Introduction
Peut-on lutter contre son destin ? Antigone, fille d'Œdipe, fait partie d'une lignée sur laquelle planent indéniablement la mort et la fatalité. C'est ainsi qu'elle est en tout cas présentée par Sophocle, conformément au mythe.
Dans la réécriture de Jean Anouilh créée pour la première fois en 1944, la question du bonheur est néanmoins posée. En effet, alors qu'Antigone se dresse contre la loi de son oncle Créon, au péril de sa vie, dans le passage que nous allons étudier ce dernier tente de lui faire entendre raison en lui montrant que le bonheur est possible. Pourtant Antigone, en héroïne de tragédie, persiste à croire que le bonheur n'est pas pour elle.
Antigone, peinture de Frederic Leighton (extrait), 1882
Question possible à l'oral : En quoi cet extrait propose une vision tragique du bonheur comme idéal inaccessible ?
Lecture du texte
Annonce des axes
I. Un affrontement verbal
1. La voix de la sagesse
2. L'impulsivité d'Antigone
3. La progression du duel
II. La question du bonheur
1. La vision de Créon
2. La vision adolescente
3. Deux points de vue qui ne font qu'un
Commentaire littéraire
I. Un affrontement verbal
1. La voix de la sagesse
Créon dans ce passage représente une forme de figure paternelle pour Antigone.
- Il se soucie ainsi d'Antigone tout d'abord en lui posant une question qui
montre l'intérêt qu'il porte à la jeune fille : « Que vas-tu faire maintenant ? ».
- On le voit également dans
les nombreux conseils qu'il donne à Antigone, remarquables par l'utilisation du mode impératif « Marie-toi », « Ne reste pas trop seule », « Ne les écoute pas ».
- On remarque par ailleurs qu'il essaye de
rompre la distance qu'il y a entre Antigone et lui. La didascalie qui précède immédiatement le passage étudié nous indique ainsi que Créon s'est rapproché physiquement d'Antigone, mais au-delà de cela, il essaye dans le dialogue de se mettre à la portée d'Antigone :
* par la concession « je te comprends », « Je buvais tes paroles »,
* la comparaison « comme toi » à deux reprises et le portrait physique qu'il fait de lui à vingt ans et qui ressemble à celui d'Antigone « un petit Créon maigre et pâle » alors qu'Antigone ne manquera pas un peu plus loin de lui faire remarquer que ses vingt ans à lui sont loin…
- A travers son discours, on note également toute
la sagesse contenue dans les propos de Créon. Exemple avec des phrases au présent à valeur de vérité générale : « Rien d'autre ne compte », « La vie n'est pas ce que tu crois », « C'est la consolation dérisoire de vieillir, la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur ».
Transition : Face au roi Créon qui incarne le père protecteur et sage, Antigone représente l'adolescente en pleine rébellion, et peu réceptive aux conseils prodigués.
2. L'impulsivité d'Antigone
-
Personnage tout d'abord éteint comme le suggère la brièveté de ses réponses ainsi que les didascalies. Au début, Antigone réagit à peine. Ses réponses sont courtes (deux fois la répétition d'un « oui »), mais le mot « bonheur » prononcé par Créon modifie sa façon de réagir. Ce mot fonctionne comme un déclencheur de la parole.
- Un mot est déclencheur de tout (« Le Bonheur… »), ce qui souligne l'
impulsivité d'Antigone.
-
Antigone devient rapidement insolente à l'égard de son oncle et roi, Créon (tutoiement, vocabulaire dépréciatif « petits plis sur le visage », « graisse autour de toi », absence d'obéissance aux ordres quand il lui demande de se taire, etc.)
Transition : On voit ainsi que contrairement à ce que l'on aurait pu penser, ce n'est pas Créon qui va dominer le dialogue, mais Antigone.
3. La progression du duel
- Structure en deux temps :
tout d'abord Créon a le dessus. Ensuite c'est au tour d'Antigone.
- Au départ, c'est clairement Créon qui domine le dialogue. Il est en effet à l'initiative de celui-ci par ses questions « Que vas-tu faire maintenant ? ». Par ailleurs, ses interventions sont plus développées que celles d'Antigone et par leur contenu on note la supériorité de l'expérience, notamment avec l'expression du futur (« Tu verras » par exemple).
Néanmoins, les rôles s'inversent. Le mot « bonheur » prononcé par Créon fonctionne ainsi comme une charnière qui déclenche la parole de la jeune femme puisque jusque-là ses phrases sont quasiment monosyllabiques.
