Plan de la fiche sur
Bel-Ami - Première partie, chapitre 6 - de Maupassant :
Introduction
Georges Duroy est maintenant Bel-Ami : sa liaison mouvementée avec Clotilde de Marelle a débuté (chapitre V). Sur le plan social, après avoir écrit de concert avec Madeleine ses chroniques sur l’Algérie, il est entré comme journaliste à La vie française et travaille sous les ordres de Forestier. Celui-ci, méprisant, l’occupe à de basses besognes sans intérêt. Un jour, vexé par une remarque de son ancien camarade, Duroy se jure de se venger : "Je vais te faire cocu, mon vieux". Il se précipite aussitôt visiter Madeleine.
Nous allons donc voir ici le portrait de la jeune femme, la façon dont Duroy réagit lorsque la jeune femme l’éconduit et le lien nouveau qui s’installe entre eux.
Lecture du texte
"Mon cher ami, pour moi un homme amoureux est rayé du nombre des vivants. Il devient idiot, pas seulement idiot, mais dangereux. Je cesse, avec les gens qui m'aiment d'amour, ou qui le prétendent, toute relation intime, parce qu'ils m'ennuient d'abord, et puis parce qu'ils me sont suspects comme un chien enragé qui peut avoir une crise. Je les mets donc en quarantaine morale jusqu'à ce que leur maladie soit passée. Ne l'oubliez point. Je sais bien que chez vous l'amour n'est autre chose qu'une espèce d'appétit, tandis que chez moi ce serait, au contraire, une espèce de... de... de communion des âmes qui n'entre pas dans la religion des hommes. Vous en comprenez la lettre, et moi l'esprit. Mais... regardez-moi bien en face..."
Elle ne souriait plus. Elle avait un visage calme et froid et elle dit en appuyant sur chaque mot :
"Je ne serai jamais, jamais votre maîtresse, entendez-vous. Il est donc absolument inutile, il serait même mauvais pour vous de persister dans ce désir... Et maintenant que... l'opération est faite... voulez-vous que nous soyons amis, bons amis, mais là, de vrais amis, sans arrière-pensée ?"
Il avait compris que toute tentative resterait stérile devant cette sentence sans appel. Il en prit son parti tout de suite, franchement, et, ravi de pouvoir se faire cette alliée dans l'existence, il lui tendit les deux mains :
"Je suis à vous, madame, comme il vous plaira."
Elle sentit la sincérité de la pensée dans la voix, et elle donna ses mains.
Il les baisa, l'une après l'autre, puis il dit simplement en relevant la tête : " Cristi, si j'avais trouvé une femme comme vous, avec quel bonheur je l'aurais épousée !"
Elle fut touchée, cette fois, caressée par cette phrase comme les femmes le sont par les compliments qui trouvent leur coeur, et elle lui jeta un de ces regards rapides et reconnaissants qui nous font leurs esclaves.
Puis, comme il ne trouvait pas de transition pour reprendre la conversation, elle prononça, d'une voix douce, en posant un doigt sur son bras :
"Et je vais commencer tout de suite mon métier d'amie. Vous êtes maladroit, mon cher..."
Elle hésita, et demanda :
"Puis-je parler librement ?
- Oui.
- Tout à fait ?
- Tout à fait.
- Eh bien, allez donc voir Mme Walter, qui vous apprécie beaucoup, et plaisez-lui. Vous trouverez à placer par là vos compliments, bien qu'elle soit honnête, entendez-moi bien, tout à fait honnête. Oh ! pas d'espoir de... de maraudage non plus de ce côté. Vous y pourrez trouver mieux, en vous faisant bien voir. Je sais que vous occupez encore dans le journal une place inférieure. Mais ne craignez rien, ils reçoivent tous les rédacteurs avec la même bienveillance. Allez-y croyez-moi."
Il dit, en souriant : "Merci, vous êtes un ange... un ange gardien." Puis ils parlèrent de choses et d'autres.
