Plan de la fiche sur l'article
Abbé de Voltaire :
Introduction
L'article
Abbé est extrait du
dictionnaire philosophique de Voltaire (1694 - 1778) qui a été publié pour la première fois en 1764 et qui a fait l'objet de multiples modifications et rééditions. Cette œuvre, publiée sans autorisation, sous un faux nom, imprimée à l'étranger, a pour projet la lutte contre l'obscurantisme, et plus particulièrement la religion : c'est une arme dans le combat de Voltaire.
Ce dictionnaire n'a de dictionnaire que le nom puisqu'il se lit dans l'ordre, en entier, traitant majoritairement de la religion et de ses abus, et qu'il n'utilise la forme de l'article que dans la mesure où elle permet, derrière l'objectivité peinte, d'accuser et de dénoncer. L'article "Abbé" est donc au cœur de cette démarche et de cette critique religieuse.
Texte de l'article Abbé
Abbé
Où allez-vous, monsieur l’abbé ? etc.
1 Savez-vous bien qu’abbé signifie père ? Si vous le devenez, vous rendez service à l’État ; vous faites la meilleure œuvre sans doute que puisse faire un homme ; il naîtra de vous un être pensant. Il y a dans cette action quelque chose de divin.
Mais si vous n’êtes monsieur l’abbé que pour avoir été tonsuré, pour porter un petit collet, un manteau court, et pour attendre un bénéfice simple, vous ne méritez pas le nom d’abbé.
Les anciens moines donnèrent ce nom au supérieur qu’ils élisaient. L’abbé était leur père spirituel. Que les mêmes noms signifient avec le temps des choses différentes ! L’abbé spirituel était un pauvre à la tête de plusieurs autres pauvres ; mais les pauvres pères spirituels ont eu depuis deux cent, quatre cent mille livres de rente ; et il y a aujourd’hui des pauvres pères spirituels en Allemagne qui ont un régiment des gardes.
Un pauvre qui a fait serment d’être pauvre, et qui en conséquence est souverain ! on l’a déjà dit ; il faut le redire mille fois : cela est intolérable. Les lois réclament contre cet abus, la religion s’en indigne, et les véritables pauvres sans vêtement et sans nourriture poussent des cris au ciel à la porte de monsieur l’abbé.
Mais j’entends messieurs les abbés d’Italie, d’Allemagne, de Flandre, de Bourgogne, qui disent : Pourquoi n’accumulerons-nous pas des biens et des honneurs ? pourquoi ne serons-nous pas princes ? les évêques le sont bien. Ils étaient originairement pauvres comme nous, ils se sont enrichis, ils se sont élevés ; l’un d’eux est devenu supérieur aux rois ; laissez-nous les imiter autant que nous pourrons.
- Vous avez raison, messieurs, envahissez la terre ; elle appartient au fort ou à l’habile qui s’en empare ; vous avez profité des temps d’ignorance, de superstition, de démence, pour nous dépouiller de nos héritages et pour nous fouler à vos pieds, pour vous engraisser de la substance des malheureux : tremblez que le jour de la raison arrive.
1 Où allez-vous, monsieur l’abbé ?
Vous allez vous casser le nez.
Vous allez sans chandelle,
Eh bien ?
Pour voir les demoiselles,
Vous m’entendez bien.
(Chanson du temps.)
Voltaire, Dictionnaire philosophique
Annonce des axes
I. De la définition à la dénonciation
1. Le jeu sur l'histoire de la langue
2. Les attaques et menaces
II. Une critique véhémente de la religion
1. Paradoxe dans l'attitude des abbés
2. La cupidité et l'arrivisme
Commentaire littéraire
I. De la définition à la dénonciation
1. Le jeu sur l'histoire de la langue
Voltaire commence cet article sur des bases étymologiques, au début, et donne une définition du mot "abbé" : il signifie père. Père peut signifier "père spirituel", mais également le géniteur qui va assumer l'éducation de l'enfant.
Voltaire fait l'éloge du père géniteur car il "rend service à l’État" : cela renouvelle les générations. L'abbé étant un ecclésiastique, il ne peut pas avoir d'enfant, et il ne peut donc pas "rendre service à l’État".
Mais le sens du terme "abbé" est d'abord celui de supérieur d'un monastère. Au 18ème siècle, "abbé" désigne toute personne qui profite du revenu d'une abbaye : ce sont des privilégiés.
