Andromaque

Racine

Acte V, scène 5






Plan de la fiche sur la scène 5 de l'acte 5 de Andromaque de Racine :
Introduction
Texte de la scène 5 de l'acte 5
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Andromaque est une tragédie en cinq actes et en vers de 1667 de Racine.

    Pyrrhus est amoureux de Andromaque. Mais Pyrrhus est l'objet de la passion d'Hermione que, de son côté, Oreste aime d'un d'un amour non partagé.
    Mais Andromaque épousant Pyrrhus, Hermione demande à Oreste de lui prouver son amour en faisant assassiner Pyrrhus. Prise de remords après cet assassinat, Hermione se suicide.
    La scène 5 de l'acte 5 de Andromaque, la dernière scène de la pièce, est un dénouement tragique. A la nouvelle du suicide d'Hermione, Oreste, soutenu par son ami Pylade, sombre dans la folie.


Texte de la scène 5 de l'acte 5

Acte V - Scène V

Oreste, Pylade, soldats d’Oreste

Pylade
Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais,
Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte ;
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main-forte ;
Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis,
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous
Veut venger Troie encore et son premier époux.
Allons, n’attendons pas que l’on nous environne :
Nos Grecs nous rejoindront ; et tandis qu’Hermione
Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,
Voilà notre chemin, sortons en sûreté.

Oreste
Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre.
À son dernier arrêt je ne puis plus survivre.
Partez : j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

Pylade
Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.
Quoi ! toujours l’instrument et l’objet de sa rage,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?
Et parce qu’elle meurt faut-il que vous mouriez ?

Oreste
Elle meurt ? Dieux ! qu’entends-je ?

Pylade
Eh quoi ? vous l’ignoriez ?
En rentrant dans ces lieux nous l’avons rencontrée
Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats
Que son sang excitait à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.
Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue
Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.

Oreste
Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder :
Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder...
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ! Grâce au ciel j’entrevoi...
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

Pylade
Ah ! Seigneur !

Oreste
Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse !
Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.

Pylade
Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse.
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.

Racine - Andromaque



Oreste et Pylade
Oreste et Pylade (détail) - d'après un original du Ier siècle avant J.-C.



Annonce des axes

I. La fuite
II. La mort
III. La folie



Commentaire littéraire

I. La fuite

A. Il n’y a aucune autre issue

Ni le combat, inégal, ni le sacrifice, inutile.

Pylade, roi et conseiller, cherche à sauver son ami Oreste. Il lui propose la solution de la dernière chance. Acte I, scène 1, il était là pour accueillir Oreste. Acte V, scène 5, il est là pour le sauver. Cette reprise des mêmes personnages confirme le statut d’épilogue : retour au point de départ, la boucle est bouclée. Le dramaturge remet sur scène ces personnages afin de signifier la fin.

B. C’est le dernier espoir

1. Les dangers sont nombreux : vers 4 "tout le peuple assemblé" (périphrase destinée à impressionner) ; vers 6 "nous comme ennemis" : leur position sociale a changé ; vers 3 "nos Grecs pour un moment..." : ils ont encore des alliés, mais cela ne va pas durer.

2. Il est urgent de s’enfuir. Champ lexical du temps (" pour un moment ", 3, " n’attendons pas ", 11, " Hermione tient encore le peuple autour d’elle", 13, " Amis, le temps nous presse ", 66).

Le délai est donc du au spectacle du suicide d’Hermione. Le peuple hostile va bientôt reprendre sa chasse.


II. La mort

Elle est très présente dans ce passage. On la retrouve dans :

1. Les deux récits successifs de Pylade à Oreste. Le premier ayant ici la double fonction de narrateur et de confident dévoile au spectateur en même temps qu’à son ami ce qui s’est déroulé en dehors de la scène. De cette façon la bienséance est respectée : pas d’action violente, pas de sang sur scène. Il ne faut pas choquer.

(De même l’unité de lieu ne souffre pas. Le temple et le palais restent deux lieux distincts :

- Le temple est ouvert, extérieur, politique, populaire. C’est le lieu de l’action invisible, juste évoquée.

- Le palais est fermé, royal, calme. C’est le lieu des passions intérieures, de la réflexion.)

2. La crainte d’être assassiné : par un euphémisme, vers 2, Pylade évoque le risque de mort "n’en sortir jamais". Il ne doit pas montrer de lâcheté, mais il a peur... Le champ lexical de la violence ["défendent la porte" 3 , "main forte" 4, "ennemis" 5, "on le venge" 9, "venger" 10 , "sûreté" 14] montre qu’il ne s’agit pas d’une simple arrestation puis d’un jugement qui attend ces régicides. Ils mourront si le peuple, les soldats les attrapent.

La violence sera aussi celle que l’on s’inflige soi-même, parce que l’on souffre trop. Hermione, vers 32, va "se frapper et tomber". Oreste veut, dans un geste de démence, s’arracher le cœur et le porter à celle qui l’a fait souffrir (vers 65).

3. Le champ lexical de la mort, constant, du début à la fin du texte : vers 20, 21 (deux fois), 22, 28 " trépas ", 31 " poignard ", 32 " se frapper et tomber ", 40 " je meurs content ", 43 " en mourant ", la périphrase 45 "épaisse nuit" ou 61 "l’éternelle nuit".

4. Le champ lexical de l’horreur, qui dépeint une vison apocalyptique : trois fois le mot " sang " dont une fois dans l’hyperbole " ruisseaux de sang " (28, 42, 48), " poignard ", la litote qui atténue l’insoutenable : 29 "cet objet" (le corps de Pyrrhus transpercé et couvert de sang), 52 "percé de tant de coups", 58 "filles d’enfer", 57 "démons" et "serpents", 64 "déchirer" et 65 "mon cœur à dévorer". On peut ajouter à ces termes les connotations morbides des couleurs rouge et noire qui obsèdent Oreste dans son hallucination.


