Plan de la fiche sur
le chapitre 3 de La Curée de Emile Zola :
Introduction
Dans la suite des vingt romans des Rougon-Macquart,
La Curée (1872) décrit l'assaut de Paris par les spéculateurs de 1850, au lendemain du Second Empire.
Emile Zola (1840 - 1902) assimile une vision naturaliste à l'histoire naturelle et sociale de la famille des Rougon-Macquart.
L'extrait étudié se situe à la fin du chapitre 3. Grâce à l'influence d'Eugène, Saccard et sa femme sont invités à un bal organisé aux Tuileries. À cette occasion, Denise doit être présentée à l'Empereur.
Texte étudié
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Lu par Pomme - source : litteratureaudio.com
Quand elle fut dans les salons et que son mari l'eut quittée pour le baron Gouraud, elle éprouva un moment d'embarras. Mais les glaces, où elle se voyait adorable, la rassurèrent vite, et elle s'habituait à l'air chaud, au murmure des voix, à cette cohue d'habits noirs et d'épaules blanches, lorsque l'empereur parut. Il traversait lentement le salon, au bras d'un général gros et court, qui soufflait comme s'il avait eu une digestion difficile. Les épaules se rangèrent sur deux haies, tandis que les habits noirs reculèrent d'un pas, instinctivement, d'un air discret. Renée se trouva poussée au bout de la file des épaules, près de la seconde porte, celle que l'empereur gagnait d'un pas pénible et vacillant. Elle le vit ainsi venir à elle, d'une porte à l'autre.
Il était en habit, avec l'écharpe rouge du grand cordon, Renée, reprise par l'émotion, distinguait mal, et cette tache saignante lui semblait éclabousser toute la poitrine du prince. Elle le trouva petit, les jambes trop courtes, les reins flottants ; mais elle était ravie, et elle le voyait beau, avec son visage blême, sa paupière lourde et plombée qui retombait sur son oeil mort. Sous ses moustaches, sa bouche s'ouvrait, mollement, tandis que son nez seul restait osseux dans toute sa face dissoute.
L'empereur et le vieux général continuaient à avancer à petits pas, paraissant se soutenir, alanguis, vaguement souriants. Ils regardaient les dames inclinées, et leurs coups d'oeil, jetés à droite et à gauche, glissaient dans les corsages. Le général se penchait, disait un mot au maître, lui serrait le bras d'un air de joyeux compagnon. Et l'empereur, mou et voilé, plus terne encore que de coutume, approchait toujours de sa marche traînante.
Ils étaient au milieu du salon, lorsque Renée sentit leurs regards se fixer sur elle. Le général la regardait avec des yeux ronds, tandis que l'empereur, levant à demi les paupières, avait des lueurs fauves dans l'hésitation grise de ses yeux brouillés. Renée, décontenancée, baissa la tête, s'inclina, ne vit plus que les rosaces du tapis. Mais elle suivait leur ombre, elle comprit qu'ils s'arrêtaient quelques secondes devant elle. Et elle crut entendre l'empereur, ce rêveur équivoque, qui murmurait, en la regardant, enfoncée dans sa jupe de mousseline striée de velours.
- Voyez donc, général, une fleur à cueillir, un mystérieux œillet panaché blanc et noir.
Et le général répondit, d'une voix plus brutale :
- Sire, cet œillet-là irait diantrement bien à nos boutonnières.
Emile Zola - La Curée - Fin du chapitre III
Annonce des axes
I. Une anecdote
1. L'art de la composition
2. Le point de vue énonciatif
3. La chute
II. Des portraits-charges
1. Les spectateurs
2. Le vieux général
3. L'Empereur
III. La dimension polémique du texte
1. Un régime dénué de légitimité
2. L'empire du vice
Commentaire littéraire
I. Une anecdote
1. L'art de la composition
Cet extrait se caractérise par un art consommé de la composition, faisant de cette anecdote une nouvelle. L'étude des temps verbaux montre une alternance régulière des passages narratifs et des passages descriptifs, et le passage s'achève sur deux répliques en discours direct.
2. Le point de vue énonciatif
L'essentiel de la scène est vu à travers les yeux de Renée. L'emploi de la focalisation interne (qu'atteste l'emploi de nombreux verbes ayant trait à la fonction visuelle) permet à Zola de rendre sensible la progression des sentiments éprouvés par Renée : elle est d'abord embarrassée, puis se rassure, attend, observe, et sent enfin le regard de l'Empereur se porter sur elle ; elle devient décontenancée, baisse les yeux, et son émotion se devine au brouillage de ses sens ("elle crut entendre").
3. La chute
Toute la progression dramatique ménagée par Zola s'achève sur un effet de contraste. Par la composition du passage et l'accent mis sur la lenteur de la scène, la scène produit un phénomène de suspens, que la réplique finale du général vient annuler du fait de la valeur dérisoire de ses paroles.
II. Des portraits-charges
1. Les spectateurs
Ils sont décrits comme des êtres interchangeables et obséquieux, obéissant sans réfléchir à un rituel (ils "reculèrent d'un pas, instinctivement, d'un air discret"). Ils n'accèdent pas, au cours de la scène, au statut d'êtres humains, Zola ne les désignant que par le biais de synecdoques : ils sont "des voix", puis une "cohue" indistincte. Les femmes sont "les épaules blanches" et les hommes "les habits noirs". Bref, ils sont réduits à une partie d'eux-mêmes, signe parmi les signes du rituel.
2. Le vieux général
Il forme avec l'Empereur un couple de comédie (ils paraissaient "se soutenir, alanguis, vaguement souriants"). Il est décrit par des adjectifs péjoratifs ("gros et court", "vieux") et des comparaisons dépréciatives (il souffle "comme s'il avait eu une digestion difficile"). Ses paroles distribuées aux spectateurs souligne son côté superficiel et faussement amical.
3. L'Empereur
Lui aussi est décrit par des termes très péjoratifs concernant son physique ("un pas pénible et vacillant", "petit, les jambes trop courtes, les reins flottants", etc.), révélateur, comme souvent chez Zola, de sa personnalité ("plus terne encore que de coutume").
Il apparaît à mi-chemin du spectre ("visage blême") et du cadavre ambulant (comme le suggère l'emploi du champ lexical de la mort et de la décomposition).
III. La dimension polémique du texte
1. Un régime dénué de légitimité
Zola donne à un détail vestimentaire ("l'écharpe rouge du grand cordon") une valeur symbolique très violente : par métonymie, la couleur rouge devient sang et cette "tache saignante" devient, par
métaphore, le rappel de l'origine violente et illégitime d'un régime fondé sur un coup d'État.
2. L'empire du vice
Par une pointe d'ironie appuyée ("l'Empereur, ce rêveur équivoque"), Zola révèle sa présence et dévoile des aspects cachés du régime : la France est gouvernée par des vieillards séniles s'adonnant au voyeurisme (les regards de l'Empereur et du général "glissaient dans les corsages") et à une forme d'humour (visible dans les répliques finales) qui trahit leur mauvais goût, leur misogynie et leur soif de pouvoir.
Conclusion
Cette anecdote contient, en abyme, tout le roman : Saccard se sert de sa femme, Renée fait preuve d'aveuglement, et le Second Empire apparaît, à travers ses représentants, comme un régime illégitime et corrompu. Le talent du romancier épouse la fougue du pamphlétaire.