Plan de la fiche sur
Chanson de Victor Hugo :
Introduction
Violemment hostile au coup d'état du 2 décembre 1851,
Victor
Hugo se réfugie à Guernesey d'où il ne reviendra qu'après la chute du 2
nd Empire,
20 ans après. Dans
Les Châtiments, il proclame son admiration pour Napoléon
Ier, pour mieux accabler de ses sarcasmes Napoléon III qu'il a surnommé "Napoléon le petit". Cette œuvre dont le premier texte s'intitule "Nox" (nuit) et le dernier "Lux" (Lumière) révèle un engagement qui jamais ne faiblira. La tonalité est d'ailleurs donnée
par la préface ou Hugo écrit : "Si l'on met un bâillon à la bouche qui parle,
la parole se change en lumière, et l'on ne bâillonne pas la lumière". Le texte
Chanson que nous allons voir ici illustre ce combat du poète.
Victor Hugo
Texte du poème Chanson
Chanson (VII, 6)
Sa grandeur éblouit l'histoire.
Quinze ans, il fut
Le dieu que traînait la victoire
Sur un affût ;
L'Europe sous sa loi guerrière
Se débattit. -
Toi, son singe, marche derrière,
Petit, petit.
Napoléon dans la bataille,
Grave et serein,
Guidait à travers la mitraille
L'aigle d'airain.
Il entra sur le pont d'Arcole,
Il en sortit. -
Voici de l'or, viens, pille et vole,
Petit, petit.
Berlin, Vienne, étaient ses maîtresses ;
Il les forçait,
Leste, et prenant les forteresses
Par le corset ;
Il triompha de cent bastilles
Qu'il investit. -
Voici pour toi, voici des filles,
Petit, petit.
Il passait les monts et les plaines,
Tenant en main
La palme, la foudre et les rênes
Du genre humain ;
Il était ivre de sa gloire
Qui retentit. -
Voici du sang, accours, viens boire,
Petit, petit.
Quand il tomba, lâchant le monde,
L'immense mer
Ouvrit à sa chute profonde
Le gouffre amer ;
Il y plongea, sinistre archange,
Et s'engloutit. -
Toi, tu te noieras dans la fange,
Petit, petit.
Victor Hugo, Les Châtiments
[Napoléon] Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard, 1800
Peint par Jacques-Louis David (1748-1825)
Napoléon III, empereur des Français
Peint par Franz Xavier Winterhalter (1805-1873)
Annonce des axes
I. Un jeu d'opposition systématique entre les deux Napoléons
A. Un lexique valorisant pour Napoléon Ier, très dévalorisant pour Napoléon III
B. Le jeu sur les rythmes
C. Les rimes
II. Une transformation de la réalité historique à des fins politiques
A. Napoléon Ier : l'Histoire traitée de façon épique
B. Au contraire, Napoléon III = la petite histoire laborieuse
Commentaire littéraire
I. Un jeu d'opposition systématique entre les deux Napoléons
Pour dévaloriser celui qu'il avait baptisé "
Napoléon, le Petit" (livre
paru le 5 août 1852 le jour de son débarquement à Jersey), Hugo s 'emploie à opposer
systématiquement les deux personnages.
A. Un lexique valorisant pour Napoléon Ier, très dévalorisant pour Napoléon III
N.B. ceci est un procédé très classique dans tout argumentaire politique.
1. Image hyperbolique de Napoléon Ier
- Un dieu :
- "le dieu" v. 3
- "tenant à sa main (…)" v. 26-27 = référence à Jupiter ou à Zeus
- "archange" v. 37
- Un guide :
- "guidait" v. 11
- "tenant (…) les rênes du genre humain" v. 26-28
- Un amant de la conquête : métaphore de la conquête amoureuse v.
17 à 22.
2. Vision méprisante de Napoléon III
- Méprisante litanie de chaque refrain : "Petit, petit"
+ tutoiement de l'apostrophe
+ "Voici" v. 15,23 et 31 = présentatif, comme une écuelle tendue à un mendiant.
