Des Cannibales

Les Essais - Montaigne

Extrait du chapitre XXX du livre I

De "Mais ces autres,..." à "...en toute sorte de barbarie."




Plan de la fiche sur Des Cannibales de Montaigne (Les Essais) :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Des Cannibales est une comparaison entre le monde européen et le nouveau monde c’est à dire les indiens (par rapport aux Portugais). Cette situation racontée à partir d’une véritable rencontre de Montaigne à Rouen.
    La première étape met en scène les indiens dans leurs rites et leurs habitudes, le sort qu’ils réservent à leurs ennemis pendant la guerre : ils rapportent des trophées, traitent bien le prisonnier de son vivant puis ils le tuent pour le partager et le manger entre amis. C’est une pratique sociale justifiée par une extrême vengeance.
    Dans la deuxième étape, Montaigne adopte le point de vue des Indiens face aux Portugais et leurs adversaires. Les Indiens voient les Portugais comme « ces gens de l’autre monde », ils décrivent les exactions portugaises à l’infinitif (enterrer, tirer, pendre) et pensent que « cette sorte de vengeance devait être plus aigre que la leur ». Ce que font les Européens est plus raffiné en matière de cruauté. Les Indiens ont établi un jugement de valeur dans les tortures. Les Portugais sont décrits comme « les beaucoup plus grands maîtres, en malice, beaucoup de vices… » ce qui pose la question : Qui est le barbare ?
    La troisième partie voit l’apparition du « je », Montaigne intervient. Le « nous » renvoie aux Européens et aux lecteurs. Il dit que l’on n’est pas ou que l’on ne veut pas être capable de reconnaître notre propre barbarie. Il met en évidence le fait que les Indiens vont tuer puis manger leurs ennemis tandis que les Européens vont les torturer avant de les tuer. La parenthèse fait appel aux guerres de religions (chose très rare dans Les Essais).


    Ce texte est un extrait du chapitre « des cannibales » des Essais de Montaigne écrits au XVIème siècle, en plein milieu des guerres de religion et de l’expansion de l’Europe vers le nouveau monde. Il montre la relativité des jugements et critique l’ethnocentrisme européen. Il observe, compare leurs mœurs et tente d’acquérir une objectivité optimale et de se libérer de ses préjugés. Comment lorsqu’on est sensible aux barbaries sévissant dans son pays peut on considérer celles que l’on considère être le fait des barbares ? L’expression « l’autre monde » place le débat du coté des barbares. Cette fois ci, ce sont les conquis qui affublent les Portugais de cette appellation. Montaigne déplace le problème de l’ethnocentrisme : le regard part des Barbares vers les Européens. Cette expression sert la thèse de la relativité des jugements au cœur de la délibération des Essais.
    La thèse de Montaigne est énumérée avant : « or, je trouve, pour revenir à mon propos qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans cette nation…sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».


Texte étudié

Des Cannibales


      Mais ces autres, qui nous viennent pipant des assurances d'une faculté extraordinaire qui est hors de notre connaissance, faut-il pas les punir de ce qu'ils ne maintiennent l'effet de leur promesse, et de la témérité de leur imposture ? Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n'ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, apointées par un bout, à la mode des langues de nos épieux. C'est chose émerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de déroutes et d'effroi, ils ne savent que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Aprés avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d'en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'épée.
      Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c'est pour représenter une extrême vengeance. Et qu'il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l'autre monde, comme ceux qui avaient sexué la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu'eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle devait être plu.s aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.
      Je ne suis pas marri que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entré des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé.
      Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque ; ont bien pensé qu'il n'y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d'en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d'autres personnes inutiles au combat. “ Les Gascons, dit-on, s'étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie. ”.
      Et les médecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage pour notre santé ; soit pour l'appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.
      Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.

Extrait de : Des Cannibales - Montaigne, Les Essais

Remarque : les numéros de lignes dans l'analyse suivante ne correspondent pas aux lignes du texte ci-dessus.