Dans le second paragraphe, Voltaire dresse une description stéréotypée de l'abbé ("tonsuré", "petit collet", "manteau court"). Cette description ne montre que l'apparence du personnage, le mental n'apparaît que pour attendre un bénéfice. Cependant, Voltaire pense que cette description ne correspond pas à l'abbé car on ne mérite le nom d'abbé que si on est père ("vous ne méritez pas le nom d’abbé").
Voltaire met ainsi une logique en place qui s'en tient au rôle paternel : c'est un raisonnement extrême qui se base sur la caricature.
Le troisième paragraphe montre l'histoire de l'évolution du mot abbé. Voltaire utilise le passé et le terme "anciens" pour suggérer un changement. Ainsi, Voltaire donne sa définition du mot "abbé" : "L’abbé était leur père spirituel". Il utilise ici l'imparfait pour montrer que cela est du passé.
L'exclamation "Que les mêmes noms signifient avec le temps des choses différentes !" implique un changement, et l'exclamation montre le sentiment de Voltaire que ce changement n'est pas bon.
Ensuite Voltaire rappelle le vœu de pauvreté des abbés par la répétition du mot "pauvre" : ils doivent être au même niveau que les pauvres.
Au cinquième paragraphe, Voltaire montre ainsi qu'il n'y a plus de pauvreté. Puis l'expression "un régiment des gardes" est symbole de la richesse, de la notoriété, du pouvoir, de la guerre, et supprime ainsi la dimension spirituelle de l'abbé pour mieux souligner l'avidité des abbés.
Enfin, Voltaire décrit ce qu'il se passe dans les autres pays. Mais, implicitement, les pays étrangers désignent la France. Donc, Voltaire s'oppose aux idées générales, il est subversif.
2. Les attaques et menaces
Le
registre de ce texte est polémique (attaque, agression).
Dès le début, Voltaire cite le début d'une chanson populaire à connotation paillarde ("
Où allez-vous, monsieur l’abbé ? etc.").
Dans le second paragraphe, la formule négative "ne… que" rabaisse les abbés : c'est une formule méprisante. L'expression "vous ne méritez pas" souligne le caractère illégitime du pouvoir de l'abbé. Voltaire condamne l'abbé sans appel.
Dans le troisième paragraphe, un
registre didactique qui est utilisé pour la définition.
Voltaire utilise beaucoup l'ironie dans ce texte : les "pauvres pères spirituels" sont très riches.
Le quatrième paragraphe reprend le registre polémique avec le terme "intolérable" qui est renforcé par la gradation hyperbolique "on l’a déjà dit ; il faut le redire mille fois".
Puis, Voltaire utilise un rythme ternaire : "Les lois…" -> ce rythme progresse suivant les trois instances concernées : les lois (justice), la religion et la pauvreté. De plus, l'abbé est censé être pauvre, l'argent appartient à l'abbaye, à la communauté. Donc "la religion s'en indigne" car le principe fondateur, le vœu de pauvreté, n'est pas respecté. Ce rythme ternaire fait le tour de tout ce qui constitue le problème. Ces trois éléments sont liés, et le rythme ternaire montre une gradation de ce qui est moins concerné (la justice), vers ce qui est plus concerné (les pauvres).
Enfin, Voltaire utilise le registre pathétique à la fin du quatrième paragraphe : "poussent des cris au ciel". Les pauvres demandent de l'aide : c'est l'expression d'une réaction vive de mécontentement.
Dans le cinquième paragraphe, Voltaire met en scène les abbés, ce qui produit un effet ironique grâce au style direct et aux questions rhétoriques. Ici, Voltaire utilise le futur ce qui montre que les abbés ont prémédité cet enrichissement, et entendent le faire perdurer.
Dans ce cinquième paragraphe, "je" montre une prise de parole de Voltaire : il est témoin, intermédiaire, il rapporte ce qu'il a entendu.
Dans le sixième paragraphe, le registre redevient polémique : Voltaire menace, met en garde. L'antiphrase "vous avez raison" montre que Voltaire est indigné, révolté. Puis il accuse les abbés : "vous avez profité….". Cette accusation est renforcée par un rythme ternaire et un registre oratoire : "vous" et l'impératif. L'apostrophe "messieurs", au pluriel, indique que Voltaire interpelle tous les abbés.
Enfin, ce paragraphe est une longue phrase qui se découpe en un rythme ternaire qui s'ajoute aux autres et forme une emphase.
