Plan de la fiche sur
L'incipit de L'éducation sentimentale de Flaubert :
Introduction
Cette première page du roman
L'éducation sentimentale de
Flaubert, publié en 1869, présente l’image romantique d’un bateau en partance. Mais le voyage n’est ici que le retour de Frédéric dans sa ville natale, Nogent-sur-Seine. Portrait d’un jeune homme romantique, cette page est aussi teintée par l’ironie du narrateur.
Lecture du texte
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(clic droit - "enregistrer sous...") Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com
Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.
Flaubert - L'éducation sentimentale - Incipit
Annonce de l'analyse linéaire
Nous effectuerons une analyse linéaire de cet incipit, en dégageant les 3 grands thèmes suivants
L’effervescence du départ (« Le 15 septembre » à « sans discontinuer »)
La description de Frédéric (« Enfin le navire partit » à « il poussa un grand soupir. »)
Le passé du personnage (« M. Frédéric Moreau » à « par la route la plus longue. »)
Analyse linéaire
L’effervescence du départ
(« Le 15 septembre » à « sans discontinuer »)
« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard »
- Point de vue adopté égal à celui d’un roman de Balzac, point de vue omniscient : indications précises de date et de lieu.
- Le temps est doublement précisé : jour et heure.
- Pour les lecteurs des années 1869, l’histoire que rapporte le roman est récente => normes du réalisme
- Paris est évoqué de façon métonymique par le quai Saint-Bernard
=> Cadre spatio-temporel fermement posé
- Symboliquement, « septembre » annonce le déclin de l’été, mais l’heure matinale, comme plus tard la jeunesse du héros (« dix-huit ans ») suggèrent l’éveil à la vie et annoncent un roman d’apprentissage.
- Fumée que crache le bateau ancre le récit dans le monde moderne des bateaux à vapeur => crée aussi un premier brouillage de la vision.
=> Cette phrase initiale plante donc le décor du livre, l’élan vers un ailleurs
« Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours »
- Changement de point de vue, Flaubert décrit maintenant l’effervescence du quai par le regard des voyageurs (réalisme objectif)
- Le narrateur peint l’animation et le désordre du départ par une juxtaposition de propositions, qui met sur le même plan les gens, anonymes, les matelots et les objets
- Le rythme, donné par la ponctuation nombreuse, fait alterner les groupes syllabiques longs et brefs (8/3/3/14)
- Tous les verbes employés ici créent un dynamisme, que renforce l’expression « hors d’haleine » ; de plus, ces mouvements apparaissent divers et contradictoires « on se heurtait », « gênaient »
- Précédés tantôt d’un déterminant indéfini (« des gens », « des barriques »), tantôt d’un défini (« les matelots », « les colis »), individus et objets sont traités de la même façon
- Anonymat marqué par les pronoms indéfinis (« on », « personne ») et absence de communication (« les matelots ne répondaient à personne ») => amplification de l’animation régnante
« Et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer »
- Des impressions auditives viennent s’ajouter aux impressions visuelles
- Ici, les mots « tapage » et « bruissement » désignent des bruits confus et désordonnés, bien que d’intensité différente => contribuent à l’effervescence
- Tintement de la cloche => imminence du départ
- Une série de brouillages est donc créée dans ce tableau par la superposition des sons, mais aussi par la « nuée blanchâtre » de la vapeur => rappelle les tableaux impressionnistes (La gare Saint Lazare de Monet par exemple)
- Ces brouillages constituent autant d’écrans entre le spectateur et la réalité.
La description de Frédéric
(« Enfin le navire partit » à « il poussa un grand soupir. »)
« Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule. »
- Ce troisième paragraphe amorce un second mouvement, avec le départ du bateau .
- Le passé simple « partit » et l’adverbe temporel à valeur conclusive « enfin » contribuent à l’effet de rupture.
- « comme deux larges rubans que l’on déroule » => la description est maintenant faite à partir du bateau ; cette comparaison, qui assimile symboliquement le cours du fleuve au cours de la vie, constitue un exemple de réalisme subjectif.
- La navette fluviale devient un « navire » => poésie du voyage.
« Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. »
- Le récit se focalise à présent sur un personnage particulier.
- L’indéfini « un » introduit progressivement la présentation du personnage.
- Le point de vue ici est encore différent, le jeune homme est perçu par le regard extérieur d’un
narrateur omniscient qui décèle son âge et s ‘attache à son allure général.
- La coiffure et l’« album » => image d’un personnage romantique.
- A l’arrière du bateau, « près du gouvernail », Frédéric est tourné vers ce qui lui échappe, au lieu de regarder vers l’avant, l’avenir.
