Des cannibales (fin du chapitre)

Michel de Montaigne

Les Essais - Livre I, chapitre 30 / 31

Analyse linéaire







Introduction

    Les Essais de Michel de Montaigne (humaniste du XVIème siècle) sont dominés par le souci d'étudier l'homme à travers tous les siècles de l'histoire et nous permettent ici de découvrir l'esprit critique de Montaigne à travers le témoignage clairvoyant sur les premiers effets du colonialisme européen. En effet, à cette époque, le Portugal, l'Espagne et la France découvrent le nouveau monde et ses populations, dont les cannibales de la côte du Brésil. Montaigne va consacrer un chapitre entier à ces gens et raconte une discussion réelle avec eux, puisqu'il a eu l'opportunité d'en rencontrer 3 à Rouen, et de discuter avec eux par l'intermédiaire d'un interprète.
    Ce passage est extrait de la fin du chapitre Des cannibales du livre I des Essais.


Texte étudié


    Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur quiétude et à leur bonheur la connaissance des corruptions de ce côté-ci de l'océan, et que de cette fréquentation naîtra leur ruine (comme je présuppose qu'elle est déjà avancée, bien malheureux qu'ils sont de s'être laissé tromper par le désir de la nouveauté et d'avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), se trouvèrent à Rouen au moment où le feu roi Charles IX y était. Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste, l'aspect extérieur d'une belle ville. Après cela, quelqu'un leur demanda ce qu'ils en pensaient et voulut savoir d'eux ce qu'ils avaient trouvé de plus surprenant : ils répondirent trois choses dont j'ai oublié la troisième — j'en suis bien marri1 —, mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant d'hommes grands, portant la barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), consentissent à obéir à un enfant2 et qu'on ne choisît pas plutôt l'un d'entre eux pour commander ; secondement (ils ont une expression de leur langage qui consiste à appeler les hommes moitié les uns des autres3) qu'ils avaient remarqué qu'il y avait parmi nous des hommes remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes choses et que leurs « moitiés » étaient mendiants à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; et ils trouvaient étrange que ces « moitiés »-ci, nécessiteuses, pussent supporter une telle injustice sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leur maison.

    Je parlai à l'un d'eux fort longtemps ; mais j'avais un interprète qui m'assistait si mal et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes pensées que je ne pus guère tirer de plaisir de cet entretien. Quand je lui demandai quel profit il recueillait de la supériorité qu'il avait parmi les siens (car c'était un chef et nos matelots l'appelaient roi), il me dit que c'était de marcher le premier à la guerre ; [quand je demandai] de combien d'hommes il était suivi, il me montra un certain espace pour m'indiquer qu'il en avait autant qu'il pourrait y en avoir sur un tel espace : ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ; [à la question de savoir] si, avec la guerre, toute son autorité prenait fin, il dit qu'il lui en restait ceci que, lorsqu'il visitait les villages dépendant de lui, on lui taillait des sentiers au travers des fourrés de leurs bois par où il pût passer bien à l'aise.

    Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts de chausses !

Montaigne, Essais, Des Cannibales, I, 30/31 - orthographe modernisée

1 j'en suis bien marri = j'en suis désolé
2 Charles IX accède au trône à 12 ans
3 appeler les hommes moitié les uns des autres : donc ils considèrent tout homme comme la moitié d'un autre, témoignage de leur égalité



Plan du texte pour une analyse linéaire

I. Les mœurs de la France peuvent corrompre les "bons sauvages"
De « Trois d'entre eux… » à « …ce qu'ils avaient trouvé de plus surprenant. »

II. La critique de la monarchie
De « ils répondirent trois choses… » à « …l'un d'entre eux pour commander »

III. La critique d'une société injuste
De « secondement… » à « …mettre le feu à leur maison. »

IV. La simplicité des cannibales, montrée comme un modèle
De « Je parlai à l'un d'eux fort longtemps… » à « …ils ne portent point de hauts de chausses. »



Analyse linéaire

I. Les mœurs de la France peuvent corrompre les "bons sauvages"

De « Trois d'entre eux… » à « …ce qu’ils avaient trouvé de plus surprenant. »

Montaigne relate son entrevue avec trois cannibales rencontrés à Rouen. Ainsi, ces cannibales permettront d'avoir un regard nouveau et neutre sur la société française de l'époque.
La première phrase est longue, complexe. Elle alerte le lecteur et insiste sur le danger qui guette les cannibales.

Dès le début de l'extrait, Montaigne annonce que ces cannibales vont être pervertis par les attraits de la France, mais sans qu'ils s'en rendent compte (« ignorant »).