Voltaire utilise le champ lexical du vol : "empare", "profité", "dépouiller", "engraisser".
Dans ce paragraphe, le "vous" (abbé cupide et méchant) s'oppose au "nous" (reste des hommes : victimes).
Enfin, dans les derniers mots de l'article, Voltaire menace directement les abbés, et de manière forte : "tremblez…." : référence biblique du jugement dernier devient une référence philosophique. Notons une
allitération en [r] exprimant la menace ("tremblez que le jour de la raison arrive").
Voltaire annonce que la raison va dominer la superstition, l'ignorance.
II. Une critique véhémente de la religion
1. Paradoxe dans l'attitude des abbés
Voltaire montre également, dans ce texte, l'attitude paradoxale des abbés.
Dans le premier paragraphe, Voltaire désigne l'abbé comme un père, un géniteur. Il le présente également comme faisant "naître un être pensant". Or, les abbés ne font pas d'enfants, et n'éclairent pas les croyants. Donc l'abbé est inutile. Voltaire met en place un raisonnement qui souligne cette situation paradoxale. "Quelque chose de divin" montre bien qu'en faisant naître quelqu'un, on reproduit le premier geste de Dieu. Mais l'abbé, représentant du Seigneur, ne fait pas la chose la plus divine : donner la vie -> ironie de Voltaire.
Notons aussi l'ironie lorsque Voltaire écrit "il naîtra de vous un être pensant", sous-entendant que les abbés ne sont pas des êtres pensants.
A la lumière du texte, nous remarquons également que la question débutant le texte "Où allez-vous, monsieur l’abbé ?" dénonce en réalité la dérive des abbés : Voltaire remet en cause l'évolution des abbés (vœux originaux, vers les résultats observés). Cette question est également le début d'une chanson de l'époque, donc Voltaire joue sur les connaissances du peuple pour attirer l'attention du lecteur par cette introduction surprenante.
Dans le quatrième paragraphe, Voltaire montre que les abbés ne réalisent plus leur fonction d'aide. Les pauvres "poussent des cris au ciel", ils demandent de l'aide et expriment leur mécontentement. "Ciel" montre que cette protestation s'adresse directement à Dieu car les abbés, qui sont censés représenter Dieu, ne pensent plus qu'à s'enrichir et non à aider les fidèles. "à la porte de monsieur l’abbé" montre que la porte de l'abbé reste fermée pour les pauvres. L'abbé est donc responsable de leur détresse : il ne joue pas son rôle.
Enfin, dans le sixième paragraphe, "nous dépouiller de nos héritages et pour nous fouler à vos pieds" montre que les abbés méprisent les pauvres au lieu de leur donner de l'amour.
2. La cupidité et l'arrivisme
Les abbés ne réalisent pas leur fonction d'aider mais ils s'enrichissent aux dépens pauvres.
Au 18ème siècle, "abbé" désigne une personne qui profite du revenu d'une abbaye. Donc on permet aux abbés de percevoir de l'argent. Dans le second paragraphe, "bénéfice simple" désigne le revenu fixe de l'abbé. La problématique de l'argent apparaît donc dès le début du texte.
Dans le sixième paragraphe, Voltaire accuse les abbés de voler les pauvres : "dépouiller", "fouler à vos pieds" donnent une impression d'esclavage, de soumission, d'exploitation. "Engraisser" suggère un cochon, un porc au sens du dégoût. "substance" désigne l'argent. Donc "engraisser de la substance des malheureux" montre que les abbés volent les pauvres pour s'enrichir. Il y a une opposition entre "engraisser" qui montre le superflu et "substance" qui désigne l'essentiel.
Enfin, dans le cinquième paragraphe, on voit la progression croissante de la cupidité. Par "l’un d’eux est devenu supérieur aux rois", Voltaire désigne le pape (chef de l'église catholique) et sa toute-puissance. Mais Voltaire en fait le symbole de l'arrivisme et de la cupidité. "autant que nous pourrons" montre que toute l'énergie des abbés est concentrée sur la progression sociale et la cupidité. Le but des abbés est donc d'imiter ceux qui se sont enrichis.
Conclusion
Sous couvert d'un article de dictionnaire, Voltaire réalise en réalité une satire féroce des abbés et de la religion. Il montre que les abbés ont oublié leur fonction première, servir les fidèles, car ils ne pensent qu'à la richesse et au pouvoir.