Contre la guerre

La Bruyère





Auteur : La Bruyère, 1645-1696.

Extrait de : Les caractères, « Du Souverain ou de la République » et « Des jugements ».

Thèse soutenue : la guerre est horrible et absurde.


Texte étudié

La guerre a pour elle l'antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecour ! je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable, je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire ! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.

Jean de La Bruyère, Les Caractères, « Du Souverain ou de la République »


Petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds ; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l’éminence, qui est tout ce que l’on pourrait accorder à ces montagnes voisines du ciel et qui voient les nuages se former au-dessous d’elles ; espèce d’animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l’éléphant et la baleine ; approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe ? Et vous autres, qui êtes-vous ? J’entends corner sans cesse à mes oreilles : L’homme est un animal raisonnable. Qui vous a passé cette définition ? sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si vous vous l’êtes accordée à vous-mêmes ? C’est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme il s’oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ; mais écoutez-moi un moment. Vous dites d’un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : « Voilà un bon oiseau » ; et d’un lévrier qui prend un lièvre corps à corps : « C’est un bon lévrier. » Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce : « Voilà un brave homme. » Mais si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : « Voilà de sots animaux » ; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas : « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler » ? Et si les loups en faisaient de même : « Quels hurlements ! quelle boucherie ! » Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce ? ou après l’avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ?

Jean de La Bruyère, Les Caractères, « Des jugements »




Indices de l’énonciation

Marque de la personne :

On : générique, qui renvoi à tout le monde
Je : implication de l’auteur
* Pas de première personne dans le premier paragraphe, La Bruyère énonce une vérité générale.

Indicateurs de lieu :

- « antiquité »
- « dans tous les siècles »
- « de tout temps »
- « toujours »

-> La guerre est vue dans sa pérennité.

Condamnation : « quelque morceau de terre »

Ironie : avec l’antonymie « art militaire »

Champ lexical : de la violence « se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger »





Argumentation

- Comparaison hommes/animaux

- « petits hommes », il les rabaisse.

- Il rabaisse les « grands », les « costauds » pour montrer que la taille ne fait pas la force d’esprit.

- « hautesse » et « éminence » : il les rabaisse face à la nature et aux montagnes.

- Il critique les chefs-d’états qui ont de bien grandes prétentions ainsi que ceux qui croient en leur puissance. Il dénonce la vanité et la crédulité des hommes.

- Il compare les hommes à des objets face à la nature, aux « éléphant » et « baleine », l’homme dans son comportement est inférieur aux animaux.

- Emplois répétés du conditionnel « ne diriez-vous pas [...] ? », « ne ririez-vous pas [...] ? », questions oratoires qui sont en fait des affirmations par lesquelles l’auteur insiste sur l’incapacité de l’homme à juger sa conduite déraisonnable.

- La Bruyère joue sur les deux sens du mot petit, physique et moral , il condamne la petitesse d’esprit de l’homme, son ingénuité, il se bat pour des « maîtres » qui déterminent « leurs droits et leurs prétentions ».

- L’homme est déraisonnable qui met en parallèle un sentiment complètement vain : « la gloire » avec la vie de sa propre espèce.

- L’homme est déraisonnable qui ne peut se satisfaire de ce qu’il a et convoite toujours le « bien de ses voisins ».

- Il reste en dehors parce-que lui-même, l’écrivain réfléchit et refuse d’accepter la guerre.

- La Bruyère espère émouvoir le lecteur, le persuader en le comparant à « ces pauvres bêtes »

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Merci à Aggoune pour cette analyse