- On remarque alors l'
incapacité de Créon à répliquer. Répétition du verbe « se taire » sous différentes formes pour seule réaction « Tais-toi », « Te tairas-tu enfin ? » et insultes « imbécile », « folle » qui marquent l'absence de maîtrise de Créon. Il n'y a par ailleurs plus aucune véritable argumentation de sa part.
Transition : Il s'agit donc d'une véritable joute verbale qui est dominée contre toute attente par Antigone, l'objet du conflit étant la question du bonheur qui semble opposer les deux protagonistes.
II. La question du bonheur
1. La vision de Créon
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Vision de la maturité : Créon est un personnage âgé, qui a donc acquis une certaine expérience. Champ lexical de la vieillesse « ride », « sagesse », « ces petits plis sur le visage », corroboré par le discours de Créon. Exemple : « La vie n'est pas ce que tu crois » ; cette phrase montre l'opposition entre les suppositions de la jeunesse et l'expérience de Créon.
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Pour Créon, le bonheur est fondé sur des petits gestes du quotidien. On notera ainsi l'accumulation « (…) la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. ». Associée à l'insistance concernant le mariage, cette accumulation nous montre que pour Créon le bonheur correspond à une conception assez traditionnelle et commune de la vie : se marier, avoir des enfants, travailler, avoir une maison, et profiter de certaines joies simples.
Transition : Le bonheur de Créon qui passe par l'accumulation de petites choses semble correspondre à tout ce que refuse Antigone.
2. La vision adolescente
La vision d'Antigone repose en effet sur le refus de cette petite vie paisible proposée par son oncle.
- Insistance sur le mot « tout » et sur le caractère immédiat « Je veux tout, tout de suite ».
- Aucune concession possible. Structure argumentative construite autour de l'affirmation de départ « oui, j'aime Hémon. » nuancée immédiatement par la conjonction de coordination « mais » qui marque l'opposition et ensuite l'
anaphore du « si » hypothétique et qui aboutit à une conclusion à partir du connecteur logique « alors ». Au sein de ce squelette on remarque l'alternance entre « il doit », « il ne doit plus » qui pose les bases de l'amour d'Antigone pour Hémon avec l'idée d'un amour total et sans concession, sans fêlure possible.
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Bonheur impossible pour Antigone car elle ne se projette pas dans l'avenir puisqu'elle est condamnée à mourir. Il n'y a pas d'avenir possible pour elle, mais aussi pour son oncle qui ne parvient pas à répondre à la succession de questions qu'elle lui pose (« Quel sera-t-il mon bonheur ? (…) Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? »). En effet, la seule réaction de Créon alors c'est un haussement d'épaules (didascalie) et un « Tu es folle. Tais-toi » c'est-à-dire une absence de véritable réponse.
Transition : Les deux visions semblent ainsi radicalement opposées. Pourtant, à bien y regarder, on peut se demander dans quelle mesure il ne s'agirait finalement pas d'une seule et même vision du bonheur.
3. Deux points de vue qui ne font qu'un
- Il faut rappeler ici qu'à plusieurs reprises Créon fait remarquer à Antigone que celle-ci lui ressemble : comparaison « comme toi » deux fois, « un petit Créon maigre et pâle » faisant penser à la description de l'héroïne dans le prologue, « le tien et le mien ». Même Antigone finit par utiliser cette comparaison : « Je te vois à quinze ans, tout à coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout ! ».
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Créon a eu la même vision du bonheur qu'Antigone, mais sa vision a évolué au fil des années.
- La conception d'Antigone reste figée car Antigone ne vieillira pas, touchée par la fatalité de sa lignée et sa mort prochaine. Néanmoins, avec quelques années de plus, peut-être rejoindrait-elle Créon dans sa vision du bonheur.
Conclusion
Dans cette scène de la tragédie
Antigone, de Jean Anouilh, deux personnages s'opposent sur la question du bonheur, l'un le trouvant dans les petites choses du quotidien, l'autre le voyant comme un tout idéal et inaccessible. En réalité, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une même conception universelle du bonheur mais qui évolue en fonction de l'âge.
Créon et Antigone nous montrent bien à travers cette joute verbale que chacun est en quête d'un même bonheur mais que celui-ci diffère selon l'âge. Enfant on le vit pleinement sans même se poser de questions ; à l'âge adolescent on le veut entier, sans concession. Avec l'âge, l'expérience et la maturité, on s'aperçoit que le bonheur est partout présent autour de nous pour qui sait le saisir. Dans ce passage, Antigone ne le comprend pas encore. Il lui faudra attendre d'être face à la mort pour le comprendre enfin comme en témoigne ces deux répliques : « Créon avait raison… », « Je le comprends seulement maintenant combien c'était simple de vivre… » (voir
analyse du dialogue entre Antigone et le garde).