Plan de la fiche sur
le chapitre 2 de L’Assommoir de Emile Zola :
Introduction
Dans cet extrait du chapitre 2 de
L'Assommoir,
roman naturaliste de
Emile Zola, Gervaise a été abandonnée avec ses deux enfants par Lantier. Coupeau, un honnête ouvrier qui loge dans le même hôtel est sincèrement amoureux d’elle et tente de la séduire. Ils échangent donc des propos sur leurs histoires et projets respectifs au sein de l’Assommoir, bar où se confrontent déjà leurs désirs et la fatalité qui pèse sur eux. Moment programmatique du roman, cet épisode traduit le projet de Zola dans l’exposition de la fatalité du sort ouvrier. Mais déjà, il réussit à ne pas faire de ses personnages, la simple illustration mécanique de ses théories et à leur donner vie et humanité.
Texte étudié
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Lu par Pomme - source : litteratureaudio.com
Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente :
— Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose… Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez, c’est tout…
Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité :
— Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.
Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s’inquiétant de l’heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool. L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle inté- rieur, un ronflement souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur la barrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d’un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant :
— C’est bête, ça me fait froid, cette machine… La boisson me fait froid…
Puis, revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheur parfait :
— Hein ? n’est-ce pas ? ça vaudrait bien mieux : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, mourir dans son lit…
— Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous vouliez, ma- dame Gervaise… Il n’y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop… Voyons, c’est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.
Emile Zola - L'assommoir
Annonce des axes
I. La fatalité
1. La fatalité narrative
2. La fatalité humaine
II. L’alambic
1. Une machine menaçante
2. L’ouvrier et la machine
III. La vie du peuple
1. Les désirs de Gervaise
2. La joie d’un monde
3. Les dangers des sens
Commentaire littéraire
I. La fatalité
1. La fatalité narrative
Le dessein de Zola est clair. L’épisode est construit en boucle. Gervaise expose ses désirs qui courront tout au long du roman et en structureront l’action. Elle les reprend à la fin, mais entre les deux, l’alambic de l’Assommoir exhibe son ombre menaçante et remet très clairement en cause la réalisation du bonheur de Gervaise. Si le lecteur comprend déjà ce qui va se passer, Gervaise, elle ne fait que le pressentir à travers un frisson de froid, ou d’effroi.
Inconsciemment elle confronte déjà les deux éléments en disant "ça vaudrait bien mieux : travailler [...]" Le lecteur est ici soumis à un sentiment d’ironie tragique, le sort de Gervaise est désormais celui du personnage tragique qui va se battre contre la force surpuissante de la fatalité.
2. La fatalité humaine
Chez Zola, plus que chez beaucoup de romanciers, les personnages sont avant tout soumis à l’action, ils en sont la matière. Cependant, la fatalité qui va toucher Gervaise lui est également interne. Déjà, Gervaise est soumise à l’hérédité. Juste avant cet extrait, elle raconte que sa mère buvait autrefois de l’anisette. Coupeau raconte lui que son père était mort en tombant d’un toit parce qu’il avait bu. L’accident comme l’alcoolisme sont également pour lui héréditairement suggérés.
Mais les personnages participent également à leur histoire. Comme Eve, Gervaise commet le péché de curiosité. Elle a la curiosité d’aller voir l’alambic alors qu’ils s’apprêtaient à sortir du lieu éponyme du roman. Cette faiblesse face à la tentation caractérisera Gervaise tout au long du roman, comme contrepoids de sa volonté et de son courage. Déjà ici, la psychologie du personnage justifie les balancements de son destin.
II. L’alambic
1. Une machine menaçante
L’alambic est une machine. Coupeau en explique le fonctionnement, désignant à Gervaise "les différentes pièces de l’appareil". Mais déjà, cette machine porte le danger. Placée derrière "une barrière de chêne" qui en formule l’interdit, elle est en "cuivre rouge". Zola la qualifie de "machine à soûler".
2. L’ouvrier et la machine
Surtout, cette machine est humanisée. Elle "gardait une mine sombre", avait "un souffle intérieur, un ronflement souterrain" et travaillait "comme un travailleur morne, puissant et muet".
