’esthétique. Le poète veut rire et faire rire mais son rire est glacial. Renvoi à un poète contemporain de Laforgue, Tristan, Corbière (chez Verlaine, Nerval, Rimbaud). Le poète exorcise son déchirement intérieur par le rire. Le poète est déchiré entre l’art et le monde (un système de défense).

Le poète est unique et démultiplié, grotesque et sublime, terrestre et aérien, il illustre la complexité de la condition du poète.





Conclusion

    Le personnage de Pierrot est omniprésent au XIXème siècle. Il doit son importance à sa capacité d’incarner la double condition de l’homme et de l’artiste. Il représente le monde magique du théâtre, des masques et il fait rêver. Sa vocation traditionnelle, c’est sa double appartenance terrestre et lunaire, ce qui explique son succès, c’est qu’il incarne les difficultés de la création.


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