Enfance

Nathalie Sarraute - 1983

De "Les mots de chez moi, des mots solides..." à "...rompent le charme et me délivrent." pages 87-88 (Ed. Folio)





Plan de la fiche sur un extrait de Enfance de Nathalie Sarraute :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Pendant tout le texte, Natacha est sous l’emprise de son roman.
La critique de l’oncle ne l’a pas blessée, ceci la libère.
Elle fait elle-même une critique de sa création qui se rapproche de l’univers de son enfance (en effet, sa mère écrivait des romans de cape et d’épée). Les personnages qu’elle crée sont des stéréotypes.
-> critique implicite de ce qu’elle a créé étant enfant.
On a l’impression qu’elle est dans les conventions
                            -> jeune homme pâle et blond
                            -> jeune fille en grande robe
                            -> coursier fougueux…
La critique de l’oncle lui permet d’abandonner les conventions. Si elle avait continué à écrire comme elle écrivait comme étant petite, elle n’aurait sûrement pas été connue mondialement comme elle l’est aujourd’hui.
Dans ce texte il y a beaucoup d’implicites, et peut-être même une critique de Rocambole.

Dans le premier paragraphe, elle personnifie les mots : « étrangers »
C’est une métaphore « filée » qui est reprise : « on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n’ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont… » -> Il y a encore une accumulation de négations.

Dans le deuxième paragraphe, elle est étrangère à l’univers qu’elle a créé. Elle dit qu’elle ne connaît pas les personnages mais elle les fait vivre. Or il y a un paradoxe car elle parle trop bien de ces gens pour en être étrangère. Déjà, étant petite elle a une plume (« il ne pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps… ») Mais dans ce passage elle fait en même temps une critique de son style.


Texte étudié

    Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j'ai disposés, ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule... on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n'ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont...
    Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j'erre dans des lieux que je n'ai jamais habités... je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles blondes, allongé près d'une fenêtre d'où il voit les montagnes du Caucase... Il tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu'il porte à ses lèvres... Il ne pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps... Je n'ai jamais été proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d'une toque de velours rouge d'où flotte un long voile blanc... Elle est enlevée par un djiguite sanglé dans sa tunique noire... une cartouchière bombe chaque côté de sa poitrine...je m'efforce de les rattraper quand ils s'enfuient sur un coursier... « fougueux »... je lance sur lui ce mot... un mot qui me paraît avoir un drôle d'aspect, un peu inquiétant, mais tant pis... ils fuient à travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux... ils murmurent des serments d'amour.., c'est cela qu'il leur faut... elle se serre contre lui... Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu'à sa taille de guêpe...
    Je ne me sens pas très bien auprès d'eux, ils m'intimident.., mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c'est ici qu'ils doivent vivre.., dans un roman... dans mon roman, j'en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux... avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec la princesse enlevée par le djiguite... et encore avec cette vieille sorcière aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur prédit... et d'autres encore qui se présentent...
    Je me tends vers eux... je m'efforce avec mes faibles mots hésitants de m'approcher d'eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier... Mais ils sont rigides et lisses, glacés... on dirait qu'ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant... j'ai beau essayer, il n'y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent... ils sont comme ensorcelés.
    À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m'est impossible d'en sortir...
    Et voilà que ces paroles magiques... « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l'orthographe »... rompent le charme et me délivrent.

Enfance - Nathalie Sarraute - 1983 (extrait)



Annonce des axes

I. La relation de la narratrice enfant à ses personnages
1. La présence des personnages
2. La relation avec la narratrice

II. Le rôle des mots
1. Deux aspects des mêmes mots
2. Des mots aux personnages

III. Les problèmes de la création littéraire
1. Le paradoxe des personnages connus et inaccessibles
2. La magie de la création
3. La critique



Commentaire littéraire

I. La relation de la narratrice enfant à ses personnages

    Cette relation apparaît dans le second paragraphe et Nathalie Sarraute insiste sur l’impression d’étrangeté.

1. La présence des personnages

Les quatre personnages présents dans le passage sont associés à des mots considérés comme inconnus.






Registre pathétique
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o « ce pâle jeune homme »
-> caractérisé par :
- son apparence physique : pâle, boucles blondes
- le lieu : le Caucase
- sa faible espérance de vie (cliché -> « ne pourra pas survivre aux premiers souffles »)

o « princesse géorgienne »
-> caractérisée par ses vêtements
Elle est l’héroïne d’un enlèvement.

o « le cavalier djiguite »
-> caractérisé par ses vêtements et son action

o « la sorcière »
-> appartient au conte, elle est capable de prédire l’avenir.


L’énumération n’est pas close puisque la narratrice évoque « d’autres encore qui se présentent ».
Chaque personnage est décrit, agit et parle. Ils vivent des péripéties romanesques : passions, enlèvement, chevauché, amour et ont des destins contrariés.


