L'Assommoir

Emile Zola

Chapitre 7 : Le festin de Gervaise





Plan de la fiche sur le chapitre 7 de L’Assommoir de Emile Zola :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Dans cet extrait du chapitre 7 de L'Assommoir, roman naturaliste de Emile Zola, Gervaise a acquis sa boutique de blanchisseuse et est à l’apogée de sa réussite. Elle organise par conséquent dans le chapitre VII un festin auquel elle convie quatorze de ses voisins. Point d’orgue du roman, ce tableau occupe tout un chapitre et constitue le point de renversement de l’ouvrage. On retrouve dans cet extrait l’ambivalence de l’événement qui marque à la fois le triomphe de Gervaise et le début de sa déchéance. Grande fresque festive où est convoquée la grande majorité des personnages du roman, l’extrait souligne également la dimension sociale de la fête dans le monde ouvrier mais annonce en filigrane la perte de Gervaise.

L'Assommoir - Zola


Texte étudié


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    Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette : c’est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s’être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée ; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d’ailleurs, s’emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son assiette. C’était même touchant de regarder cette gourmande s’enlever un bout d’aile de la bouche, pour le donner au vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter, parce qu’elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangé d’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! Si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah ! Nom de dieu ! Oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas ? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité.

Emile Zola - L'assommoir




Annonce des axes

I. La réunion festive
1. Une fresque
2. La polyphonie
3. Les relations sociales

II. La déchéance annoncée
1. L’oie Gervaise
2. Les instincts animaux
3. L’ambiguïté du narrateur



Commentaire littéraire

I. La réunion festive

1. Une fresque

Ce long paragraphe est à regarder comme un tableau. Envisagé d’abord dans son ensemble, il est ensuite parcouru par le regard du narrateur dans le détail, avant de revenir à une vue générale. L’impression générale est d’abord celle d’une orgie sur laquelle le narrateur revient avec force à la fin. Ensuite, le regard parcourt le tableau dans le détail en suivant les liens entre les personnages et les voyages de la nourriture. Gervaise mange et regarde Goujet qui regarde Gervaise servir le père Bru. Les femmes mangent la carcasse, Virginie, la peau, Clémence, le croupion etc. La répartition de l’oie est redoublée par les liens entre les personnages dont elle est le prétexte. Comme devant un tableau, on regarde tel personnage en regarder un autre, tel autre servir le suivant qui rigole avec son voisin de gauche sous le regard courroucé de son voisin de droite. Tout se passe autour de la nourriture et dans une opulence démesurée qui rappelle bien sûr l’esthétique rabelaisienne mais aussi quelques scènes de peintres flamands, tel Brauwer.


2. La polyphonie

Cette impression de réunion, de communion autour de l’oie est renforcée par la polyphonie du texte. La narration est ainsi superposée à du discours indirect libre à un point qu’il est parfois difficile de déterminer qui prend en charge le récit, de qui il émane. Ainsi, Gervaise est peut-être racontée à travers le regard amoureux de Goujet. L’exclamative et l’adverbe initial soulignent le passage au dil (" Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! "). Mais la phrase suivante est-elle du ressort du narrateur ou de Goujet ? Toute la dimension positive de ce regard qui contraste avec l’image initiale de Gervaise se goinfrant laisse à hésiter : elle se " dérangeait ", pour lui servir quelque chose de " délicat ", " C’était même touchant ".
De même, toujours dans cette idée de grande réunion des voix, apparaît la communauté des voix (" la carcasse, c’est le morceau des dames ").
Tout se mélange et se confond, la nourriture et les propos débordent de tout côté. A la fin même, il devient impossible d’identifier ceux qui parlent, et peut-être faut-il y voir l’expression d’une voix commune reconstituée autour de la nourriture (" oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est). Et le narrateur même semble se mêler à la communauté avec un regard cependant qui glisse vers une critique qu’on peut de moins en moins attribuer aux personnages et qui culmine ainsi : " on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. "


