Se frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis.
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
La pluie nous a débués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :
A lui n'ayons que faire ne que soudre.
Hommes, ici n'a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
Villon, Epitaphe Villon ou ballade des pendus
Épitaphe Villon marque le rapprochement de plusieurs mondes, celui des vivants et celui des morts, allant parfois, nous le verrons, jusqu'à les intervertir.
II. Portée esthétique du poème
1. Appel désespéré, sort incertain
- Effet expressif produit par les procédés d'insistance (accumulations, emploi du passé composé, et du présent (8-27) – valeur durative du présent et événement passé dont les effets sont encore sensibles dans le présent pour le passé composé – structure
comparative (28))
- Evocation des suppliciés qui s'apparente à une plainte, locuteurs présentés comme des victimes impuissantes (locuteurs désignés par des pronoms en complément d'objet et en sujet de phrases négatives
+ compléments de temps insistants sur la durée du châtiment : « piéça » (7), « jamais nul temps » (25), « sans
cesser » (27))
=> Locuteurs lancent un appel désespéré qui apporte
une sensibilité esthétique au poème
2. Évocation des suppliciés
- Evocation sans détour de la mort, les corps des pendus sont des objets
sur le point d'être détruits.
- Cette déshumanisation est accompagnée par le champ lexical
de la souffrance comme pour mieux en révéler le paroxysme : une
souffrance inhumaine « dévorée et pourrie » (7 et 8) « débués et lavés » (21).
- Insistance produite par le rythme binaire et le préfixe privatif de
indiquant la décomposition.
- Evocation récurrente de la mort « fumes occis » (12), « sommes
transis » (15), « sommes morts ».
=> L'évocation des suppliciés est pathétique, et pourtant, esthétique.
3. Musicalité
- La forme du poème : une ballade, est la forme la plus célèbre du lyrisme médiéval, directement inspirée de la musique et de la danse.
- Elle consiste en trois strophes identiques (dizaine de décasyllabes)
suivies d'un envoi. Chaque strophe s'achève par un refrain (10-20-30-35).
- Le refrain fait entendre un effet de rythme propre au chant et le retour lancinant d'une plainte.
- rimes ababb//ccdcd répétées 3 fois et l'envoi ccdcd impriment au poème le même effet lancinant propre à la complainte.
=> L'épitaphe Villon est imprégné de musicalité qui complète son effet esthétique.
L'épitaphe Villon comporte donc une portée esthétique, situation exacerbée de l'expression lyrique.
III. Portée morale du poème
1. Un poème religieux
- Appel insistant à la prière est un appel à la réflexion sur l'humanité et la médiation sur la mort. L'imploration du poète révèle une faiblesse des hommes et suggère un modus vivendi fondé sur la solidarité et la charité (11-14), la vertu (29) et l'humilité symbolisée par la prière (10 ; 11-13 ; 15-18).
- La représentation de la mort dans L’Epitaphe Villon est celle de la religion chrétienne, les pécheurs qui ne reçoivent pas le pardon vont en enfer dont leur supplice donne un avant goût (18-22-33).
- Villon marque la supériorité de l'âme sur le corps, sa décomposition est le signe de la corruption humaine, la seule éternité est dans la vie spirituelle.
=> L'épitaphe Villon comporte une dimension religieuse, reflet de l'époque à laquelle il a été écrit et qui lui donne une portée morale.
2. Le paradoxe de l'échange morts/vivants
- Chiasme « car si pitié de nous pauvres avez, / pas ne devez en avoir dégoût » le poète proclame ainsi l'universalité du genre humain placée sous le regard de Dieu.
- Contraste et paradoxe entre les pendus aux valeurs presque humanistes et les vivants présentés comme des bourreaux, paradoxe entre les
pendus qui s'expriment et les vivants muets dans ce poème, paradoxe entre la danse macabre provoquée par le vent et l'immobilité des
vivants.
=> Le poète n'est pas isolé, le rapprochement locuteurs/destinataires atteint son paroxysme lorsque Villon les mêle et les intervertit, appelant une réflexion et une forme d'humilité.
3. Memento Mori
Memento mori est une expression latine qui signifie « Souviens-toi que tu es mortel » l'évocation pathétique de la situation du poète et des pendus constituent pour l'homme un rappel de sa condition de mortel. Comme dans la tradition antique, ce poème constitue un
véritable memento mori, à l'origine d'une réflexion plus générale sur la condition et l'action humaines ainsi que sur
le sens de la mort.