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Intolérance de Diderot :
Introduction
Denis Diderot (1713-1784) est un des philosophes des Lumières à l’origine et directeur de l’Encyclopédie. Il a élaboré le drame au théâtre. Il a été condamné par le parlement pour impiété. Il a écrit : Le rêve de d’Alembert, Lettres sur les aveugles et Paradoxe sur le comédien entre autres.
L’Encyclopédie est un ouvrage de 28 volumes dans lequel est rassemblé toutes les idées nouvelles du 18ème siècle. Les hommes les plus compétents dans chaque domaine y ont travaillé dont ses fondateurs : Diderot et d’Alembert mais aussi Holbach, Rousseau ou Voltaire.
L’Encyclopédie se présente comme un dictionnaire des connaissances du XVIIIème siècle. Mais elle a également une portée politique et critique, par certains articles sur la monarchie absolue, la pensée dominante et l’organisation sociale.
Denis Diderot
Texte de l'article Intolérance
Diderot, Encyclopédie
INTOLÉRANCE
[…]
Il est impie d’exposer la religion aux imputations odieuses de tyrannie, de dureté, d’injustice, d’insociabilité, même dans le dessein d’y ramener ceux qui s’en seraient malheureusement écartés.
L’esprit ne peut acquiescer qu’à ce qui lui paraît vrai ; le cœur ne peut aimer que ce qui lui semble bon. La violence fera de l’homme un hypocrite, s’il est faible ; un martyr s’il est courageux. Faible ou courageux, il sentira l’injustice de la persécution et s’en indignera.
L’instruction, la persuasion et la prière, voilà les seuls moyens légitimes d’étendre la religion.
Tout moyen qui excite la haine, l’indignation et le mépris est impie.
Tout moyen qui réveille les passions et qui tient à des vues intéressées, est impie.
Tout moyen qui relâche les liens naturels et éloigne les pères des enfants, les frères des frères, les sœurs des sœurs est impie.
Tout moyen qui tendrait à soulever les hommes, à armer les nations et tremper la terre de sang, est impie.
Il est impie de vouloir imposer des lois à la conscience, règle universelle des actions. Il faut l’éclairer et non la contraindre.
[...]
Si vos opinions vous autorisent à me haïr, pourquoi mes opinions ne m’autoriseront-elles pas à vous haïr aussi ?
Si vous criez "c’est moi qui ai la vérité de mon côté", je crierai aussi haut que vous "c’est moi qui ai la vérité de mon côté" ; mais j’ajouterai : et qu’importe qui se trompe ou de vous ou de moi, pourvu que la paix soit entre nous ? Si je suis aveugle, faut-il que vous frappiez un aveugle au visage ?
Si un intolérant s’expliquait nettement sur ce qu’il est, quel est le coin de la terre qui ne lui fût fermé ? Et quel homme sensé qui osât aborder le pays qu’habite l’intolérant ?
On lit dans Origène, dans Minutius-Félix, dans les pères des trois premiers siècles : La religion se persuade et ne se commande pas. L’homme doit être libre dans le choix de son culte ; le persécuteur fait haïr son Dieu ; le persécuteur calomnie sa religion. Dites-moi si c’est l’ignorance ou l’imposture qui a fait ces maximes ?
[...]
Opérez votre salut. Priez pour le mien, et croyez que tout ce que vous permettez au-delà est d’une injustice abominable aux yeux de Dieu et des hommes.
L'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert
I. Questions d’observation
1. Quelles remarques peut-on faire sur l’organisation des huit premiers paragraphes ?
Le début du texte est construit en huit paragraphes dénués de liens logiques. On observe une double anaphore : l’une est constituée par une formule impersonnelle ("Il est impie"), l’autre par une formule à valeur générale ("Tout moyen qui").
Cela donne au texte un tour litanique et militant, et non pas démonstratif, ce qui surprend dans un dictionnaire.
Ce passage constitue la mise en place de la thèse de Diderot et prépare la mise en cause frontale de l’intolérance (dans la deuxième partie).
2. Étudiez le rôle des pronoms personnels de première et deuxième personne dans l’argumentation.
Relever le passage du mode impersonnel ("Il est impie") à un dialogue direct (entre le locuteur et le destinataire) qui culmine avec un "nous" final.
3. Commentez l’emploi par Diderot de champs lexicaux opposés.
Tous les termes renvoyant à l’intolérance sont chargés de connotations très péjoratives : c’est un univers sanguinaire qui est décrit en face des valeurs qui caractérisent la tolérance, associée à l’esprit et au cœur.
Cette opposition est manichéenne : elle souligne l’extrême conviction du locuteur ainsi que sa foi dans le progrès et sa confiance dans la raison.
4. Quel est le type d’argument développé dans l’avant-dernier paragraphe ? Quel rôle joue-t-il dans la démonstration de Diderot ?
Il s’agit d’un argument d’autorité, introduit par une formule classique ("On lit dans"), et qui se présente sous la forme d’une citation (sans guillemets, mais en caractères italiques). Cette citation est constituée de divers propos de différents auteurs, autorités (théologien, martyr, père de l’église) reconnues en matière de foi et de piété. On soulignera l’habileté de Diderot, athée notoire : il dénonce l’impiété des chrétiens intolérants en ayant recours à des auteurs chrétiens de référence.
Cet argument d’autorité est, d’autre part, suivi d’une question rhétorique qui permet de donner au texte sa conclusion logique : n’étant ni des ignorants ni des imposteurs, ils ont raison de condamner l’intolérance.
II. Questions d’analyse
1. Comment caractériser le ton employé par Diderot dans ce texte ?
Diderot emploie plusieurs tons au sein de son argumentation.
Lorsqu’il dénonce l’intolérance, le ton est grave et solennel.
Lorsqu’il vise à convaincre son destinataire, il a recours au dialogue en style direct avec son interlocuteur, d’où un ton rapide, vif et alerte.
Enfin, le texte s’achève par une adresse au lecteur qui mobilise un ton à la fois pathétique et menaçant ("Opérez votre salut. Priez pour le mien").
2. Que pensez-vous de la manière adoptée par Diderot pour communiquer au lecteur son horreur de l’intolérance ?
On pourra souligner d’abord le paradoxe formel et intellectuel que constitue ce texte au sein d’une forme (le dictionnaire) dont les protocoles rédactionnels et les présupposés énonciatifs (rigueur, objectivité) contrastent avec ceux du texte étudié.
On pourra remarquer ensuite que, avec habileté, Diderot s’attaque moins aux croyances religieuses qu’à leurs transgressions morales et à leur instrumentalisation à des fins politiques. Subtilement, Diderot adopte, à certains endroits stratégiques de son argumentation, une rhétorique éminemment religieuse (au début, avec des formules qui rappellent les procédures inquisitoriales d’excommunication ; à la fin, avec un ton enflammé de prédicateur). Ces traits stylistiques n’impliquent cependant pas l’adhésion de Diderot à quelque idéal religieux que ce soit ; au contraire, cet athée radical (et notoire) se sert du souffle et du style religieux pour promouvoir une valeur profondément laïque : la tolérance.
D’où une double ambiguïté à la lecture : d’une part, la distinction entre l’énonciation (religieuse) et les énoncés (laïques) peut être oblitérée (ou méconnue) par le lecteur. D’autre part, Diderot peut se voir accuser du mal qu’il dénonce : la violence et la radicalité de sa condamnation de l’intolérance peuvent être interprétées comme émanant d’un homme... intolérant.