La machine se rapproche ainsi de l’homme et l’homme court le risque de devenir machine à boire. Mes-Bottes avec son "rire de poulie mal graissée" porte sur cette machine des "yeux attendris", rit de son "gros bedon de cuivre". L’alcoolisme fond l’ouvrier et l’alambic ensemble, Mes-Bottes aimerait ne faire qu’un avec cette machine.
L’alcool semble à travers lui, prêt à submerger le monde ouvrier, qui deviendrait une machine dont la "sueur d’alcool" irait inonder "le trou immense de Paris". Le projet de Zola de dénoncer les ravages de l‘alcoolisme dans la classe ouvrière se fait ici très clair.
La marche rampante de ce mal est d’ailleurs symbolisée métonymiquement par cette machine, qui est comme "une source lente, entêtée", qui sans un bruit agit "comme une besogne de nuit faite en plein jour". Tout évoque le mal d’autant plus dangereux qu’il est souterrain. Zola la souligne ici à coup d’images et d’hyperboles, qui ajoutent à son dessein réaliste la force d’un style exalté.
III. La vie du peuple
1. Les désirs de Gervaise
Quelle peut être alors la vie de personnages enfermés dans une triple fatalité, celle de l’univers ouvrier, celle de leur hérédité et de leur psychologie, et celle du roman ?
Gervaise apparaît ici comme une anti-Bovary. Ses désirs sont humbles, dérisoires, d’autant plus qu’elle les qualifie d’"idéal".
Le narrateur ne se fait-il pas d’ailleurs légèrement ironique dans cette phrase "en revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheur parfait" ? Zola cherche à rendre Gervaise touchante par son humilité. Elle ne souffrira pas d’un gonflement orgueilleux. Que ce simple bonheur lui soit par avance refusé contribue dans ce cadre, à compatir à son sort.
De plus, son expression est hésitante, maladroite par ses répétitions, le discours direct ici employé la montre dans toute sa fragilité et cherche autant à faire entendre la voix du personnage au lecteur, qu’à la rendre touchante.
2. La joie d’un monde
Parallèlement, Zola inscrit dans sa narration toute la joie du monde des bars. Elle intervient ici grâce au discours indirect libre qui se fond dans la description de l’alambic. La gouaille et l’imagination de Mes-Bottes sont éloquentes et amusantes. Ses camarades reconnaissent même qu’il a "un fichu grelot", et l’on peut penser que Zola adhère à cette idée.
Il reprend d’ailleurs le fantasme de l’alcool qui coulerait directement dans l’ouvrier "comme un petit ruisseau", pour l’étendre à celui d’une source prête à inonder Paris. La fièvre alcoolique des propos de Mes-Bottes semble ainsi contaminer la prose de Zola.
3. Les dangers des sens
Dans cette opposition entre des désirs simples et un peu tristes et un monde alcoolisé mais joyeux repose une des causes des malheurs de Gervaise. C’est en se laissant aller à un désir bien légitime de fête et de joies sensuelles que Gervaise accomplira sa chute. Le regard de Zola n’est pas ici un regard de condamnation mais il cherche à exprimer la fatalité qui pèse ainsi sur le monde ouvrier condamné à s’échapper d’un quotidien misérable par les joies de l’alcool. Déjà, l’idéal de Gervaise est condamné par la recherche de la jouissance.
Coupeau termine ainsi sa promesse d’amour sur l’expression de son désir physique de se chauffer les petons. Gervaise ne condamne pas moralement l’alcool, mais comme un animal, est prise d’un frisson, la boisson lui fait froid. L’un et l’autre sont partagés entre l’idée, la raison, et le désir, la nature. Cette dimension du désir physique qui a poussé dès le départ Gervaise à aller voir l’alambic, est peut-être l’élément principal de la fatalité qui pèse sur elle, et plus largement, sur le monde ouvrier.
Conclusion
Plongée au cœur du lieu de vie ouvrière, Gervaise expose donc timidement ses désirs intimes. Seulement, le monde extérieur viendra contrecarrer son humble aspiration au bonheur. Dans cet extrait de
L'Assommoir, Zola souligne les forces qui s’affrontent au sein des personnages, en les renforçant par des oppositions stylistiques et structurelles. Mais finalement, le désir, principe de vie, qui court tout le long du texte semble rester leur principe unifiant.