Antigone

Jean Anouilh

Celle qui dit non

De "CREON : Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes" à "Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque."




Plan de la fiche sur un extrait de Antigone :
Introduction
Lecture du texte
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    La première représentation de la pièce Antigone de Jean Anouilh a eu lieu en 1944 à Paris, durant l'Occupation allemande.
    Antigone de Jean Anouilh est inspirée du mythe antique ; en effet, le tragédien Sophocle, dans l'Antiquité grecque, a écrit une pièce intitulée Antigone.
    Anouilh, au XXème siècle, écrit : « Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre. »
    Il s'agit donc de la réécriture contemporaine d'un mythe antique.
    Rappel : Créon est le roi de Thèbes et l'oncle d'Antigone. Il a interdit que le corps de Polynice (frère d'Antigone) reçoive une sépulture, car il considère qu'il a trahi la Cité. Auparavant, Antigone a récupéré le corps de son frère et l'a enterré, donc contre les ordres de Créon.
    La scène, dans cet extrait, montre l'affrontement entre celui qui dit « oui » au Pouvoir et celle qui dit « non » aux ordres. Antigone dit « non » parce qu'elle est libre : Antigone considère qu'elle a tous les droits, puisqu'elle ne s'est soumise à aucun pouvoir. Créon, lui, considère qu'il a d'abord des devoirs, car il est roi. Il veut faire comprendre à Antigone que dans certaines situations dramatiques, on est obligé de dire « oui ». Tandis qu'Antigone prétend pouvoir dire « non » à volonté.

    L'extrait étudié apparaît comme une scène conflictuelle : deux personnages de théâtre sont sur scène et sont tout de suite en conflit (I). S'ils sont en conflit, c'est parce qu'ils défendent des valeurs morales opposées (II).

Antigone
Antigone, peinture de Frederic Leighton (extrait), 1882


Lecture du texte

CREON
Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant...

ANTIGONE
Il fallait dire non, alors !

CREON
Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.

ANTIGONE
Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit « oui » ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire « non » encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ».

CREON
Ecoute-moi.

ANTIGONE
Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit « oui ». Je n'ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là, à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est pour m'écouter jusqu'au bout.

CREON
Tu m'amuses.

ANTIGONE
Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.

CREON, sourdement.
Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.

ANTIGONE
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut- être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?

CREON
Je te l'ai dit.

ANTIGONE
Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !

CREON
Oui, c'est cela !

ANTIGONE
Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

CREON
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi encore. J'ai assez payé.

ANTIGONE
Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !

CREON, la secoue soudain, hors de lui.
Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. […]


Antigone de Jean Anouilh




Annonce des axes

I. Une scène conflictuelle
II. Une opposition de valeurs



Commentaire littéraire

I. Une scène conflictuelle

[On s'intéresse ici plus à la forme de l'échange dramatique]
Voyons tout d'abord en quoi cette scène, notamment de par sa mise en scène, nous apparaît comme conflictuelle.

Les liens familiaux : Créon est l'oncle d'Antigone. Le fait qu'ils aient des liens familiaux assez proches rend leur conflit encore plus tendu (que s'ils n'avaient aucun lien familial).
Le lien social : Antigone est censé être soumise à son oncle d'une part parce qu'elle est une femme et que Créon est un homme ; d'autre part parce qu'il a une fonction politique éminente (il est roi de Thèbes) et elle, bien que reine de par sa naissance, n'a pas de fonction politique. Par ailleurs, Créon est également le père du fiancé d'Antigone, Hémon.

Un différend les oppose : rappelons qu'Antigone a enseveli son frère Polynice contre l'ordre de Créon, qui considère ce dernier comme un traître à la Cité. Dans ce passage, le différend est encore plus large, puisqu'il est question de l'acception des règles du Pouvoir politique.

Qui semble en position de supériorité dans la majeure partie du passage ? Et à la fin ? On peut voir les choses de deux manières : Antigone semble dominer en affirmant son pouvoir de dire « non » et en critiquant Créon. A la fin, pourtant, Antigone se renferme sur elle-même et n'oppose à Créon que sa volonté de mourir pour ses idées. Le Pouvoir gagnerait donc sur l'insoumise. Mais on peut aussi considérer l'inverse : durant la majeure partie du passage, Créon prend les choses à la légère, il dit même qu'elle l'« amuse » ; mais à la fin, Créon s'énerve (« Mais, bon Dieu ! ») et se lance dans une longue tirade (ici réduite) qui révèle sa faiblesse. Antigone va jusqu'à mourir pour son « non », comme une ultime bravade au Pouvoir : elle serait donc supérieure à Créon du fait même qu'elle est capable de mourir pour ses idées.

Structure de l'échange de répliques : On observe des reprises de mots et d'expression d'une réplique à l'autre entre Antigone et Créon. Ce sont à la fois des parallélismes et des antithèses :
- Dans sa deuxième réplique, Créon fait écho à la première réplique d'Antigone : Antigone : « Il fallait dire non, alors ! » / Créon : « J'ai dit oui » -> antithèse
- « Et c'est cela, être roi ! » (avec ironie critique)/ « Oui, c'est cela ! » (affirmation et reproche)

Les didascalies révèlent notamment l'agacement de Créon, puis son énervement (« sourdement », « la secoue soudain, hors de lui »).

