Plan de la fiche sur
Du démentir de Montaigne (Les Essais) :
Introduction
Ce texte présente une réflexion de soi qui
complète le chapitre 18 du livre II des Essais intitulé « Du
démentir » publié en 1588. Ce chapitre est consacré au
rapport de la vérité et du mensonge et à la valeur des
mots.
Intérêt du passage :
Dans ce texte, Montaigne aborde le débat suivant
: parler de soi, s’analyser sous forme écrite, est-ce là une
perte de temps ? La question est importante car sa réponse entraîne
une conséquence : celle de la poursuite de l’œuvre. En effet, si la démarche
n’en vaut pas la peine, pourquoi continuer. A cette question, Montaigne
répond de manière négative : écrire sur lui- même
n’a pas été une perte de temps, il va le prouver par divers arguments.
Texte étudié
Chapitre 18 : Du démentir
[...]
Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermi et aucunement formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.
Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force.
Les plus délicieux plaisirs, si se digèrent-ils au dedans, fuient à laisser trace de soi, et fuient la vue non seulement du peuple, mais d'un autre.
Combien de fois m'a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses ! et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a étrennés d'une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle. J'écoute à mes rêveries parce que j'ai à les enrôler. Quant de fois, étant marri de quelque action que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m'en suis-je ici dégorgé, non sans dessein de publique instruction ! Et si, ces verges poétiques :
Zon dessus l'oeil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin !
s'impriment encore mieux en papier qu'en la chair vive. Quoi, si je prête un peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis que je guette si je pourrai friponner quelque chose de quoi émailler ou étayer le mien ?
Analyse linéaire
Argument 1
Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ?
Le texte s’ouvre sur une question oratoire qui sous-entend
la réponse non. Même si il n’y a personne pour lire ses Essais, il n’aura
pas perdu son temps. En effet, les adjectifs qualificatifs : « utiles » et « agréables » (à connotation
positives) et précédés de l’intensif « si » laissent à entendre
le plaisir qu’il a pris à cette réflexion sur lui-même
(terme utilisé : « pansements »). De plus,
l’adjectif qualificatif « oisives » nous montre que le temps sur lequel celui
qui écrit s’interroge est un temps d’oisiveté qui s’est
trouvé occupé et donc non gâché.
Argument 2
Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermi et aucunement formé soi-même.
[...]
Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.
Le temps passé à s’analyser et à s’écrire
conduit à une consolidation de soi. Cette idée est exprimée
de manière
imagée. En effet, Montaigne utilise une
image empruntée à la sculpture : celle du « moule » qui
implique un véritable travail de l’age. Ceci fait apparaître
l’idée importante de contrainte et de discipline contenue dans
les verbes « dresser » et « composer ».
Par une forme d’autodiscipline et d’efforts, un être se fortifie
et se forme. Cette idée est rendue par deux termes quasiment homophoniques « fermi » et « formé ».
Enfin, l’idée qu’en se peignant par écrit amène
une consolidation, une construction de soi, est rendue par la mise en parallèle
de l’auteur et de son livre soulignée par la répétition
du verbe « faire » du
chiasme« Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait ». Ainsi, il s’agit
de mettre en évidence la réciprocité de formation. L’auteur
et le sujet se confondent comme le montrent les expressions « livre
consubstantiel à son
auteur » et « membre de ma vie » mais aussi
montré dans
l’opposition : « occupation propre » (ne
s’occupe
que de lui) et « occupation à fin tierce et étrangère » (qui
s’occupe de quelque chose extérieur à lui). Cette opposition est
marquée par non. Elle montre aussi l’originalité des Essais
centrés sur Montaigne.
Argument 3
Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières.
[...]
Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force.
Se représenter pour les autres, ce qui conduit à une
meilleure connaissance de soi. Cette idée est présente à travers
l’image de la peinture aux lignes 5-6. L’expression « couleurs
plus nettes » traduit bien l’évolution dans la connaissance
de soi, la vision est plus précise. On retrouve cette idée aux
lignes 10 à 14, une question oratoire (lignes 10-11), l’observation
qui est présentée comme continuelle et curieuse, insiste sur
le caractère profond de l’observation faite par Montaigne. La
réponse sous-entendue est donc non. L’idée qu’en
se peignant pour autrui, on acquiert une meilleur connaissance de soi est
rendue par la comparaison et l’opposition entre 2 démarches, celle
de ceux qui accomplissent une analyse superficielle d’eux même
et celle ce ceux qui comme Montaigne pratiquent une introspection précise,
longue et profonde. Ceci est mis en valeur par un jeu d’opposition entre
les termes renvoyant à une étude rapide et orale : « par
fantaisie, par langue, quelque heure » et les termes soulignant
la profondeur de la connaissance de soi : « si primement », « se
pénètrent », « étude
ouvrage et métier » renvoyant au travail d’écriture,
à la mise par écrit. « De toute sa foi, de toute sa
force » traduisent
l’investissement de celui qui comme Montaigne passe par une analyse profonde
et écrite. Aux lignes 15-16, selon Montaigne, seule l’écriture
peut rendre compte de ce que nous éprouvons de plus intime, « des
plus délicieux plaisirs », ce qu’il y a de plus fugitif
comme le souligne la répétition du verbe « fuir ».
Argument 4
Combien de fois m'a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses ! et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles.
L’analyse de soi a été pour Montaigne
un remède contre les cogitations ennuyeuses. Il précise aussitôt que cogitations
ennuyeuses est synonyme de frivole (= futiles = sans grand intérêt).
Il s’est concentré sur ce qui est important.
Argument 5
Nature nous a étrennés d'une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous.
Selon Montaigne, l’introspection est naturelle pour
l'homme (l’introspection
est innée) : « nature » et « large
faculté ».
En effet, pour Montaigne, l’homme n’est pas seulement un être
social mais a aussi besoin de se donner à lui-même.
Argument 6
Aux fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle. J'écoute à mes rêveries parce que j'ai à les enrôler.
On a le champ lexical de l’ordre : « ranger » « quelque
ordre et projet » « donner corps a mettre en registre » « enrôle » qui
s’oppose à celui de l’évasion, de la rêverie : « fantaisie
à rêver » « se perdre à extravaguer au vent » « menues
pensées » « rêveries ». L’écriture
de soi lui a permis d’analyser ses rêveries, son imagination (sinon
il ne l’aurait pas pris en compte).
Argument 7
Quant de fois, étant marri de quelque action que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m'en suis-je ici dégorgé, non sans dessein de publique instruction !
L’écriture de soi lui a permis de se libérer,
il utilise le terme dégagé de l’affliction « étant
marri » né des
chagrins et des incivilités observées et subies qu’il ne
pouvait pas parler tout haut puisque la civilité et la raison lui prohibaient
de reprendre à découvert. Montaigne a l’arrière
pensée d’une action morale, d’une démarche de correction
et d’exemplarité (le plus intime d’un homme peut être utile aux autres).
Conclusion
C’est un texte argumentatif qui réfléchit
sur l’utilité de parler de soi et qui offre une justification de l’écriture des Essais.
Podcast de France inter sur Du démentir, de Montaigne