Extrait du chapitre 6 de la partie 1 - Bel-Ami - Maupassant
Annonce des axes
I. La parole est à Madeleine
II. La réponse de Duroy
Commentaire littéraire
I. La parole est à Madeleine
Pour une fois, c’est une femme qui parle longuement en présence de Bel-Ami. En effet, devant la déclaration amoureuse de Duroy, Madeleine se lance dans un réquisitoire contre l’amour. Elle commence par ménager son interlocuteur, "mon cher ami", avant que de lui asséner sa vérité : "pour moi un homme amoureux est rayé du nombre des vivants. Il devient idiot, pas seulement idiot mais dangereux". Son discours prend alors les tournures de la démonstration scientifique : elle vient d’énoncer l’argument, viennent maintenant les moyens de lutter contre l’amoureux, démonstration orchestrée de façon logique : "d’abord", "et puis", "donc". Pour Madeleine, l’amour n’est ni plus ni moins une maladie, comme en témoigne le réseau lexical présent avec "enragé", "crise", "quarantaine", "maladie". Puisque le mal est physique, il devient facile à combattre. Nous sommes bien loin des élans lyriques du romantisme !
Ainsi, Madeleine confirme son statut de femme intelligente. Elle n’est pas une jeune écervelée et a percé à jour Bel-Ami : "Je sais bien que chez vous l’amour n’est autre chose qu’une espèce d’appétit". Elle a parfaitement compris que, pour Duroy, tout n’est qu’affaire de possession. Cependant, son intelligence n’est pas dénuée de sensibilité : comme elle le dit, selon elle, l’amour serait "une espèce de... de... communion". L’hésitation marque le trouble de la jeune femme, l’humanise.
II. La réponse de Duroy
La réaction de Bel-Ami ne se fait pas attendre, prouvant son intelligence et sa capacité à rebondir selon les événements. Même si le refus de Madeleine le blesse, comme le traduisent les
allitérations en [t] et en [s] - "il avait compris que [t]ou[t]e [t]en[t]a[t]ive re[s][t]erait [s][t]érile devant [c]e[tt]e [s]en[t]en[c]e [s]ans appel..." - qui sonnent l’avortement de cet essai, il redevient Georges Duroy, le journaliste ambitieux, et accepte la proposition de Madeleine, sachant l’aide précieuse qu’elle lui peut apporter.
Dans cette scène, c’est le bon sens paysan qui l’emporte sur le Dom Juan. D’ailleurs, nous le voyons s’écrier "Cristi, si j’avais trouvé une femme comme vous, avec quel bonheur je l’aurais épousée !" : toutes les fois que Duroy se laisse aller à un accent de sincérité, il retrouve un langage ou des expressions populaires. C’est le cas ici, avec ce "Cristi" - précédemment sorti de la bouche de Forestier lui-même : non content de vouloir lui emprunter sa femme, il s’accapare déjà son vocabulaire... Et Madeleine est assez fine pour relever l’honnêteté. Ce cri du cœur la touche beaucoup plus que les faux transports amoureux.
III. Un lien nouveau
Nous assistons à la transformation du lien qui unit Georges et Madeleine. Après l’avoir estimée pour son physique puis pour sa maîtrise du style journalistique, Duroy reconnaît dorénavant en la jeune femme une "alliée". De là à affirmer que ces deux là se ressemblent, il n’y a qu’un pas. Chacun perçoit en l’autre son double dans la course au pouvoir et à la reconnaissance sociale.
D’autre part, forte de son titre d’"amie", Madeleine conseille à Georges d’aller faire sa cour auprès de Mme Walter, scène qui n’est pas sans rappeler
Les Liaisons dangereuses (Choderlos de Laclos) : n’est-ce pas une nouvelle Mme de Merteuil ordonnant au vicomte de Valmont de séduire Cécile Volanges ou la Présidente de Tourvel ? A la différence qu’ici, il ne s’agit pas de s’adonner au plaisir mais de trouver le plus court chemin vers la réussite.
Enfin, toutes les portes ne sont pas condamnées : Madeleine parle de l’amour en termes de "communion". En disant à Duroy qu’il en "comprend la lettre, et [elle] l’esprit", est-ce qu’elle ne lui montre pas indirectement qu’il lui reste encore du chemin à parcourir dans cette initiation qui le mènera à elle, qui l’affinera au point de perdre ce côté rustaud qui transforme l’amour en désir charnel, alors que Madeleine en attend quelque chose de plus spirituel ?
Conclusion
Nous assistons à l’alliance entre Madeleine et Bel-Ami. Celle-ci lui a prouvé son intelligence et sa sensibilité, l’a percé à jour et se confirme dans son rôle d’initiatrice. Quant à Bel-Ami, il accepte de bon cœur les propositions de Madeleine, sachant pertinemment qu’elle le domine encore sur le plan de la psychologie. C’est un nouveau palier dans leur relation qui est atteint, palier qui pourrait déboucher sur une union plus complète si Duroy réussit dans son parcours.