Antigone accable Créon ; elle emploie des phrases affirmatives, exclamatives, ou bien une question rhétorique (« Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ? »). En fait, elle reste bornée et campe sur ses positions ; elle refuse la discussion.

Ce texte est bien une scène de conflit : les liens familiaux et sociaux entre les protagonistes, le ton et les tournures des phrases, l'échange de répliques qui se répondent en échos antithétiques l'une à l'autre, les didascalies qui précisent l'expression de la voix ou le mouvement des corps, tout cela le rend visible sur scène.

Quelles sont, à présent, les valeurs morales opposées que défendent les personnages ?



II. Une opposition de valeurs

[on s'intéresse ici plus au contenu de l'échange dramatique]

Créon a dit « oui » au Pouvoir politique. Il dit qu'il aurait pu refuser le rôle de roi… mais qu'il s'est senti « tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage ». C'est par sens du devoir qu'il a accepté.

Précisons que la longue tirade de Créon a été coupée dans cet extrait. On a ici seulement le début de cette tirade : il s'engage dans une longue explication métaphorique : conduire la Cité, c'est comme de conduire une « barque ». Il faut bien qu'il y en ait « qui mènent la barque ». C'est pour lutter contre les crimes, la bêtise et la misère qu'il a accepté d'être roi (parallèle avec un capitaine de navire). Il fait preuve d'un engagement social et politique qui ressemble bien à un sacrifice. Il sacrifie sa personnalité pour le bien commun.

En disant « non », Antigone revendique exactement la position inverse : celle de rester elle-même, hors d'un engagement politique ou social ; mais en enterrant son frère contre l'ordre de Créon, elle a suivi la volonté des Dieux : elle respecte en fait un pouvoir plus haut, une morale plus haute (religieuse), et non pas un sens du devoir qui confine pour elle à la simple gestion terre à terre des affaires de la Cité (-> la religion contre la politique).

Le ton des répliques d'Antigone est vif, acerbe, critique, à la limite du respect que l'on doit à un roi. Le ton des répliques de Créon est d'abord plus léger, plus distant, puis il finit par s'énerver, par secouer Antigone et par se lancer dans une tirade presque lyrique, fondée sur la métaphore filée du bateau (la barque) qu'il faut mener.

Antigone paraît en position de force… puisqu'elle est même prête à mourir. Mais Créon aussi est prêt à mourir, pour le bien commun. Qui est supérieur à l'autre ? Cela reste à l'appréciation morale de chaque lecteur ou spectateur.

La pièce d'Anouilh a été écrite en 1944 : le contexte historique d'une France occupée par les allemands entre en résonance avec une Antigone qui dit non à un Pouvoir qu'elle trouve excessif, injuste, voire même absurde.

Les valeurs en jeu dans cet extrait ont une portée universelle : la figure du rebelle solitaire qui s'oppose au Pouvoir est une figure littéraire ou théâtrale récurrente. L'opposition est millénaire entre le monde terrestre conduit par des choix politiques, et le monde des dieux que la religion invite à (ou impose de) respecter. C'est l'opposition entre le pouvoir politique (gérer les affaires) et le pouvoir religieux ou l'exigence morale supérieure (-> idéalisme philosophique).





Conclusion

    Le personnage d'Antigone peut être vu comme une allégorie de la Résistance s'opposant aux lois édictées par Créon (Pétain ?) qu'elle juge iniques. Elle refuse la facilité et préfère se rebeller, ne voulant pas céder à une prétendue fatalité. Créon, pour sa part, revendique de faire un « sale boulot » parce que c'est son rôle et qu'il faut bien que quelqu'un le fasse. Jean Anouilh, en écrivant cette pièce de théâtre, trouve ainsi le moyen de dénoncer la passivité de certains face aux lois dictées par les nazis. Antigone symbolise la résistance qui s'obstine malgré les dangers encourus.

    Ouverture : On peut rapprocher la revendication de l'Antigone d'Anouilh de ce que dit Albert Camus dans son essai L'Homme révolté (écrit en 1951), car l'Antigone de Anouilh est animé d'une révolte similaire :
    Pour Camus, l'homme révolté n'est pas un homme en particulier ; il s'agit de tout homme qui prend conscience qu'il peut défendre son identité, sa conscience et sa liberté fondamentale devant ce qui l'opprime. C'est cette prise de conscience qui fait de l'homme un homme révolté ; l'homme révolté s'accorde des droits, à commencer celui de poser des limites entre l'acceptable et l'inacceptable. L'homme révolté, défini par Camus, n'est pas un homme de Pouvoir : l'homme révolté est celui qui s'insurge contre l'injustice, l'inégalité de traitement, l'oppression de certains sur d'autres. Ce qui fait d'un homme un « homme révolté », c'est la soudaine prise de conscience qu'il peut prendre en main sa vie et son destin et ne pas se laisser envahir et encore moins piétiner par la vie ou le destin d'un autre homme qui lui dirait ce qu'il doit faire.

    Il semble bien que « homme révolté » soit celui qui ait finalement pris conscience de son autonomie morale, de sa liberté profonde d'être humain engagé dans le monde.

    Dans cet extrait, Antigone veut être seulement elle-même et rien qu'elle-même. C'est peut-être là sa limite : croire qu'on peut exister sans les autres et hors des règles de la cité (= les règles de la vie sociale et politique).

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Merci à celui ou celle qui m'a envoyé cette analyse de Antigone