Annonce des axes

I. La description au service de l'argumentation, l'illustration de la relativité des jugements
1. La pratique des cannibales
2. La perversion des sauvages

II. Le paradoxe du jugement humain, l'intervention de Montaigne et sa prise de position


Commentaire littéraire

I. La description au service de l’argumentation, l’illustration de la relativité des jugements

1. La pratique des cannibales (lignes 1 à 18 - début à « une extrême vengeance. »)

    C’est une description diptyque ou comparative des deux pratiques guerrières. La première partie permet à Montaigne d’asseoir sa thèse. La barbarie est là pour représenter une extrême vengeance. Aucun modalisateur n’est employé, il n’y a donc aucun jugement et aucune prise de position. Le ton du discours est généralisateur. Il compare plusieurs fois les indiens aux Européens, il analyse d’abord les armes qu’il compare à celle des Européens. Puis, il met en avant leur attitude acharnée et extrême au combat, c’est à dire qu’ils ne connaissent pas le sentiment de la peur. Enfin, le trophée change de nature puisque c’est la tête de l’ennemi et non son drapeau. L’expression « chose emerveillable » signifie plutôt inhabituel. Il adopte leur point de vue pour expliquer le cannibalisme : il y a à la fois l’intérêt social : « une grande assemblée, au plus cher de ses amis (l.10-11-12), en commun » et un intérêt symbolique : « pour représenter une extrême vengeance ». Le prisonnier est présenté comme un être humain et Montaigne considère les sauvages comme des êtres raisonnables puisqu’ ils fonctionnent selon des principes internes à leur société, ils respectent leurs coutumes et qu’elles sont raisonnées, comme le dit l’incise « ce n’est pas, comme on pense ». Ils sont capables d’un jugement rationnel car ils ne le font pas pour se nourrir mais pour se venger, ils ont un rituel qui renforce la cohésion du groupe.


2. La perversion des sauvages (lignes 18 à 30 - « Et qu'il soit ainsi » à « leur façon ancienne pour suivre celle-ci. »)

    On a une description des mœurs des Européens à travers le regard des sauvages, ce qui sera une pratique très utilisée au XVIIIème siècle. L’expression d’ « autre monde », prend toute sa valeur. Il y a la volonté de Montaigne de se mettre à leur place pour comprendre cette société. Les Portugais sont décrits dans leurs pratiques de vengeance avec un regard encore plus critique puisqu’ils sont ralliés aux ennemis des sauvages. La torture est suivie de la mort, les verbes à l’infinitif ne situent pas l’action dans le temps. Le jugement que portent les indiens paraît lucide et justifié car ils peuvent discerner le bien du mal : l’expression « plus grands maîtres qu’eux » est un jugement de valeur et « malice » un jugement de morale. Ils établissent un jugement hiérarchique du mal et « vices » montre qu’ils ont une notion morale du bien et du mal. L’imitation du mal est explicable donc rationnelle. Ils font le choix de quitter leur façon ancienne pour cette nouvelle façon. Les Indiens sont présentés dans leur barbarie plus humains que les Européens.


II. Le paradoxe du jugement humain, l’intervention de Montaigne et sa prise de position

De « Je ne suis pas marri » à la fin du texte.

    L’horreur que l’on peut éprouver peut ne pas nous faire prendre conscience de nos propres barbaries car on est aveuglé (ligne 32, « nous soyons si aveugles aux nôtres »). Mais en même temps, il n’est « pas marri » que nous remarquions l’horreur. Son argumentation passe par la concession devant l’horreur pour amener un contre-argument qui est notre propre aveuglement. On remarque de nombreux modalisateurs, comme les verbes d’opinion aux lignes 30 et 32, l’utilisation du « nous » et du « notre », l’intensif « si » qui renforce l’erreur de jugement et l’expression « qui pis est » dans la parenthèse et qui induit les guerres de religion et invite le lecteur à partager son jugement. Si les barbares tuent leurs victimes avant de les manger, les Européens font pire, dit-il (l.34). Le corps mort est rôti puis envoyé aux amis chez les Indiens alors qu’il est donné aux pourceaux et aux chiens chez les Portugais. On a une opposition descriptive qui fonctionne avec tout ce qui est dit auparavant mais qui met en avant les pratiques des Européens et elle continue dans la réalité contemporaine en pire. Il continue sa réflexion non entre des ennemis anciens mais entre voisins et concitoyens. De cette société qui se dit civilisée, on pourrait attendre une perfectibilité mais ce n’est pas le cas (la notion de perfectibilité humaine est apparue au XVIIIème siècle avec Rousseau). Les guerres de religions ont mis en pratique des barbaries qui viennent à nous interroger sur la barbarie des Indiens.





Conclusion

    Ce texte est une critique de Montaigne sur l’attitude paradoxale au regard de la raison des jugements que portent les Européens sur les coutumes de l’autre monde. Le point de vue exposé renvoie à leurs propres contradictions. Montaigne rapporte des pratiques barbares qui ne viennent pas d’un passé lointain mais de l’époque contemporaine de Montaigne. Les guerres de religion sont la vraie barbarie puisque dans un même collectif, les hommes vont se déchirer.
    L’ethnocentrisme européen permet de se voiler la face, de ne pas voir nos erreurs et nos contradictions.

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