2. La relation avec la narratrice

La narratrice qui pourtant les a créés les perçoit comme des étrangers.
Elle s’exprime de manière négative :
« je ne connais pas du tout »
« je n’ai jamais été proche un seul instant »
« je ne me sens pas très bien au près d’eux, ils m’intimident »

Elle fait des efforts pour vaincre cette étrangeté :
« je me tends vers eux »
«  je m’efforce […] de m’approcher d’eux »
Ces efforts échouent : « Mais ils sont rigides et lisses, glacés »
Ses personnages lui échappent.
Nathalie Sarraute analyse la cause de son échec.
Les personnages sont faits de telle sorte qu’on ne peut ni les prendre, ni les utiliser : « mais ils sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant. »
-> existence métallique : « miroitent, scintillent »

Les personnages sont donc à la fois assez proches et familiers pour être décrits et incompréhensibles. D’où vient ce paradoxe ?


II. Le rôle des mots

    Dès le début du passage la narratrice s’interroge sur la fonction des mots et leur existence.

1. Deux aspects des mêmes mots

Natacha a, avec certains mots, une relation de familiarité, de possession : « Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j'ai disposés ».
Ces expressions soulignent une relation de maîtrise.

Mais ces mots sont aussi perçus comme inadaptés, comme incongrus, comme le montre la fin du premier paragraphe.
La narratrice les personnifie : « ils n’ont pas appris », « ils ne savent pas », « ils en savent plus très bien ».
Les négations sont insistantes.

Natacha fait comme si les mots avaient deux existences : une existence habituelle dans son monde quotidien et une existence littéraire qui demanderait un apprentissage. Elle reprend cette idée à la fin du texte : ses mots n’arrivent pas à approcher les personnages extraordinaires.


2. Des mots aux personnages

Le lecteur passe des mots aux personnages d’une manière insensible.
La narratrice établit d’abord une comparaison entre les mots inadaptés et elle-même : « et moi je suis comme eux ».

La narratrice glisse des mots à elle-même puis d’elle-même aux personnages pour lesquels elle éprouve la même ignorance. Elle a du mal à les approcher avec ses seuls mots : « faibles mots hésitants ».

Il existe une frontière entre les mots que l’on utilise couramment dans des situations familières sans qu’ils fassent naître des difficultés et ceux qui appartiennent au domaine littéraire qui servent à faire exister des personnages étranges et fascinants, héros d’histoires romanesques et littéraires.
La frontière entre ces deux univers familier et littéraire est mise en évidence par le sentiment d’étrangeté. Ce sentiment souligne aussi qu’il existe une frontière entre le monde réel et celui de l’imaginaire littéraire. Dans les paragraphes 3 et 4, la narratrice essaie de faire la jonction entre ses personnages de roman et son univers « moi aussi ».
Elle cherche à prendre ses personnages au piège des mots.

Pour Natacha, il existe une réalité littéraire qu’il faut savoir capter à l’aide de termes appropriés qui ne sont pas ceux de tous les jours. Mais les mots ou les personnages résistent à l’auteur.


III. Les problèmes de la création littéraire

    Ce passage offre une réflexion sur la création littéraire.

1. Le paradoxe des personnages connus et inaccessibles

La narratrice affirme n’avoir aucune familiarité avec les personnages, ne pouvoir s’approcher d’eux. Elle les trouve inaccessible. Elle peut cependant les décrire avec certains détails et ils appartiennent à l’univers littéraire et culturel russe de la narratrice. Elle les intègre dans des intrigues de roman.

Elle se heurte à la difficulté de créer des personnages originaux, à sortir des stéréotypes romanesques. Elle semble prisonnière de clichés.

Elle semble aussi soumise à un certain déterminisme de la création littéraire.
« À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m'est impossible d'en sortir... » => illustre une certaine idée du statut de l’écrivain : la nécessité absolue d’écrire.


2. La magie de la création

La narratrice fait naître un univers qui a quelque chose de magique : on y fait naître et mourir des êtres, on y rencontre des figures mystérieuses et exotiques qui retirent du merveilleux. Les personnages sont présentés d’une manière difficile à comprendre mais éblouissante : « rigides, lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant… »

La magie vient aussi du pouvoir des mots capables de faire surgire des êtres idéos qui font naître l’émotion. (cf. « fougueux »).


3. La critique

L’univers créé par Nathalie Sarraute est impersonnel et emprunté (c'est-à-dire gauche, maladroit).
Déjà elle semble avoir un recul critique ; elle semble condamner implicitement son roman. Elle n’a pas créé un univers original et elle a repris les topoï, les motifs des romans d’amour et d’aventure jusqu’à en reprendre les clichés stylistiques comme le montre l’adjectif « fougueux » associé à « coursier ».
Les personnages sont figés dans leur représentation physique, morale et dans leur action.





Conclusion

    L’écriture de Natacha est conformiste comme le montre les expressions : «  c’est cela qu’il leur faut », « c’est ici qu’ils doivent vivre… dans un roman ».
    Elle imite ainsi les contes de son enfance et les romans de sa mère. Mais en même temps, elle a déjà une attitude critique qui la laisse en état d’insatisfaction. C’est pourquoi la remarque de l’ami de sa mère ne constitue pas pour elle un traumatisme.

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Merci à Lucie pour cette analyse sur un extrait de Enfance de Nathalie Sarraute