III. La folie

Au comportement logique de Pylade s’oppose celui d’Oreste, irrationnel et désespéré, souhaitant la mort, hurlant des imprécations aux Dieux, provoquant la mort. C’est sa punition, mais pour quelle faute ?

En effet, son tort est d’être " follement " amoureux. Il présente une démarche courageuse et suicidaire au début de la scène : vers 17 "J’ai fait le crime et je vais l’expier". (Pourtant, ce n’est pas lui qui a directement tué Pyrrhus. Ce sont ses hommes. Il a avoué ne pas en avoir eu le courage. ) Apprenant la mort d’Hermione, il garde quelques instants de lucidité, lançant des imprécations au Ciel qui s’acharne sur lui et parlant avec ironie de son sort. Mais il parle déjà de lui au passé : vers 38 : "j’étais né pour servir d’exemple à ta colère". Hermione est morte, il n’a plus d’avenir et pense encore plus au suicide (vers 42) : "Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie / L’un et l’autre en mourant je les veux regarder."

Il n’aura pas l’occasion d’accomplir cet acte qui en ferait quelqu’un de responsable. Les Dieux peuvent aller encore plus loin dans la punition et vont le rendre fou. Il se voit alors, dans un décor sanguinolent, poursuivi par les "regards affreux" d’Hermione (vers 56), par les serpent et les démons qui sont derrière elle (vers 57), par les "Filles d’enfer" (59), (les Furies ou Erynies) tirant derrière elles un véhicule nautique certainement ("l’appareil") destiné à l’emporter à tout jamais (vers 60) sur le fleuve des Enfers.

La fatalité, le "fatum" dispose ainsi de l’individu. Oreste sait qu’il n’est qu’un jouet entre les mains des Dieux. Il manifeste l’acceptation de ce rôle (vers 38 "j’étais né pour servir d’exemple") par l’ironie (vers 34 "je te loue, ô Ciel", vers 40 "je meurs content et mon sort est rempli", vers 41 "pour couronner ma joie". Stupidité ? Provocation ? Il ne peut pas être plus mal traité, "modèle accompli" du malheur, comme il le dit lui-même. Mais il se dit peut-être qu’il l’a mérité. Il n’est pas insensible : au contraire, il souffre tant qu’il ne sent plus les coups. Cette folie, c’est certainement une façon (brutale et involontaire) d’échapper à sa douleur.

Les manifestations de la folie d’Oreste :

a) Ses sens sont brouillés (obscurité, rouge); vision (face à Pylade, il voit Pyrrhus, au vers 50, et le frappe enfin "Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé")

b) Son élocution se trouble : le récit hésite et bégaye (les serpents d’Hermione deviennent ceux des Furies). Dans l’écriture, Racine s’applique à produire des effets de style marqués : la ponctuation interrogative montre l’incompréhension, les points de suspension la stupéfaction et le doute. La suite de verbes au présent de l’indicatif nous permet de suivre "en direct" la progression de la folie.

c) Oreste délire à haute voix et nous fait part de ses visions. Elles n’ont rien de réaliste, mais elles ne le surprennent même plus. Il se laisse emporter. Les impératifs de la fin "Venez (62)... Mais non, retirez-vous (63)" montre d’abord qu’il ne sait plus ce qu’il veut, ensuite qu’il est devenu une victime, qu’il n’est plus acteur de sa vie. Il parle même une fois de lui à la troisième personne (vers 62).

La synecdoque qui achève sa tirade : "Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer" nous indique que pour lui, Hermione fait maintenant partie des Furies, ces divinités qui poursuivent les assassins.

d) Son comportement, déjà agité, devient violent : "Tiens, tiens" fait presque partie des didascalies et les derniers mots de Pylade, parlant de son ami à la troisième personne, nous permettent de comprendre qu’il s’est évanoui et qu’il faut vite en profiter : "il perd le sentiment... Sauvons-le... reprenait sa rage avec ses sens". Une fuite donc, mais surtout un personnage dégradé, dont il faut maintenant s’occuper comme d’un enfant.




Conclusion

    La fonction cathartique de la tragédie (la catharsis correspond au fait de provoquer l’horreur et la pitié chez le spectateur afin de le purifier de ses mauvais penchants) est parfaitement remplie par cet épilogue qui contient le récit d’un meurtre, la description du corps sanglant, le récit précis d’un suicide, la vision d’un personnage qui maudit les dieux et qui perd la raison...
    La scène de théâtre est ici le lieu de l’extrême où se rejoignent la passion et la folie, la gloire et la mort. Et Racine termine par cette pitié qui ne peut que nous saisir à la vue d’Oreste fou. Ce personnage n’était ni le méchant (Pyrrhus) ni le héros (Andromaque). Il a été emporté par une histoire plus grande que la sienne, jouet de la fatalité, comme nous pouvons tous l’être un jour. Mais il ne sort pas grandi de cette histoire qui se déroule au-dessus de sa tête. Il y perd au contraire sa dignité et son humanité. Il se trouve rabaissé au rang de "déchet" et évacué de la scène par ses camarades consternés.
    Si nous pouvions jusqu’alors nous comparer à lui, et même le trouver sympathique en amoureux sans cesse repoussé, l’identification du spectateur au personnage cesse brutalement.
    Quelle horreur ! Quelle tragédie !

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