Montaigne oppose le champ lexical de la sérénité, du bonheur pour les cannibales (« quiétude », « bonheur », « douceur de leur ciel ») au champ lexical du malheur, de la perversion (« corruptions », « ruine », « malheureux », « tromper ») pour la société française.

Montaigne présente les attraits de la société française comme nuisibles, puisque les cannibales sont « malheureux », et surtout il semble dire que cela arrive à l'insu des cannibales puisque ceux-ci se sont « laissé[s] tromper », et que cela arrive à la simple « fréquentation » de la société française, un peu comme une maladie qu'on attraperait au contact d'un malade.

Montaigne expose ici clairement son point de vue : pour lui, le monde dans lequel vivent ces trois hommes est meilleur que la société française (« quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre »).

Montaigne montre également l'aspect artificiel de la société française : « désir » (qui évoque quelque chose que l'on veut alors qu'on n'en a pas vraiment besoin), « faste », « aspect extérieur ».

Le roi et la cour portent un intérêt par curiosité à ces cannibales, considérés comme sauvages à l'époque : « Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières », « quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient et voulut savoir ».

Montaigne fait aussi implicitement la critique de l'arrogance des Français, puisque ceux-ci demandent aux cannibales « ce qu’ils avaient trouvé de plus surprenant » (surprenant voulant dire ici admirable, beau), donc les Français considèrent que les cannibales ont forcément apprécié ce qu'ils ont vu, ce qui n'est pas le cas comme le montrera la suite du texte.
Egalement, Montaigne critique implicitement la superficialité de la société française, puisque pour montrer à ces cannibales à quoi ressemble la France, on ne leur montre que « notre faste, l’aspect extérieur d’une belle ville », donc des éléments de paraître, très superficiels.

Ici, Montaigne montre un aspect assez conservateur de sa perception de la culture : chaque société doit garder ses spécificités et ne pas mélanger ses cultures.


II. La critique de la monarchie

De « ils répondirent trois choses… » à « …l'un d'entre eux pour commander »

Montaigne crée un effet d'attente en indiquant « ils répondirent trois choses » et suscite ainsi la curiosité du lecteur.
Le fait que Montaigne avoue avoir oublié une des trois réponses apporte de la véracité à ses propos : il est vraiment en train de relater des événements réels auxquels il a participé. De plus, le fait qu'il en soit déçu (« bien marri ») montre qu'il a apprécié les réponses des trois cannibales, puisqu'il est désolé d'en avoir oublié une.

La suite montre que les cannibales ne se sont pas laissés impressionner par le cérémonial de l'accueil. Ce sont de fins observateurs qui savent livrer le résultat de leur observation.

L'effet d'attente se poursuit quand Montaigne utilise le superlatif « fort étrange » -> le lecteur a envie de découvrir ce qui est fort étrange.

Montaigne décrit les gardes en les montrant forts, grâce à la structure ternaire et au champ lexical de la virilité « hommes grands, portant la barbe, forts et armés ». Puis il utilise la périphrase « enfant » pour désigner le roi (Charles IX accède au trône à 12 ans).
La juxtaposition des deux crée un effet comique et dévalorise le roi.

Ainsi Montaigne critique vivement la monarchie héréditaire qui peut amener un enfant à gouverner mais puisqu'il relate un dialogue qui n'est pas de lui il se protège de la censure et des sanctions. D'ailleurs Montaigne utilise prudemment le discours indirect pour bien montrer que c'est une retranscription de la pensée des cannibales : « Ils dirent que », mais le lecteur comprend que Montaigne est d'accord avec cette opinion.

Les cannibales ne comprennent pas qu'on ne choisisse pas plutôt un garde au hasard pour remplacer le roi car ceux-ci sont plus forts : « on ne choisît pas plutôt l'un d'entre eux pour commander », ainsi ils dévalorisent le roi et, comme précédemment expliqué, ils renient la monarchie héréditaire puisqu'ils disent que n'importe qui de plus fort pourrait remplacer le roi -> ils proposent finalement de se baser sur les compétences (ici, la force) pour choisir un roi, plutôt que sur l'hérédité. Le verbe « choisir » dans « qu'on ne choisît pas » sous-entend que ces cannibales considèrent qu'on doit choisir son dirigeant plutôt que de se le faire imposer.


III. La critique d'une société injuste

De « secondement… » à « …mettre le feu à leur maison. »

A la critique politique succède une critique sociale.

Par l'expression « ils avaient remarqué », Montaigne montre que ces cannibales ont une bonne capacité d'observation et de déduction, ce qui va à l'encontre de l'image que l'on peut se faire de ces « sauvages » à l'époque.

