Plan de la fiche sur un extrait de
Au Bonheur des Dames de Emile Zola :
Introduction
Ce texte est tiré du chapitre 10 du roman d'
Emile Zola,
Au Bonheur des Dames. Contrairement à
L’Assommoir et à la scène du banquet d’anniversaire de Gervaise, le réfectoire du Bonheur des Dames permet à Zola de décrire un univers moderne où les machines structurent le rituel du repas.
Texte étudié
Mais il dut attendre, un des garçons qui découpaient venait de s'entailler le doigt, et cela jetait un trouble. Il restait la face à l'ouverture, regardant la cuisine, d'une installation géante, avec son fourneau central, sur lequel deux rails fixés au plafond amenaient par un système de poulies et de chaînes, les colossales marmites que quatre hommes n'auraient pu soulever. Des cuisiniers, tout blancs dans le rouge sombre de la fonte, surveillaient le pot-au-feu du soir, montés sur des échelles de fer, armés d'écumoires, au bout de grands bâtons. Puis, c'étaient, contre le mur, des grils à faire griller des martyrs, des casseroles à fricasser un mouton, un chauffe-assiettes monumental, une vasque de marbre emplie par un continuel filet d'eau. Et l'on apercevait encore, à gauche, une laverie, des éviers de pierre larges comme des piscines ; tandis que, de l'autre côté, à droite, se trouvait un garde-manger, où l'on entrevoyait des viandes rouges, à des crocs d'acier. Une machine à pelurer les pommes de terre fonctionnait avec un tic-tac de moulin. Deux petites voitures, pleines de salades épluchées, passaient, traînées par des aides, qui allaient les remiser au frais, sous une fontaine.
- Poulet, répéta Favier, pris d'impatience.
Puis, se retournant, il ajouta plus bas :
- Il y en a un qui s'est coupé... C'est dégoûtant, ça coule dans la nourriture.
Mignot voulut voir. Toute une queue de commis grossissait, il y avait des rires, des poussées. Et, maintenant, les deux jeunes gens, la tête au guichet, se communiquaient leurs réflexions, devant cette cuisine de phalanstère, où les moindres ustensiles, jusqu'aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques. Il y fallait servir deux mille déjeuners et deux mille dîners, sans compter que le nombre des employés augmentait de semaine en semaine. C'était un gouffre, on y engloutissait en un jour seize hectolitres de pommes de terre, cent vingt livres de beurre, six cents kilogrammes de viande ; et, à chaque repas, on devait mettre trois tonneaux en perce, près de sept cents litres coulaient sur le comptoir de la buvette.
Au Bonheur des Dames - Emile Zola - Extrait du chapitre 10
Annonce des axes
I. Une description naturaliste
1. Temps et verbes
2. Le lexique
3. La précision des chiffres
II. Le ventre de la bête
III. Une réflexion sur la modernité sociale
1. La référence au phalanstère
2. Limites de l'utopie sociale
3. Un symbole discret ?
Commentaire littéraire
I. Une description naturaliste
1. Temps et verbes
Cet extrait s’insère dans un passage narratif. À l’alternance des temps du récit succède l’emploi de l’imparfait d’habitude (temps qui s’impose pour décrire la répétition des repas). Pour rendre sa description plus vivante, Zola insère des bribes de discours en style direct. L’emploi réitéré de verbes sollicitant le registre de la vue ("regarder", "apercevoir", "entrevoir", "voir", etc.), qui ont pour sujet grammatical des personnages présents, contribue également à donner du mouvement à cette scène et à mieux l’insérer dans la trame narrative.
2. Le lexique
Il se caractérise par son abondance et par sa précision sémantique. Zola emploie en effet de nombreux termes techniques ("fourneau central", "rails", "poulies", "chaînes", "machine à pelurer les pommes de terre", "remiser", "broches", "lardoires"etc.). On note également les effets d’accumulation rendant sensible le gigantisme du réfectoire.
3. La précision des chiffres
On observe un emploi massif des adjectifs numéraux (2000 déjeuners, 2000 dîners, 16 hectolitres de pommes de terre, 120 livres de beurre, etc.).
II. Le ventre de la bête
Cette scène fait l’objet d’une véritable transfiguration : le réfectoire apparaît comme les entrailles de ce monstre auquel le magasin est souvent comparé. D’où l’emploi de différents procédés :
a) Le champ lexical de l’abondance ("géante", "colossales", "monumental", "continuel", "gigantesques").
b) De nombreuses hyperboles ("des grilles à faire griller des martyrs", "des casseroles à fricasser un mouton").
c) Des comparaisons ("des éviers de pierre larges comme des piscines") et des métaphores à valeur hyperbolique ("armés d’écumoires", "tic-tac de moulin", "c’était un gouffre, on y engloutissait").
d) Le rythme des phrases : on observe à la fin du deuxième paragraphe, un mouvement d’ampleur de la phrase s’accordant à un grandissement épique de l’évocation.
III. Une réflexion sur la modernité sociale
1. La référence au phalanstère
Le réfectoire est comparé à une "cuisine de phalanstère" : cette référence à la philosophie de Fourier suggère qu’une réflexion sur l’aspect communautaire du monde des commis sous-tend ce passage. Symbole de l’évolution du monde du travail, le réfectoire souligne la dimension associative qui prévaut désormais.
2. Limites de l’utopie sociale
Cependant, ces progrès découlent d’une volonté pragmatique d’efficacité : Zola évoque en effet, plus loin, le "calcul d’une humanitairerie pratique", dans la mesure où Mouret "obtenait plus de travail d’un personnel mieux nourri".
3. Un symbole discret ?
L’évocation du garçon qui s’entaille le doigt, en faisant le service, introduit dans cet univers technique un soupçon : le sang qui "coule dans la nourriture" peut être lu comme le prix à payer pour tous ces progrès mais aussi comme le fait que le magasin, souvent comparé à un ogre, se nourrit de ses propres ouvriers.
Conclusion
Ce passage de
Au Bonheur des Dames est caractéristique de la technique descriptive de Zola : par une série de procédés stylistiques, la précision naturaliste s’infléchit en une transfiguration du réel, sous-tendue par une réflexion sur les problématiques sociales.