- « immobile » => mis en valeur car placé en fin de phrase, l’adjectif contraste avec les mouvements repérés au moment du départ.
- Dès maintenant, le personnage est présenté comme un rêveur ; symboliquement, toute son histoire est en germe ici, dans cette volonté d’agir qui n’aboutit pas.
« A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir. »
- « A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms » => la description de son attitude confirme le romantisme du personnage, en même temps que sa passiveté.
- « contemplait » => une tendance du personnage à être spectateur et non acteur.
- Il admire la ville qu’il ne connaît guère, comme l’indiquent les indéfinis « des clochers, des édifices », et la relative « dont il ne savait pas les noms » => indirectement, le lecteur apprend que le personnage n’est pas Parisien.
- « embrassa » => on retrouve la tonalité admirative.
- « puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et Paris disparaissant, il poussa un grand soupir » => le narrateur s’est approché de son personnage et nous livre sa vision des choses, en particulier sa tentative pour s’approprier la ville qu’il quitte ; la vision ultime que Frédéric retire de Paris s’attache à des monuments à la fois chargés d’histoire et d’esthétique.
- La participiale « Paris disparaissant » explique le « grand soupir » un peu enfantin du personnage.
Le passé du personnage
(« M. Frédéric Moreau » à « par la route la plus longue. »)
« M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. »
- Ici, le point de vue change encore, le narrateur redevient omniscient et prend du recul par rapport à son personnage ; il lui donne un état-civil et une situation sociale qui n’ont rien que de banal, comme dans les récits réalistes.
- Le verbe « languir » indique la passiveté du personnage, et révèle son mouvement d’humeur vers Nogent, qui apparaît médiocre comparé à Paris.
- L’expression « faire son droit » confirme l’appartenance du héros à la bourgeoisie ; l’ironie du romancier se note dans l’emploi de l’italique qui marque une distanciation ; Flaubert suggère ainsi que Frédéric est impatient de commencer ses études, puisqu’il s’approprie déjà, par le possessif « son » une discipline qui lui est inconnue.
- Le verbe « s’en retournait » explique enfin la raison pour laquelle le personnage se trouve sur ce bateau, et nous ramène à l’action romanesque.
« Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; »
- Cette phrase nous fait pénétrer davantage dans la vie privée du personnage.
- Comme c’est sa mère qui se charge de penser à son avenir financier, on suppose Frédéric orphelin de père.
- Sa situation matérielle ne semble pas très aisée : sa mère ne lui a donné que « la somme indispensable » ; l’espoir d’héritage est bien rendu par le retardement du mot fatidique ; cet espoir est propre à la mère, à laquelle Frédéric se contente d’obéir.
« Il en était revenu la veille seulement, et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue. »
- Frédéric se désintéresse de sa situation matérielle (le résultat de son entrevue avec l’oncle n’est pas donné), et seul Paris lui importe.
- Le verbe « se dédommageait » suggère que Frédéric éprouve une frustration de ne pas vivre à Paris, désigné ici par une périphrase banale mais valorisante « la capitale » => le héros rappelle les personnages romantiques (Rastignac dans
Le Père Goriot, Rubempré dans
Illusions Perdues, Julien Sorel dans
Le Rouge et le Noir) rêvant de quitter leur province pour Paris.
- Enfin, l’expression « la route la plus longue » achève de peindre Frédéric comme un spectateur (cf. épilogue où il dit à son ami Deslauriers que ses projets ont échoué par « défaut de ligne droite »).
Conclusion
Cet incipit (« il commence » en latin) de
L'éducation sentimentale est une scène d’exposition qui présente le personnage principal du roman, situe le cadre spatio-temporel et annonce l’intrigue. Mais derrière une façade balzacienne, le réalisme est quelque peu nuancé. D’abord, parce que cette description présente une vision brouillée qui rappelle les tableaux impressionnistes. Ensuite, parce que Flaubert joue sur les points de vue, tantôt adoptant le regard de son héros, tantôt s’en éloignant pour le juger. Enfin, le réalisme est ici dérision du romantisme, dont bien des éléments (le départ, la passiveté admirative du personnage) sont présentés avec une certaine ironie.
Proposition de plan pour le commentaire composé
I. Une scène d’exposition
1. Un départ symbolique d’un départ dans la vie
2. Des indications sur l’action
3. Un portrait du personnage principal
II. Un début réaliste
1. La représentation du monde moderne
2. La précision et le réalisme des notations
3. L’opposition entre Paris et la province
III. Une nouvelle perspective esthétique
1. Le brouillage de la scène du départ
2. les variations des points de vue du romancier par rapport à son personnage