Introduction
C’est un titre modeste pour un projet ambitieux (« esquisse » n’est pas très positif). C’est une synthèse des idées des Lumières sur l’histoire de l’humanité, considérée du point de vue de ces progrès. Il a été publié en 1795 en édition posthume et écrit dans un contexte bouleversé à cause de la Révolution, cela se reflète dans les idées de Condorcet.
Comment Condorcet voit-il le progrès de l’esprit humain ?
Texte étudié
« Des progrès futurs de l’esprit humain »
Nos espérances sur les destinées futures de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois question : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple : enfin le perfectionnement réel de l’homme.
Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, les Français et les Anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des Indiens de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ?
Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?
Cette différence de lumières, de moyens ou e richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art sociale ? Doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette inégalité de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni misère ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où, enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une portion de la société ?
Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l’intensité et dirigent l’emploi de ces facultés, ou même de celui de l’organisation naturelle ?
En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l’expérience du passé, dans l’observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu’ici, dans l’analyse de la marche de l’esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances.
Si nous jetons un coup d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans l’Europe, les principes de la Constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes de leur esclavage ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l’âme des opprimés.
En parcourant ensuite ces diverses nation, nous verrons dans chacune quels obstacles particuliers elle oppose à cette révolution, ou quelles dispositions la favorisent ; nous distingueront celles où elle doit être doucement amenée par la sagesse peut-être tardive de leurs gouvernements, et celles où, rendue plus violente par leur résistance, elle doit les entraîner eux-mêmes dans des mouvements terribles et rapides.
Peut-on douter que la sagesse ou les divisions insensées des nations européennes, secondant les effets lents, mais infaillibles, des progrès de leurs colonies, n’amènent bientôt l’indépendance du nouveau monde ? Et dès lors, la population européenne pendant les accroissements rapides sur cette immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrées ?
Parcourez l’histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique ou en Asie ; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d’une autre couleur ou d’une autre croyance ; l’insolence de nos usurpations, l’extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d’abord obtenu.
Mais l’instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs et des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou de généreux libérateurs.
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (extrait) - Condorcet
Annonce des axes
I. La conception du progrès
1. Les progrès matériels et scientifiques
2. Les progrès des « Lumières »
3. Les progrès politiques et sociaux
4. Un homme de son temps
II. La rhétorique du texte
1. Organisation du texte
2. L’aspect affectif du texte
3. L’allure du texte
Commentaire littéraire
I. La conception du progrès
1. Les progrès matériels et scientifiques
Dans le quatrième paragraphe, Condorcet parle des découvertes dans les sciences et dans les arts, il a l’espoir de l’amélioration. Par une interrogation et une anaphore de « soit », il s’interroge sur l’amélioration de l’espèce humaine « par de nouvelles découvertes dans les sciences ou dans les arts » par de meilleurs « moyens de bien-être particulier et de prospérité commune », « par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique », « par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques… de celui des instruments ». Ces quatre hypothèses pour l’amélioration de l’espèce humaine (l.27 à 33) sont les seules qui développent les progrès matériels et scientifiques. Dans ce texte, c’est un aspect secondaire du progrès.
2. Les progrès des « Lumières »
Ce sont les progrès de la raison. Dans ce texte, ils apparaissent dans la métaphore de la lumière : « les plus éclairés », « cette différence de lumière », « tous les hommes éclairés », « les intrigues de nos lumières ». Il fait également référence aux « progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie ». Ces lumières s’opposent aux préjugés des peuples barbares.
3. Les progrès politiques et sociaux
La phrase « les principes de la Constitution française » montre un réel progrès puisque la France est le premier pays à avoir une constitution. Condorcet montre que l’inégalité peut disparaître.
Ces progrès politiques et sociaux peuvent s’exercer dans un même peuple ou entre les nations. Par une accumulation d’exemples, Condorcet montre que « les Français et les Anglo-américains » sont « les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés ».
Il y a aussi des adversaires : « des corrupteurs et des tyrans ». Il y a une « distance immense » entre « les Français et les Anglo-américains » et les « peuples de la servitude des Indiens, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages ». Mais ces métropoles et ces colonies peuvent-elles se mettrent au même pied d’égalité ? Condorcet s’interroge là-dessus. Le but de l’évolution politique et sociale est l’émancipation des colonies.
4. Un homme de son temps
Condorcet est un rationaliste, il lutte contre les préjugés. Il s’attaque à la religion, tout comme
Voltaire : le mot « tyran » associé au mot « prêtre » lui donne un sens péjoratif, tout comme « l’extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres ». Il lutte également contre l’esclavage et le racisme (« notre m épris sanguinaire pour les hommes d’une autre couleur ou d’une autre croyance »). Il y a une hiérarchie culturelle et politique entre les civilisations qui explique l’effet de civilisation. C’est donc bien aux métropoles de donner l’émancipation des colonies.
II. La rhétorique du texte
1. Organisation du texte
Le texte commence par une introduction avec trois questions : l’égalité entre nations, l’égalité dans la nation et le perfectionnement de l’homme. Cela se concentre sur un objectif de plus en plus petit, de plus en plus ambitieux.
Puis, il répond au premier aspect, au deuxième et enfin, au troisième et dresse un bilan intermédiaire. Enfin, il termine sur le premier aspect sans revenir au deuxième.
2. L’aspect affectif du texte
C’est une vision
manichéenne (qui montre la lutte du bien contre le mal). L’aspect positif est exprimée par la métaphore des lumières et par un sentiment d’« espérance » (le mot est évoqué deux fois).
On a une connotation de disparitions et d’apparitions d’un aspect de plus en plus imminent : « destruction de l’inégalité », « doit-elle peu à peu s’évanouir », « doivent-elles se rapprocher un jour », « doit-elle s’améliorer », « le perfectionnement réel »… Tous ces termes montrent l’espérance, c’est l’aspect positif.
Puis, on a l’aspect négatif avec l’obscurantisme (péjoratif) : « condamner les habitants » montre la quasi damnation des habitants. On a des termes péjoratifs « cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l’âme des opprimés », « les efforts des tyrans et des prêtres »…
3. L’allure du texte
Condorcet exprime à la fois sa conviction et de la prudence. La conviction est marquée par l’emploi de futurs : « nous deviendrons », « nous trouverons », « nous verrons »… L’emploi à sept reprises du verbe devoir montre à la fois la nécessité, l’obligation et la possibilité. L’expression « sans doute » est employée dans ce texte pour dire « sans aucun doute ».
La prudence est mise en relief par des questions rhétoriques qui supposent une inquiétude. Ce texte est organisé par huit tournures interrogatives et six tournures affirmatives. Le verbe devoir traduit également un certain doute.
Conclusion
Condorcet est convaincu que les progrès de l’esprit humain sont indéfinis. Contrairement aux autres philosophes de son temps, il ne développe pas en détails les progrès scientifiques et matériels mais plus particulièrement les progrès politiques et sociaux, en partie à cause de la révolution.