- Napoléon III n'est qu'un pauvre simulacre : "singe" v. 7, un pillard vicieux et sanguinaire.
- Image finale : "la fange" v. 39
-> Idée : la chute de Napoléon III, dans la boue, n'aura rien de comparable avec la chute glorieuse de Napoléon Ier.
(Opposition entre une chute épique, et une chute dans la boue)
B. Le jeu sur les rythmes
Les 5 strophes jouent sur des alternances apparemment régulières : 8+4
Mais les six premiers vers atteignent toujours une amplitude rythmique que n'acquièrent jamais les 2 autres.
1. Les six premiers vers / Napoléon Ier
- Nombreux enjambements qui parcourent les vers et donnent une ampleur majestueuse à l'évocation du personnage : v. 5-6 ; 11-12 ; 19-20 ; 26-28 ; 34-36
Ex : v. 2-4 = double enjambement qui rend bien l'impression d'inéluctable conquête.
- A l'inverse, v. 13-14 :
- L'absence d'enjambement
- L'asyndète (parataxe)
- L'anaphore / "il entra, il en sortit"
-> Image dynamique de la prise du Pont d'Arcole en 1796
2. Les derniers vers / Napoléon III
- Pas d'enjambement
- Précédés d'un double signe de ponctuation très fort : point + tiret
- Répétitions : "Voici", "Petit, petit"
-> Impression de piétinement, de petitesse
C. Les rimes
-> Lecture verticale
- 1ère rime des octosyllabes : (positive)
- "Histoire/victoire"
- "Bataille/mitraille"
- "Maîtresse/forteresse"
- "Plaine/rênes"
-> prestige militaire et conquérant
- 2ème rime : dévalorisation de "Napoléon le Petit"
- "guerrière <=> derrière"
- "Arcole <=> vole"
- "Bastilles <=> filles"
- "Gloire <=> boire"
- "Archange <=> fange"
->Rime 1= puissance et gloire
Rime 2 = connotations dérisoires et vulgaires
-> Un choix d'opposition systématique, au service d'une visée politique.
II. Une transformation de la réalité historique à des fins politiques
Le projet d'Hugo ici : réduit à l'exil par le coup d'état du 2 décembre 1851 qui a mis fin à la démocratie instaurée en 1848, Hugo renforce sa critique de Napoléon III par une mythification de Napoléon Ier.
A. Napoléon Ier : l'Histoire traitée de façon épique
- Avant même de l'évoquer, c'est la grandeur du personnage qui est mise en avant :
-> "sa grandeur" v. 1
-> "le dieu" v. 3
- Nommé une seule fois (v. 9) <- il est unique
- Repris 9 fois par le pronom sujet "il" -> l'idée du héros AGISSANT, dont tout dépend :
- Strophe 1 : la victoire = son canon
- Strophe 2 : l'Europe = une proie (image de L'Aigle)
- Strophe 3 : les villes = des femmes conquises
- Strophe 4 : le genre humain = son troupeau
- La chute est aussi traitée sur le mode de l'épopée : strophe 5 "chute profonde", "gouffre", "engloutit"
v. 33 : ce n'est pas le monde qui le lâche, c'est lui qui lâche le monde.
B. Au contraire, Napoléon III = la petite histoire laborieuse
- Strophe 1 : il récupère médiocrement l'image de l'aîné
- Strophe 2 : il fait du trésor public sa propre cassette
- Strophe 3 : il fait de la cour un lupanar (lieu de débauche où l'on invite des femmes)
- Strophe 4 : il confond art de la guerre et massacre
-> Réécriture de la réalité qui tire, cette fois-ci, l'Histoire vers l'Appauvrissement.
Conclusion
Il va de soi que l'histoire, bien réelle, est dans un cas comme dans l'autre retravaillée à des fins polémiques :
- Napoléon Ier différent de archange
- Napoléon III différent de gredin
Mais le désir d'efficacité de Victor Hugo ne s'encombre pas de telles nuances !