3. Les relations sociales

La critique a noté le rapprochement entre le festin organisé par Gervaise et la tradition du potlatch telle qu’elle est pratiquée par les Indiens. L’exercice du don tel que le pratique Gervaise devient ainsi une prise de pouvoir sur ceux à qui elle donne mais aussi une revanche sur la misère. Georges Bataille écrit ainsi que celui qui donne " s’enrichit d’un mépris de la générosité " et la fête telle que la pratique le groupe semble en effet opérer un renversement tel que la communauté se goinfre à avoir "  des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité ". La dernière phrase que l’on a attribuée au narrateur est donc peut-être aussi l’expression de la volonté générale du groupe ici rassemblé.
Cependant, cette fête est aussi l’occasion de rivalités. " Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ", " Poisson jetait à sa femme des regards sévères ", même le sage Goujet, si on lui attribue une part de la narration, semble jaloux de l’attention que porte Gervaise au père Bru. Finalement, à travers cette fête, est retranscrite toute la vitalité des liens sociaux de ce monde ici réuni, qui reproduit à son échelle, ceux du monde ouvrier, entre désir de communauté, opposition aux riches et querelles et jalousies internes.


II. La déchéance annoncée

1. L’oie Gervaise

C’est Gervaise qui s’offre ainsi en pâture à ses convives. Les Lorilleux mangent le rôti comme s’ils voulaient manger " la table et la boutique " avec. Virginie choisit la peau, comme une vengeance sur la fessée que lui avait administrée Gervaise et qui lui avait rougi la peau des fesses. Clémence, dont le tempérament sensuel a été maintes fois souligné finit le croupion (on notera la sensualité de l’allitération en s dans " Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres ") tandis que Boche lui susurre des indécences. L’acte du manger n’est donc pas innocent et l’on voit les femmes se ruer sur la carcasse de l’oie tandis que madame Coupeau lui arrache le cou. La société ici réunie ne mange pas sans arrière-pensée et la critique a justement relevé que l’oie symbolise Gervaise qui court ainsi à sa perte.


2. Les instincts animaux

Si on peut parler d’une certaine animosité envers Gervaise qui s’exprime pleinement à travers l’engloutissement de l’oie, l’intempérance soulignée par tous fait ressembler les convives à des animaux. Ainsi Gervaise elle-même est " gloutonne comme une chatte ", et son appétit transforme la femme pourtant fine et désirable en une femelle " énorme, tassée sur les coudes ", peut-être courbée sur la table comme une oie sur son plateau. Goujet même, qui est pourtant dans le roman, l’ouvrier modèle, le parangon de la vertu, " Goujet, [...] s’emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. " L’intempérance règne donc et l’appétit de nourriture ouvre un appétit plus sexuel que viendront assouvir quelques chansons polissonnes. Et déjà, Poisson regarde sa femme avec sévérité tandis que Coupeau l’encourage à se goinfrer et Boche " disait tout bas des indécences " à Clémence qui suce le croupion. Le groupe réalise une véritable orgie et se vautre dans ses instincts sensuels.


3. L’ambiguïté du narrateur

Mêlée aux voix du groupe, la voix du narrateur, et à travers lui celle de Zola, a du mal à se faire entendre ou peut-être se cache. En effet, les reproches d’intempérance étaient ceux les plus couramment adressés à la classe ouvrière en ce temps. Et ce qui causera la chute de Gervaise est en grande partie son laisser-aller à ses instincts sensuels. La critique de Zola doit donc se faire ici entendre. Pourtant, Dubois souligne l’ambivalence de la position de l’auteur face à ces fêtes. Il convient bien sûr que Zola les désigne comme générant le malheur mais il révèle aussi que le romancier a de la sympathie pour toute la vitalité joyeuse qu’elles démontrent. C’est pourquoi, si la déchéance de Gervaise est ici annoncée, la fête n’est pas condamnée. Le père Bru " la tête basse, abêti de tant bâfrer ", les convives qui " pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! " sont autant de paroles critiques dont on ne sait si elles sont tenues par le narrateur ou par le peuple jamais avare d’autocritique festive, le fait que les voix se mêlent prouvant de toute façon, le plaisir de Zola à pratiquer une prose festive.





Conclusion

    Cet extrait de L'Assommoir, le festin de Gervaise, est donc un moment de jubilation et de démesure que retranscrit Zola dans une prose non moins jubilatoire. La communion entre les convives et le narrateur est maximale mais souffre en même temps, des tensions sociales qui peuvent exister entre les voisins de l’immeuble et qui reflètent le jugement moral de Zola sur l’intempérance ouvrière.

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