Ensuite, pour montrer les injustices sociales existant dans la société, Montaigne oppose le champ lexical de l'opulence (« remplis et gorgés », « bonnes choses ») au champ lexical de la misère (« mendiants », « décharnés par la faim et la pauvreté », « nécessiteuses »).
Les cannibales considèrent que les hommes sont égaux (« ils ont une expression de leur langage qui consiste à appeler les hommes moitié les uns des autres »), alors que ce n'est pas du tout le cas de la société française. Le terme « leurs moitiés » est ironique et crée un effet comique puisque les riches ne se considèrent pas comme les égaux des pauvres, mais se considèrent supérieurs.

Ainsi Montaigne, à travers le propos des cannibales, défend l'idée d'une société beaucoup plus égalitaire, qui pourrait amener la paix sociale puisque selon lui une société inégalitaire devrait amener des violences (« ils trouvaient étrange que ces « moitiés »-ci, nécessiteuses, pussent supporter une telle injustice sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leur maison »). La mise en parallèle de la simplicité et du calme du constat (« ils trouvaient étrange ») avec la violence suggérée (« prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leur maison ») amène également un effet comique dû au décalage.

Le mot « moitié » répété plusieurs fois montre que la société est divisée.

Montaigne nous présente donc les cannibales sous un jour très positif. Ils ne sont pas corrompus par le pouvoir et les richesses et ont un sens très poussé de la fraternité. Ils sont observateurs, et savent raisonner. A l'inverse les Français sont arrogants, superficiels, et injustes.


IV. La simplicité des cannibales, montrée comme un modèle

De « Je parlai à l'un d'eux fort longtemps… » à « …ils ne portent point de hauts de chausses. »

« Je parlai à l'un d'eux fort longtemps » -> ces cannibales sont capables d'une conversation soutenue ; encore une fois, Montaigne souligne leur intelligence.
En opposition, le traducteur (a priori français) est présenté très péjorativement : « m'assistait si mal et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes pensées que je ne pus guère tirer de plaisir de cet entretien ».

Montaigne demande au roi des cannibales quel « profit » il obtient grâce au fait qu'il soit roi (« je lui demandai quel profit il recueillait de la supériorité qu'il avait parmi les siens »), la réponse est qu'il « marche le premier à la guerre » -> Ainsi Montaigne montre que ce roi gagne sa légitimité grâce à son courage et sa bravoure, et montre ce roi comme un chef de guerre. Implicitement, c'est encore une critique de la monarchie française car Montaigne demande quel « profit » retire le roi, comme s'il était automatique qu'un roi profite de sa position, et la réponse montre que bien au contraire, pour le roi des cannibales cette position l'oblige à être courageux et à risquer sa vie lors des guerres.
Ce courage lui apporte la légitimité puisque les hommes le suivent (« de combien d'hommes il était suivi […] quatre ou cinq mille hommes ») -> C'est donc par ses actions qu'il gagne sa légitimité, et non par son hérédité.

En temps de paix, l'autorité du roi des cannibales prend fin logiquement puisque son utilité prend fin aussi, et il ne lui reste alors plus qu'un maigre avantage : « on lui taillait des sentiers au travers des fourrés de leurs bois par où il pût passer bien à l'aise ». On voit ici toute l'ironie et l'humour de Montaigne, car ce maigre avantage n'est rien comparé à tous les privilèges du roi de France, et pourtant le roi des cannibales semble s'en contenter sans protester.

La dernière phrase, mise en exergue par un retour à la ligne la détachant du reste du texte, montre toute l'ironie de Montaigne. Il débute par la litote (utilisation d'une expression suggérant beaucoup plus que ce qu'elle dit réellement) « Tout cela ne va pas trop mal » par laquelle Montaigne veut dire que tout va très bien dans cette société des cannibales. « mais quoi, ils ne portent point de hauts de chausses ! » -> donc Montaigne montre que la société des cannibales est meilleure à ses yeux que la société française, mais que ceux-ci seront tout de même toujours considérés comme des sauvages car ils ne répondent pas aux codes d'apparence de notre société, symbolisés ici par le vêtement qu'il est bien vu de porter à l'époque, les « hauts de chausses ».





Conclusion

    Dans la fin de ce chapitre sur les cannibales, Montaigne dénonce l'ethnocentrisme des Français, et par extension des Européens, qui pensent que la société européenne est l'exemple à suivre et voient toutes les autres civilisations comme des sauvages.
    La sympathie que Montaigne éprouve envers les étrangers et ici les cannibales, a su être partagée. Il a souligné les vertus de ces hommes qui débarquent au sein d'une civilisation corrompue, qui la découvrent et qui devancent l'Ingénu (regard d'une personne extérieure au sujet) du XVIIIème siècle.


Podcast de France inter sur Des cannibales, de Montaigne




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Merci à Rémy pour cette analyse sur Des cannibales, extrait des Essais de Montaigne